— J’saurais point vous dire. Faut d’ailleurs pas être grand clerc pour « parfumer » une cargaison qu’on s’apprête à débarquer.
— Parfumer ?
— Ce veut dire passer au vinaigre. Après ça, on descend les nègres à terre et on les enferme dans les baraquements que vous voyez là-bas, à la Faussette, à l’entrée de la rivière Galiffet, pour leur redonner un petit air de neuf avant la vente. Dame ! sont pas souvent très frais après des jours et des jours d’entrepont. Alors z’ont besoin d’un petit coup de cirage et de chiffon. Mais, pour c’qui est du vôtre, vaut mieux le déclarer au major. Sont d’une drôle de susceptibilité là-dessus… des fois qu’on entrerait des nègres en fraude et qu’les autorités toucheraient pas leur p’tit pourcentage.
— Telle est bien mon intention ! fit Gilles froidement.
Le chirurgien-major, long personnage lymphatique dont le teint jaune et les poches plombées des yeux annonçaient une santé délabrée, se montra plein de révérence envers le maître de ce navire, signe indubitable d’une belle fortune, mais tint, ainsi que l’avait annoncé Boniface, à voir Moïse que quatre hommes amenèrent avec d’infinies précautions et installèrent momentanément sur le tillac à l’abri d’une toile tendue.
Vêtu d’une chemise blanche que les femmes lui avaient confectionnée à la hâte afin qu’il ne fût pas confondu avec un esclave, le gigantesque Noir était visiblement très malade. Presque inconscient, il tressautait faiblement par instants sur les matelas de sa couche chaque fois que sa jambe enflée bougeait si peu que ce soit et, même sur cette peau noire, les rouges prodromes de la mort étaient visibles. Même pour un ignorant total ce membre déformé joint au pouls battant la chamade et au front brûlant n’annonçait rien de bon. Le diagnostic du fonctionnaire du service de Santé fut immédiat.
— Ça ne sent pas encore mauvais mais la gangrène n’est sûrement pas loin. Il faut amputer… et encore. La blessure originelle est très haute. Qu’est-ce qui lui a fait ça ?
— Peu importe. Pouvez-vous le soigner ?
La mine scandalisée de l’homme inspira brusquement à Gilles l’envie de le gifler.
— Qui ? Moi ?… Mais, monsieur, je ne soigne pas les esclaves.
— Ce n’est pas un esclave.
— Qu’il soit ce qu’il veut, c’est un Noir… et puis je n’ai jamais procédé à une amputation… tout au moins aussi haut et la dernière remonte à plus de dix ans, ajouta-t-il pour tenter de corriger la mauvaise impression qu’il pouvait lire sans peine sur le visage de Tournemine.
— C’est bien. Dans ce cas, nous allons le conduire à terre. Je sais qu’il y a au moins deux hôpitaux dans cette ville.
— Sans doute, mais je vous conseille d’éviter le déplacement. L’hôpital de la Charité aussi bien que celui de la Providence sont réservés aux militaires, aux marins et aux étrangers de passage… et aussi aux indigents, mais de race blanche. En outre, nous avons atteint la mauvaise saison et les hôpitaux sont pleins de gens atteints de dysenterie, d’angines, de fluxions de poitrine sans compter les rougeoles, les cas de variole et autres saletés. Par extraordinaire, nous n’avons encore enregistré aucun cas de fièvre jaune mais…
— Enfin, coupa Tournemine agacé, ne me dites pas que personne ne soigne les Noirs dans cette île où ils sont plus nombreux que les Blancs ?
— On les soigne quand il y a de la place… et quand ils sont libres. Les esclaves sont, en principe, soignés sur les plantations qui les emploient. Ils ont leurs remèdes de bonne femme, leurs grigris, leurs sorciers. Il y a bien, au Cap, un médecin blanc, le docteur Durand, qui a ouvert pour eux une petite maison de santé pour les esclaves, mais nous avons dû mettre sa maison en quarantaine à cause de trois cas de choléra qui y sont soignés.. Je comprends que cela vous ennuie, monsieur, ajouta-t-il devant la mine sombre de Tournemine, et que vous soyez désireux de remettre cet homme en état. C’est une magnifique « Pièce d’Inde2 » qui, en bonne santé, vaudrait une petite fortune et…
— Je vous ai déjà dit qu’il n’était pas un esclave ! hurla Gilles trop content de l’occasion offerte de se mettre en colère. Donc pas question de vente ou de prix ! Quant à trouver quelqu’un qui me le soigne, soyez certain que je vais m’en occuper moi-même de ce pas. Serviteur, monsieur. Capitaine Malavoine, je veux le canot, des hommes et un brancard. J’emmène Moïse.
