Une petite négresse, coquettement vêtue d’un jupon de soie rouge sous une candale2 blanche brodée de petites fleurs, un « mouchoir-tête » drapé autour de sa tête ronde et de grands anneaux de cuivre aux oreilles, venait d’entrer portant un plateau chargé de verres qu’elle vint offrir à Tournemine cependant que Mme Maublanc ondulait jusqu’à un sofa où elle s’étendit à moitié, repoussant la mousseline de sa robe pour faire, à son visiteur, place à son côté.
— Venez vous asseoir là et causons un instant. Ce sera une charité envers une pauvre jeune femme très seule. Je m’ennuie tant !… Vous, vous arrivez de France, vous ne pouvez pas savoir. Ici, c’est le bout du monde… et vous, vous venez de France. De Paris et peut-être même de Versailles ? On dit que vous êtes officier aux gardes du corps ?
Pensant que les « on-dit » semblaient aller à bonne allure, Gilles, ne sachant trop comment se débarrasser de cette femme envahissante, prit au hasard un verre qui se révéla être une boisson douceâtre qu’il eût jugée infecte si elle n’eût été convenablement glacée et posa une fesse sur le bout du sofa ne tenant nullement, vu le peu de place qu’on lui laissait, approcher de trop près cette femme dont le lourd parfum de jasmin commençait à l’entêter. D’où il était, sa haute taille lui faisait déjà dominer suffisamment le large décolleté dont le contenu lui paraissait tout à coup singulièrement houleux. Mais il ne put éviter une main trop douce et légèrement moite qui se posa sur la sienne.
— Allons, méchant, ne vous faites pas prier ! Parlez-moi de Versailles. Vous connaissez la reine ?
— J’ai déjà eu l’honneur d’approcher Sa Majesté, mais cet honneur remonte à plusieurs mois et je ne saurais vous donner de nouvelles fraîches de Versailles. Avant de m’embarquer, j’ai séjourné assez longtemps en Bretagne, ma contrée natale, et je viens actuellement de New York.
— Eh bien ! parlez-moi de la reine. Est-elle aussi belle qu’on le dit ? Et qui est son amant, en ce moment ?
Il bénit hypocritement la phrase grossière et maladroite qui lui permettait de monter quelque peu sur ses grands chevaux… et de se relever dignement. En effet, faute de pouvoir l’attirer à elle, la dame avait entrepris de faire elle-même le chemin et se rapprochait dangereusement.
— Madame, dit-il gravement, j’ai peine à croire qu’une personne de votre qualité puisse prêter sa délicate oreille à de tels ragots. J’ai, personnellement, beaucoup de dévotion pour Sa Majesté et je n’ai jamais entendu dire qu’elle eût un amant. Elle forme, avec Sa Majesté le roi, un couple des plus unis. Je vous prie de me permettre de prendre congé… à regret comme bien vous l’imaginez, mais je dois me rendre à présent à l’intendance.
Le soupir qui s’échappa de la poitrine d’Eulalie aurait suffi à gonfler une montgolfière.
— Oh ! déjà ? Nous nous sommes à peine vus. Mais vous reviendrez, n’est-ce pas ?
— Certainement, madame. Après-demain…
Il eut droit à un nouveau soupir, plus gros encore que le premier si possible. Alors, se demandant si la dame n’allait pas lui sauter au cou, il se hâta de baiser la main grassouillette qui lui parut encore plus moite et battit en retraite vers la porte que lui ouvrit la négrillonne. Un instant plus tard, il foulait de nouveau le pavé poussiéreux des larges rues tirées au cordeau du Cap-Français avec l’impression réconfortante d’avoir échappé à un piège.
La chaleur était accablante, mais il eut tout de même l’impression de respirer mieux que dans la fraîche demeure du notaire. Cette mauvaise impression tenait sans doute à l’accueil, un rien trop affectueux, d’Eulalie Maublanc et peut-être au ton louangeur qu’elle employait pour parler de Simon Legros. Le notaire, lui, était sans doute un très brave homme que Gilles était tenté de plaindre d’être lié à ce genre de femme.
S’il n’eût écouté que son tempérament combatif, il eût exigé ses papiers tout de suite (après tout n’importe quel clerc devait pouvoir les lui donner) ou bien il eût laissé entendre qu’il s’en passerait bien pour aller prendre possession de son domaine, mais il s’efforça à quelque patience. Étant nouveau venu, il lui paraissait normal de faire quelques concessions aux manies et coutumes locales et de commencer à s’habituer dès à présent au rythme de vie, forcément ralenti, d’une ville tropicale. Ici, vraisemblablement, le temps ne comptait pas et une attente de deux jours de plus ou de moins ne devait avoir aucune espèce d’importance…
Ayant, de ce fait, du temps devant lui, il s’accorda le loisir d’une promenade à pied à travers cette ville dont il importait qu’elle lui devînt rapidement familière. Pour sa visite au notaire il avait, naturellement, changé de vêtements, troquant son fastueux mais pesant uniforme contre l’une de ces tenues de planteur qu’il avait fait faire à New York dans un coutil blanc à la fois léger et solide : habit à pans carrés et à boutons d’or largement ouvert sur une chemise de fine batiste et une cravate simplement nouée, la culotte assortie disparaissant dans des bottes souples. Un chapeau de paille fine cavalièrement retroussé sur le côté et une canne à pommeau d’or complétaient cette tenue aussi élégante qu’agréable. Mais si Tournemine, en se mettant à la mode du pays, pensait passer inaperçu il se trompait. En dépit de ses trente-sept rues tracées d’est en ouest et des dix-neuf qui les croisaient, en dépit d’un arrière-pays truffé de plantations diverses, le Cap était en fait une assez petite ville où chacun se connaissait et de nombreuses paires d’yeux suivirent la promenade de cet étranger de si haute mine – aussi bien au propre qu’au figuré.
