— N’y a-t-il vraiment que le rhum qui, pour vous, présente quelque intérêt sur cette terre ?

— Pourquoi pas ? Il apporte la chaleur, l’oubli, une douce euphorie…

— Et d’affreux maux de tête quand on en abuse. Vous êtes un homme de valeur. Pourquoi vous détruire ainsi à plaisir ? Car vous n’ignorez pas, n’est-ce pas, que vous êtes en train de vous détruire ?

Il vit la colère flamber dans les yeux verts du médecin et crut, un instant, qu’il allait se jeter sur lui. Bien qu’il fût un peu moins grand que lui, Finnegan, s’il eût été moins maigre, eût sans doute été d’une force redoutable et, instinctivement, il banda ses muscles, attendant le choc. Mais l’Irlandais se calma aussi vite qu’il s’était emporté.

— Qu’est-ce que ça peut bien vous foutre ? dit-il avec insolence. J’ai soigné votre nègre, j’ai examiné votre bonne femme, alors bonsoir ! Donnez-moi, au choix, un tonnelet de rhum ou deux ou trois pièces d’argent et nous serons quittes.

— Pourquoi ne pas venir avec nous à « Haute-Savane » ? Il n’y a certainement pas de médecin là-haut et je suis prêt à payer très cher vos services.

Pour la première fois depuis qu’il l’avait rencontré, Gilles entendit rire Finnegan et vit briller, dans la broussaille de sa barbe, ses solides dents blanches.

— Qu’y a-t-il de si drôle dans ma proposition ?

— Que moi j’aille vivre là-haut, sur le même méridien que Simon Legros ? Non, mon cher monsieur. Je tiens trop à ma peau, si mal entretenue qu’elle soit.

— Qu’aurait-elle à craindre de lui ?

Finnegan ne répondit pas tout de suite. Pendant un moment qui parut à Gilles une éternité, il considéra son interlocuteur, le jaugeant visiblement à son poids exact de muscles, d’énergie et d’intelligence.

— Vous ne le connaissez pas, n’est-ce pas ? Vous ne l’avez jamais vu ?

— Comment l’aurais-je pu ? Il y a deux mois seulement, j’ignorais encore que j’allais acheter « Haute-Savane » et planter ma tente à Saint-Domingue. Je comptais acheter en Louisiane.

— Vous auriez sans doute mieux fait. Si encore vous étiez seul. Mais il y a des femmes blanches avec vous et la vôtre est singulièrement belle.

— Que voulez-vous dire à la fin ? Expliquez-vous. Ce n’est tout de même pas le diable, votre Simon Legros ?

— Pas le diable en personne, non… mais une assez bonne imitation. Je me bornerai à vous dire ceci, monsieur de Tournemine : Simon sème la terreur là-haut. Il martyrise les Noirs qu’il utilise jusqu’à épuisement total. Personne ne renouvelle son cheptel aussi souvent que lui. Mais, qui plus est, il ne tolère aucun Blanc dans ce qu’il prend petit à petit l’habitude de considérer comme son empire. Le jeune Jacques de Ferronnet ne s’y est pas trompé qui a préféré prendre la poudre d’escampette après la mort… peut-être un tout petit peu trop rapide et rapprochée, de son père et de sa mère. Si j’étais vous, je mettrais rapidement « Haute-Savane » en vente et je reprendrais à la fois la mer et mes projets en Louisiane.

— Seulement, vous n’êtes pas moi, fit Gilles avec une douceur qui n’excluait pas une inébranlable fermeté. J’ai combattu avec La Fayette, Washington et Rochambeau, docteur. J’ai combattu, en Espagne et en France, des ennemis au moins aussi redoutables que ce Legros parce qu’ils étaient beaucoup plus haut placés et beaucoup plus cachés et, même dans mon enfance, je n’ai jamais eu peur de Croquemitaine. Mais je m’étonne que les autorités de cette île n’aient pas mis bon ordre à un tel état de choses. Après tout, Legros n’est que l’intendant d’une plantation. On pouvait le châtier, il me semble ?…

— On pouvait, en effet, mais on ne l’a pas fait. Dans cette île, monsieur, où les propriétaires de plantations vivent souvent une partie ou même la totalité de l’année en France, les intendants sont une puissance avec laquelle il faut compter. Notre homme… ou plutôt le vôtre n’est pas si mal en Cour, que ce soit auprès du gouverneur ou même de l’intendant général, M. de Barbé de Marbois. Il a l’art des présents judicieux et, si vous entrez en lutte contre lui, vous pourriez vous en apercevoir. Entre un nouveau venu, un inconnu… qui commence d’ailleurs par refuser de se rendre au palais parce qu’il entend soigner un nègre, et un homme déférent, respectueux de la hiérarchie et capable de rendre certains services, je crains que l’on n’hésite pas beaucoup. Quant à moi, je n’hésite pas du tout : merci de vouloir vous charger de ma rédemption en m’offrant un poste honorable, mais j’aime mieux marcher pieds nus que pourrir à un croc de boucher dans le hangar aux pénitences de Simon Legros. Puis-je à présent espérer que vous me ferez ramener à terre ?