Puis, se tournant vers sa femme :
— Lorsque j’aurai trouvé un médecin et qu’il aura donné ses soins à ce malheureux, je le ramènerai à bord pour qu’il examine votre Fanchon. Attendez-moi donc !
— Mais… n’allons-nous pas à terre ? Pourquoi ne pas nous rendre directement à la plantation ? Une fois chez nous…
— La plantation se trouve à une dizaine de lieues, ma chère amie, et Moïse a besoin de soins d’urgence. En outre, avant de faire connaissance avec « Haute-Savane », je dois voir le notaire pour qu’il enregistre ici les actes passés à New York. Mais si vous en avez assez du bateau, peut-être pourrions-nous nous installer quelques jours dans le meilleur hôtel de cette ville. Il doit bien y en avoir…
Le chirurgien-major que Gilles avait complètement oublié après l’avoir malmené toussota pour demander la parole et murmura :
— Si je peux me permettre… il vaudrait bien mieux que madame restât sur ce bateau. Il est certainement beaucoup plus confortable que le meilleur hôtel qui ne vaut pas grand-chose. Autant dire rien, même. Les planteurs de la région ont, en général, une maison de ville, ici. Ou bien ils descendent chez des amis quand ils viennent au Cap pour leurs affaires.
— Comme nous ne connaissons strictement personne, l’affaire est réglée. Merci de votre avis, monsieur. À présent je vais à terre. Capitaine, je vous confie ces dames. Pongo, tu viens avec moi.
Quelques minutes plus tard, à la suite du sloop du service de Santé, le canot du Gerfaut faisait force rames vers la ville et, l’ayant atteinte, ses occupants plongeaient dans un indescriptible chaos de bruits, de couleurs et d’agitation. En effet, les distractions n’étant pas si nombreuses, une bonne partie des habitants du Cap s’était portée à la rencontre des nouveaux arrivants. L’élégance de ce joli navire arrivé sous grand pavois et en saluant du canon, la prestance de ses occupants que plus d’une longue-vue avait détaillés de loin, intriguaient tous ces gens. Ils couraient le long du môle et envahissaient les appontements en un stupéfiant tourbillon de couleurs voyantes qui se détachaient joyeusement sur la blancheur des bâtiments bordant le port et sur la verdure dense qui jaillissait un peu partout dans la ville.
La majorité de cette foule était noire, café au lait ou vaguement olivâtre suivant le degré de mélange du sang. Les Blancs étaient surtout représentés par les soldats en habit blanc à revers bleus et quelques paysans vêtus de toile grossière et coiffés de chapeaux de paille. Les Noirs étaient vêtus de guenilles, lorsqu’il s’agissait d’esclaves, ou de cotonnades aux teintes vives avec des fichus bariolés de bleu, de blanc ou de rouge sur la tête. Les enfants, eux, allaient tout nus, exhibant de petits ventres ronds et des têtes semblables à des toisons d’agneaux noirs.
Sur la terrasse, abritée par une véranda, d’une belle maison, des officiers et des fonctionnaires portant chemises à jabots de dentelles, culottes de soie et habits à pans carrés largement ouvert, buvaient des punchs glacés en contemplant le spectacle et saluaient les dames, vêtues de mousselines et coiffées de grands chapeaux qui passaient en voiture ou bien à pied suivies d’une ou deux servantes en jupons rayés et madras superbement drapés. Comme Gilles, qui ne prêtait guère attention à la curiosité qu’il suscitait, veillait à ce que ses marins emportassent Moïse aussi doucement que possible, un officier en superbe tenue rouge et or précédé de deux soldats qui, sans trop de douceur, ouvraient la foule devant lui, arriva jusqu’au canot et salua courtoisement le nouveau venu.
— M. le comte de La Luzerne, gouverneur des Îles Sous-le-Vent, me charge, monsieur, de vous souhaiter la bienvenue. Je suis le baron de Rendières, son aide de camp…
— Très heureux ! chevalier de Tournemine de La Hunaudaye, fit Gilles en lui rendant son salut.
