— Cette terre n’est pas comme les autres, avait murmuré le gentilhomme de Saint-Domingue de cette voix feutrée qu’empruntent ceux qui craignent d’être entendus. La mort s’y cache sous d’innocentes apparences mais ne résout rien. Chez nous, il arrive que les morts soient encore vivants…

Et comme Gilles, intrigué, tentait de lui faire préciser ces étranges paroles, Ferronnet s’était secoué comme quelqu’un qui s’éveille d’un mauvais rêve, avait avalé d’un trait son verre de rhum puis retrouvant un sourire, un peu pâle peut-être, avait avoué :

— Si je me mets à vous raconter tous les contes de bonne femme qui courent les mornes nous en avons pour des jours et des jours. Sachez seulement que les esclaves ont une religion sur laquelle les prêtres catholiques se cassent les dents et perdent le peu de latin qu’ils savent. Il est vrai que leur imagination ne va pas toujours très loin, mais quelques-uns ont pu s’apercevoir à leurs dépens qu’il n’était pas bon de combattre ouvertement les dieux du Vaudou.

— Les dieux du Vaudou ? Qu’est-ce que cela ?

— Je ne saurais vous le dire au juste. Un culte animiste étrange, fortement mélangé de sorcellerie d’ailleurs. N’essayez pas d’en savoir davantage. Tenez-vous-en écarté autant que vous le pourrez et s’il vous arrive d’entendre, dans les lointaines profondeurs de la nuit, battre les tambours de brousse, gardez-vous bien d’aller voir ce qui se passe. Mon père a toujours agi ainsi et s’en est fort bien trouvé. Suivez son exemple…

Mais le Breton profondément chrétien qui sommeillait toujours au fond de Gilles renâclait.

— Un culte païen ! En vérité, comment des chrétiens ont-ils pu le tolérer et continuent-ils à l’admettre ?

— Mais parce qu’ils n’y peuvent rien. D’autant que le Vaudou a les idées larges et ne voit aucun inconvénient à joindre le Christ à ses autres dieux. Voyez-vous, chevalier, je suis aussi croyant que vous pouvez l’être, mais je crois plus sage de ne pas approfondir ce qui ne me regarde pas. Le Vaudou aide les esclaves à supporter leur misère et, pour la santé du corps et de l’esprit, il est préférable de ne pas y toucher, tout simplement. Quant à vous, j’ai seulement voulu vous informer pour vous éviter, étant dans l’ignorance, des erreurs regrettables pour vous-même ou pour les vôtres…

Il était temps, pour le voyageur, d’aller faire ses adieux à ses amis américains et Gilles n’avait pas réussi à en savoir davantage mais, à présent, tandis que le Gerfaut tirait paresseusement ses bordées au large de l’île, les paroles du jeune homme lui revenaient avec les senteurs de vanille et de poivre que le vent de la nuit apportait jusqu’à ses narines comme une sorte de bienvenue, ajoutant au désir ardent qu’il éprouvait d’approcher enfin cette terre magicienne qui ressemblait sans doute à Circé mais qu’il ne craignait pas.

Les heures s’écoulèrent rapides, cernées par la cloche du bord qui piquait les quarts de veille. La nuit s’acheva. Gilles vit la mer passer du noir au gris avec la première et pâle annonce de l’aurore. Alors il regagna sa cabine pour faire toilette. Lui qui se souciait assez peu de son apparence, il voulait être beau pour cette première communion avec sa nouvelle terre. Il entendait la saluer comme il eût salué la reine.

Et ce fut sous son meilleur uniforme d’officier aux gardes du corps de Sa Majesté qu’il reparut au soleil des tropiques. L’habit bleu fumée à revers et col écarlate, généreusement galonné d’argent, les culottes de daim blanc disparaissant dans les hautes bottes vernies éclatèrent triomphalement au milieu de la stupeur admirative de l’équipage.

Sourcils haut levés, les poings aux hanches, le capitaine Malavoine, momentanément privé de voix, le regarda un instant se pavaner sur le pont avant de s’exclamer :

— Sangdieu ! Monsieur le chevalier ! Allez-vous au bal ou bien pensez-vous visiter, dès l’arrivée, le gouverneur de Saint-Domingue ?

— Nullement, capitaine. Mais je pense qu’il est courtois de saluer comme il convient la terre qui va nous accueillir. Cela représente un petit effort par la chaleur qu’il fera tout à l’heure mais vous m’obligeriez en faisant hisser le grand pavois et en l’arborant pour vous-même, ainsi que pour l’équipage. Naturellement, nous saluerons du canon, en franchissant la passe.