Sans répondre, Gilles fouilla dans sa poche, en tira sa bourse bien remplie et, sans même en examiner le contenu, la mit dans la main du médecin qui la fixa incontinent à la ficelle où s’attachait son pantalon.

— Comme vous voudrez, docteur, dit-il enfin. Vous pouvez repartir, le canot vous attend. Je vous remercie encore de vos soins. Reviendrez-vous voir vos malades ?

— Pour la femme, c’est inutile. Pour le Noir, je reviendrai demain matin. Peut-être aurez-vous réfléchi et changé d’avis…

— Je ne crois pas. Je vous dis donc au revoir car demain vous ne me reverrez pas. Je compte monter, dès l’aube, à « Haute-Savane »…

Sans rien ajouter, Liam Finnegan s’inclina et, suivi de son hôte, remonta sur le pont. Il se dirigeait vers la coupée au bas de laquelle l’attendait le canot quand il croisa soudain Anna Gauthier et sa fille qui, après avoir contemplé un moment le mouvement si coloré du port, revenaient vers l’arrière du navire où le repas du milieu du jour n’allait pas tarder à être sonné.

Elles causaient entre elles et ne prêtèrent aucune attention à cet homme qui pouvait être aussi bien un ouvrier du port qu’un vagabond et, sans le regarder, passèrent auprès de lui à le toucher et s’éloignèrent.

Gilles vit alors Finnegan se figer sur place puis lentement, lentement, se détourner pour suivre des yeux les deux femmes. Et ce fut seulement quand elles eurent disparu que, semblable à un homme qui sort d’un songe, il reprit son chemin mais d’un pas beaucoup plus lent, presque hésitant.

Il venait de commencer à descendre l’échelle de corde pendant au flanc du navire quand, brusquement, il releva la tête, chercha Tournemine qui, planté près du grand mât, mains aux dos et jambes écartées, l’observait.

— Si vous aviez encore besoin de moi, cria-t-il, cherchez l’échoppe de M. Tsing-Tcha3, l’apothicaire chinois du marché aux herbes. C’est là que j’habite.

— Même si ce besoin se situe à « Haute-Savane » ? persifla Gilles.

— Même. Quand un fou rencontre encore plus fou que lui, il se doit à lui-même de lui venir en aide. Je vous souhaite bonne chance, monsieur le chevalier…

— Bonne chance à vous aussi, docteur Finnegan.

Le soleil au zénith brûlait la mer et la terre. Les bruits du port peu à peu s’engourdirent, laissant la parole au clapotis léger des vagues contre les coques des navires à l’ancre.



1. L’ancienne partie française de l’île a, d’ailleurs, avec l’indépendance, retrouvé l’ancien nom puisque c’est de nos jours Haïti, la partie espagnole étant la République dominicaine.

2. On appelait ainsi les esclaves les mieux bâtis.

3. « Thé Vert ».

CHAPITRE VIII

LE PREMIER JOUR

Il était écrit quelque part qu’en dépit de sa hâte à faire connaissance avec son nouveau domaine, Gilles de Tournemine serait obligé de retarder son départ. En effet, lorsqu’il se présenta, au début de l’après-midi, devant la belle maison ocre aux balcons à l’espagnole qui abritait, rue Dauphine, l’étude et la vie familiale de maître Maublanc, notaire de la famille Ferronnet, afin de régulariser avec lui les actes passés à New York chez maître Hawkins, il ne put obtenir d’être reçu par le tabellion. Un grand nègre à la mine importante, vêtu d’une livrée de soie bleue et portant perruque, lui apprit que « missié notai’e » était au fond de son lit avec la fièvre, une grosse angine, et l’interdiction absolue de bouger comme de recevoir.

Néanmoins, averti de la présence de ce visiteur de marque et surtout du but de sa visite, il fit ouvrir devant lui un petit salon jaune dans lequel un superbe ara bleu semblait résider à demeure au milieu d’une abondance de fleurs et lui dépêcha sa femme. C’est ainsi que Gilles put voir de près, pour la première fois, une de ces fameuses créoles qui, en Europe, alimentaient assez fréquemment les conversations masculines.