— Officier, à ce que je vois, aux gardes du corps de Sa Majesté ? Nous sommes très honorés et je suis chargé, par M. le gouverneur, de vous dire qu’il serait heureux de vous recevoir sur l’heure. Vous apportez, sans doute, des lettres de Versailles et M. le gouverneur…
— N’en dites pas plus, baron ! Il est inutile que je vous laisse vous fourvoyer davantage. Je n’ai aucune lettre de Versailles pour qui que ce soit. L’un des planteurs de cette île, M. Jacques de Ferronnet, m’a vendu sa terre de « Haute-Savane » et je viens tout simplement, en compagnie de mon épouse, Mme de Tournemine, et de quelques serviteurs en prendre possession. Si j’ai, pour aborder Saint-Domingue, revêtu cet uniforme et fait hisser le grand pavois sur mon bateau, c’est pour l’unique raison que je désirais saluer comme il convient le pays qui devient le mien. Rien de plus ! Veuillez donc remercier M. le gouverneur de sa sollicitude et lui dire que j’aurai l’honneur, s’il le veut bien, d’aller lui présenter mes devoirs dès que j’en aurai terminé avec une affaire urgente.
— Mais… que ne venez-vous dès à présent ? Je crois avoir dit que M. le gouverneur vous attendait ?
— Alors, veuillez lui transmettre mes regrets mais j’ai là un blessé, en fort mauvais état, et qui a besoin de soins urgents.
L’air étonné de l’aide de camp fit place à un air franchement scandalisé.
— Voulez-vous dire que vous prétendez faire attendre le gouverneur… à cause d’un nègre ?
— Mes paroles auraient-elles prêté à confusion ? Je croyais pourtant avoir été fort clair. Cet homme va mourir si on ne le soigne pas rapidement et, si vous le permettez, j’estime qu’en face de la mort la couleur de la peau ne signifie plus grand-chose. En revanche, si vous voulez bien m’indiquer le chemin de l’hôpital de la Charité…
Le baron haussa des épaules dédaigneuses.
— Les hôpitaux sont pleins, en cette saison, chevalier, et je crains que vous n’ayez du mal à y trouver de la place, surtout pour un Noir…
— Alors, indiquez-moi l’adresse d’un médecin compétent. Il faut vraisemblablement amputer cet homme et je ne peux tout de même pas le faire moi-même et sur une place publique. Quant à l’emmener jusqu’à ma plantation, c’est impossible. J’ignore d’ailleurs s’il s’y trouve un médecin.
Pris tout entier par sa discussion avec l’envoyé du gouverneur, Gilles n’avait pas prêté attention à un homme assez singulier qui s’était approché du brancard que les marins venaient d’ôter du canot et de déposer à terre en attendant que l’on prît une décision.
À première vue c’était, sous un vieux chapeau de paille effrangé dont le fond troué dressait quelques brins vers le ciel, un étonnant assemblage de barbe et de cheveux dont on ne savait pas très bien si la couleur dominante était le blond ou le gris. Une chemise de matelot rayée et passablement sale s’étalait sous la barbe et, plus bas encore, un pantalon de coutil trop court et troué à deux ou trois endroits laissait voir des mollets nerveux terminés par de grands pieds nus couverts de poussière. Le tout dégageait une puissante odeur de rhum.
D’une main négligente, l’homme avait soulevé la toile qui couvrait Moïse après avoir, d’un grognement féroce, incité au respect le matelot qui prétendait l’en empêcher. On put le voir se pencher sur le malade aux prises avec tous les démons de la fièvre et faire courir sur le membre atteint de longs doigts minces d’une étonnante légèreté. Puis il se redressa.
— Si vous amputez cet homme, monsieur, vous en ferez, pour la vie, un malheureux infirme…
La voix teintée d’un solide accent irlandais était éraillée mais pas vulgaire.
Lâchant Rendières occupé à lui expliquer qu’il aurait toutes les peines du monde à trouver un médecin qui consentît à prendre le blessé en charge, Gilles se tourna vers lui, considérant avec une surprise mêlée d’agacement cet interlocuteur dépenaillé qu’on pouvait, à ses effluves, reconnaître pour un ivrogne patenté sans risque de se tromper.
— Et si on ne l’ampute pas, il meurt. C’est l’avis du chirurgien-major qui vient de venir visiter mon bateau. C’est aussi celui du capitaine dudit bateau…
— Ce n’est pas le mien, dit l’homme tranquillement.
Sous l’ombre du chapeau et d’un buisson de sourcils, Tournemine rencontra le regard de deux yeux verts semblables à de jeunes pousses au printemps. En dépit de l’aspect peu engageant du personnage, ce regard lui fit éprouver une agréable impression de fraîcheur venant après la splendeur légèrement compassée de l’aide de camp.
"Haute-Savane" отзывы
Отзывы читателей о книге "Haute-Savane". Читайте комментарии и мнения людей о произведении.
Понравилась книга? Поделитесь впечатлениями - оставьте Ваш отзыв и расскажите о книге "Haute-Savane" друзьям в соцсетях.