Les yeux de Malavoine s’arrondirent encore.

— Vous voulez que je m’habille ?

— Mais oui. Vous, monsieur Ménard… de Saint Symphorien et tout l’équipage. D’ailleurs, voyez plutôt…

Pongo, à son tour, venait de faire son apparition. Voyant son maître faire toilette, il avait jugé bon d’en faire autant et à entendre les acclamations de l’équipage qui le saluèrent, il avait pleinement réussi.

Superbe sous son habit de daim blanc – tunique et pantalon – frangé et brodé de rouge et de noir, son visage de bronze auréolé de la traditionnelle coiffure de plumes d’aigle, il était impressionnant et hiératique comme une idole barbare, tellement même qu’il galvanisa Malavoine. Empoignant son « gueuloir » de bronze, il se rua sur sa dunette, beuglant à pleins poumons :

— Parés à hisser le grand pavois !… et à cavaler ensuite endosser les costumes de fête ! Surveillez ça, monsieur Ménard, et puis allez vous aussi vous habiller !

Jamais ordre ne fut exécuté avec plus de célérité par un équipage qui, connaissant Gilles, devinait sans peine que la fête ne serait pas uniquement extérieure et que les premières heures à terre seraient joyeuses. En un rien de temps, le Gerfaut se couvrit de toutes ses flammes et de tous ses pavillons disposés protocolairement d’un mât à l’autre selon l’ordre rituel. À la pointe du beaupré claquaient les fleurs de lys de France que l’on retrouvait au maître-mât et à la poupe cependant qu’au mât de misaine le pavillon de Tournemine, écartelé d’azur et d’or, dansait gaiement. Et ce fut paré comme une jolie fille un jour de fête que le navire aux ordres d’un capitaine en grande tenue bleu marine et rouge s’approcha de nouveau de la passe et appela le pilote.

Cette fois, il apparut en un rien de temps. Alerté sans doute par le Fort de la pointe de Limonade qui avait dû surveiller les allures du nouveau venu et par l’appel de la veille, il rangea son bateau contre la coque du Gerfaut quelques minutes à peine après que fut retombée la fumée du canon d’appel.

Le pilote était natif de Marseille. C’était un petit homme brun comme une châtaigne, vif comme la poudre, bavard comme une pie… et sale comme un peigne. Une énorme ceinture rouge drapait sa taille et reliait l’une à l’autre une culotte rayée rouge et gris et une chemise autrefois blanche mais dont les manches, roulées au-dessus des coudes, montraient des avant-bras qui avaient l’air sculptés dans un vieil olivier et abondamment poilus. Une barbe de prophète à plusieurs pointes et un tricorne aux galons d’or effilochés complétaient cet étrange accoutrement que le capitaine Malavoine considéra d’un œil sévère.

— Vous êtes vraiment le pilote ? demanda-t-il pensant à part lui que ce bonhomme ressemblait bien plus à un flibustier de la grande époque qu’à un honnête conducteur de navires.

L’autre prit la chose avec bonne humeur.

— Et qui donc vous croyez que je suis, peuchère ? Le fantôme de Barbe-Noire ? Bien sûr que je suis le pilote de cette sacrée bon Dieu de passe pour cette sacrée bon Dieu d’île ! Et le meilleur qu’il y ait jamais eu, pour sûr ! Vingt-cinq ans de métier ! Moi qui vous cause, j’ai rentré au port M. le comte d’Estaing quand il est devenu gouverneur des Îles Sous-le-Vent en 63. Et puis M. le prince de Rohan et puis M. le marquis d’Argout et puis…

— Bon, bon ! Ça va ! Je vous crois. Si vous nous défilez comme ça toutes vos relations depuis vingt-cinq ans, on sera encore là demain matin, bougonna Malavoine. Venez prendre la barre et qu’on n’en parle plus.

Tout en suivant Malavoine à travers le pont briqué à blanc du Gerfaut dont les cuivres étincelaient sous le soleil, le pilote se mit à siffler d’admiration.

— Une sacrée belle baille, votre rafiot, capitaine ! Et drôlement entretenue ! Mais dites donc, j’vous ai encore jamais vu ? Qui vous êtes ? D’où que vous venez ?…

— Si vous permettez, mon brave, je dirai tout ça aux autorités du port, si toutefois vous consentez à nous y mener.

— On y va ! On y va !