Celle-là n’était plus de la toute première jeunesse mais l’âge mûr, atteint dans une vie essentiellement paresseuse et abritée d’un soleil trop ardent, l’avait dotée de formes moelleuses et d’une peau encore fraîche, d’une délicate couleur ivoirine que le généreux décolleté de son « déshabillé1 » en mousseline des Indes révélait avec abondance. Des branches de jasmin piquées dans des cheveux couleur d’acajou coiffés « en négligé » lui donnaient, en outre, beaucoup plus l’air, selon l’éthique personnelle de Gilles, d’une dame de petite vertu que d’une épouse de notaire telle que le modèle s’en perpétuait en France. Mais les nombreux bijoux d’or, chaînes, bracelets, bagues et colliers qui tintinnabulaient sur elle faisaient grand honneur à la fortune de son mari.

— Ah ! monsieur le chevalier, quel dommage, en vérité ! Quel affreux manque de chance que mon époux ait pris cette malencontreuse maladie. Nous vous attendions avec tant d’impatience depuis que M. de Ferronnet a écrit pour nous annoncer la vente de ses terres ! Il l’a fait en termes si flatteurs pour vous que nous brûlions de vous accueillir. Il est si agréable d’avoir de nouveaux « habitants » de qualité ! Les propriétaires de plantation n’ont que trop tendance à demeurer en France et à nous abandonner à nos maigres ressources…

— Je suis là pour rester, madame, et, puisque j’ai l’honneur de vous saluer présentement, je regrette moins de ne pas rencontrer maître Maublanc.

— D’autant que vous n’attendrez pas très longtemps. Mon mari m’a chargée de vous dire qu’il s’efforcera de vous recevoir : après-demain en fin d’après-midi, quel que soit l’état de sa santé. Vous devez avoir hâte, naturellement, de vous rendre chez vous… ?

— Naturellement. Je pense d’ailleurs m’y rendre dès demain pour un premier contact, laissant ma femme et la plupart de mes gens sur mon bateau.

— Dès demain ? Quelle hâte ! Pourquoi ne pas demeurer ici quelque temps ? Nous serions heureux de vous recevoir pour faire plus ample connaissance. Cette maison est si grande ! Ce n’est pas la place qui manque et…

— Madame, madame ! Je vous sais un gré infini d’une si gracieuse invitation qui ne pourrait que vous déranger… inutilement d’ailleurs car, si nous souhaitions demeurer quelques jours ici, notre bateau est suffisamment confortable. Quant à moi, comme vous le disiez si justement, j’ai grand-hâte de connaître « Haute-Savane » et c’est pourquoi demain…

La dame battit des paupières et agita ses petites mains grassouillettes dont les bracelets tintèrent comme un carillon miniature.

— Oh ! que cela m’ennuie de vous contrarier ainsi, dès notre première rencontre, soupira-t-elle de sa voix légèrement zézayante. Mon époux pense qu’il est préférable que vous attendiez d’avoir en main vos actes parfaitement signés et contresignés. Voyez-vous… le gérant de votre plantation, un homme extraordinairement dévoué à ses maîtres, ne peut qu’éprouver un grand chagrin de s’en séparer. C’est… un homme difficile.

— Je sais. Ce n’est pas la première fois que j’entends parler du sieur Simon Legros. M. de Ferronnet m’a prévenu…

— Peut-être un peu trop alors ? M. Legros est dur, brutal même, mais c’est un grand honnête homme et d’un dévouement !… L’arrivée d’un nouveau maître ne l’enchante pas, bien sûr, et tel que nous le connaissons il ne laissera personne franchir le seuil de l’« habitation Ferronnet » sans être bien certain qu’il en est le légitime propriétaire. Il faut donc sinon la présence de maître Maublanc lui-même, au moins des papiers bien en règle. Ne vous offensez pas. Plus tard vous découvrirez combien un serviteur aussi fidèle est chose précieuse…

— Nous verrons cela à l’usage, madame. Eh bien, ajouta-t-il, s’efforçant de dissimuler sa déconvenue sous un sourire courtois, j’attendrai donc le rendez-vous de maître Maublanc à qui vous voudrez bien transmettre mes vœux de prompt rétablissement…

Eulalie Maublanc battit des mains comme une petite fille à qui l’on vient de promettre une robe neuve.

— Que c’est bien d’être si raisonnable ! Que je suis heureuse ! Nous allons nous voir, j’espère. Mais que je suis donc sotte et malapprise. Je vous tiens debout ici, par cette chaleur, sans vous offrir le moindre rafraîchissement ! Fifi-Belle, Fifi-Belle ! Apporte des rafraîchissements tout de suite, paresseuse ! Asseyez-vous donc, chevalier ! Prendrez-vous une orangeade, une raisinade, un punch ?… Je ne vous propose pas de tafia, ce serait indigne de vous.