Puis, apercevant tout à coup les six pieds de splendeur de Tournemine qui se tenait sur la dunette toujours flanqué des plumes d’aigle de Pongo, il se figea dans une sorte de garde-à-vous.

— Bonne Mère ! fit-il entre haut et bas. Vous pouviez pas dire tout de suite que vous ameniez un grand personnage ? Qui c’est ce seigneur ? Pas un nouveau gouverneur tout de même ? On en change toutes les cinq minutes.

— Non, rassurez-vous. Le chevalier de Tournemine, officier des gardes du corps de Sa Majesté, vient seulement prendre possession d’une plantation d’indigo qu’il vient d’acheter ici. Ce bateau est à lui et je vous conseille d’en prendre bien soin car vous aurez certainement l’occasion de le rentrer encore plus d’une fois.

— N’ayez crainte ! On va vous montrer ce qu’on sait faire.

Après avoir salué Gilles amusé avec autant de considération que s’il eût été le roi et Judith qui venait d’apparaître – robe de mousseline azurée et immense capeline garnie de bouillonnés de même nuance – avec un enthousiasme qui rendait pleine justice à sa beauté, le pilote Boniface s’empara de la barre avec toute l’autorité un brin solennelle d’un grand prêtre qui va officier. Il n’eut aucune peine à démontrer qu’il ne se vantait pas en s’annonçant comme le meilleur pilote de toutes les Antilles grandes ou petites. Avec une grâce infinie, le Gerfaut vint au vent et, poussé par ses trois mille mètres carrés de toile, s’engagea avec une extraordinaire sûreté dans la dangereuse passe tandis que ses canons tonnaient leur premier salut à Saint-Domingue….

La baie du Cap-Français dessinait une courbe profonde où l’interminable blancheur de la plage bordée de palmiers tranchait vigoureusement entre la glace bleu-vert de la mer et le sombre massif montagneux, d’un vert dense, qui la dominait. Au fond de cette baie, au pied de ces montagnes, la ville s’étalait, blanche, rose, jaune, bleue, semblable à un gros joyau sur le velours sombre de l’écrin, à un bouquet de fleurs au milieu du feuillage.

Elle avait, de loin, un charme languide contrastant avec la puissance sauvage des mornes qui, au-dessus d’elle, s’élevaient si haut que leurs sommets se perdaient dans les nuages blancs mais, à mesure que le navire, sous la main habile de Boniface, pénétrait plus profondément dans la rade, évitant récifs et écueils cachés avec la sûreté d’une longue habitude, l’impression de paresseux paradis se dissipait car la rade, elle, grouillait d’activité.

Vaisseaux marchands, cotres, sloops et brigantins parsemaient la baie autour d’un imposant vaisseau de ligne que du premier coup d’œil Tournemine crut bien reconnaître. C’était en effet le Diadème qui avait jadis fait partie de la flotte du chevalier de Ternay transportant le corps expéditionnaire du comte de Rochambeau qui s’en allait à la rescousse des Insurgents américains.

La présence du puissant navire parut de bon augure au maître du Gerfaut. Il y vit comme un clin d’œil du destin, une présence connue en face de l’inconnu et ce fut avec enthousiasme qu’il fit tirer une seconde salve à laquelle répondirent courtoisement le Fort Français et le Fort de Limonade tandis que le bateau poursuivait son chemin, à allure réduite, au milieu d’une infinité d’embarcations, les unes à voile, les autres à rames qui faisaient la navette entre la ville et les bateaux, transportant marchandises et passagers. Quelques-unes qui, sans doute, n’avaient rien à faire se portèrent au-devant du nouveau venu.

Boniface désigna un sloop assez finement gréé qui approchait à vive allure.

— Vous allez avoir de la visite. Le chirurgien-major vient voir si vous ne transportez pas de « bois d’ébène ».

— Aurions-nous, par hasard, l’allure d’un négrier ? protesta Gilles, offusqué. Sentons-nous si mauvais ?

— Faut pas vous offenser pour si peu, monseigneur. Le bonhomme fait seulement son travail, peuchère ! C’est la règle. Et puisque vous n’avez pas de nègres à bord, vous lui direz tout bonnement… Y mettra pas en doute la parole d’un seigneur comme vous. D’autant qu’en général on n’a pas de belles dames sur ces sales rafiots.

— J’en ai un seul et il est gravement blessé. Il a besoin d’être promptement soigné. C’est un vrai médecin votre chirurgien-major ?

Le pilote allongea une lèvre aussi dubitative que ridée.