Insoucieux de tous ces regards, il trouva plaisir à plonger dans la foule bruyante et violemment colorée qui, sous les branches ardentes des flamboyants ou les grappes bleues des jacarandas, semblait mener une kermesse permanente. Les Noirs étaient la majorité, mais tous n’étaient pas, tant s’en faut, en guenilles. Les esclaves « de maison » presque tous nés dans l’île et ayant reçu une certaine éducation étalaient des cotonnades claires, fleuries ou rayées, blanches, bleues, rouges et jaunes principalement, de hauts bonnets de mousseline, de gaze ou de foulard pour les femmes. Les affranchis, noirs ou mulâtres, ne se distinguaient des Blancs que par la couleur de la peau et un goût plus prononcé pour les teintes vives. Certains affichaient même un luxe extrême dans le choix des tissus de leurs vêtements et dans leurs bijoux. Auprès de ces hommes et de ces femmes dont le mélange des sangs avait souvent affiné les traits jusqu’à produire d’extraordinaires beautés, les nègres fraîchement débarqués, les « bozales », offraient un contraste frappant, celui de la sauvagerie et de la misère côtoyant l’aisance et la civilisation.
L’exotique beauté des femmes rencontrées attira souvent le regard de Tournemine. Il croisa des Noires qui ressemblaient à des idoles dédaigneuses sculptées dans l’ébène la plus lisse, des mulâtresses dorées comme des fruits mûrs qui promenaient avec elle une sensualité à fleur de peau. Il salua des femmes blanches qu’à leur élégance, peut-être un peu en retard sur les modes de Versailles mais compensée par le gracieux laisser-aller antillais, il reconnut pour des dames de la société. Coiffées de grands chapeaux penchés sur de hauts bonnets de dentelle où s’emprisonnaient leurs chevelures ou encore de gazes scintillantes, vêtues de blanc éclatant ou de couleurs tendres empruntées à toutes les nuances de l’arc-en-ciel, elles passaient nonchalantes au trot de calèches découvertes ou balancées au pas rythmé de quatre solides porteurs noirs dans de légers palanquins d’acajou garnis de rubans de soie claire dont les grands rideaux de mousseline couleur d’aurore, d’azur ou de neige, se gonflaient sous le vent léger comme les voiles de minuscules navires.
Séduit un peu plus à chaque pas, Gilles erra dans des ruelles étroites au sol en terre battue (seules quelques rues principales étaient pavées) bordées de charmantes maisons à un seul étage, mais dont les balcons couverts étaient autant de dentelles de fer peintes en blanc, en bleu ou en ocre. Les murs étaient passés au lait de chaux ou bien peints en jaune clair avec le tour des fenêtres blanc. De hautes palmes et des foisonnements de plantes grimpantes débordaient de tous les murs de jardin et de beaucoup de balcons.
Il rêva sur de charmantes places ombragées où chantaient de petites fontaines, s’attarda dans l’élégant cours Villeverd qui était l’artère la plus huppée de cette ville coloniale que sa grâce et son raffinement, sa vie joyeuse aussi, avaient fait surnommer « le petit Paris ». Un Paris infiniment plus gai, moins boueux et beaucoup plus ensoleillé que son modèle européen.
Dans la rue de la Joaillerie, il pénétra dans une boutique fraîche, fleurant la cannelle, acheta pour Judith un étonnant collier, sorte de haut carcan d’or ciselé comme une dentelle et garni d’une diaprure de perles fines, une belle croix d’or pour Anna et, pour Madalen, un mignon bracelet de petites perles alternant avec de minces folioles d’or. Quand il quitta la boutique, salué très bas par le bijoutier, celui-ci n’imagina pas un instant que seul le bracelet avait quelque importance aux yeux de son fastueux client et que croix et carcan n’avaient été que des alibis.
Ses présents bien rangés au fond de ses vastes poches, Gilles remontait les trois marches qui, de la boutique en contrebas, rejoignaient la chaussée quand une négrillonne qui pouvait avoir une dizaine d’années se jeta littéralement dans ses jambes en frétillant comme un petit chien, manquant de les jeter par terre tous les deux.
— Où cours-tu si vite ? demanda-t-il en la remettant d’aplomb sur ses pieds nus qui dépassaient d’un vaste cotillon de soie jaune retroussé sur un jupon brodé.
La gamine leva vers lui une petite figure ronde comme une sombre lune fendue par un large sourire neigeux.
— Toi vini’ acheter zolies choses, missié ? Toi ’iche ! Toi géné’eux ?
— Tu es bien curieuse ? Qu’est-ce que ça peut te faire ?
— Oh, à moi ’ien, mais là-bas, zolie ma’ame veut voi toi…
Là-bas, c’était, posé à l’ombre d’un gigantesque flamboyant, un grand palanquin dont les rideaux de soie jaune, soigneusement tirés, étaient garnis de crépines d’or.
— Il y a là-bas une dame qui veut me voir ? Pourquoi ? Elle ne me connaît pas.
— Li vu, li ma’qué3 !
Un peu méfiant car le palanquin au repos était gardé par quatre Noirs dont les pectoraux luisants avaient quelque chose d’inquiétant, Gilles hésitait. Comme pour l’encourager, la négrillonne cligna de l’œil et chuchota, la mine complice :
— Si li missié li aimer l’amou’, li content…
Franchement amusé cette fois, il frictionna du bout des doigts la tête crépue de la gamine. Si c’était là le style des dames de petite vertu locale, il avait au moins le mérite de l’originalité et aussi celui de se présenter à point nommé. Par cette lourde chaleur, faire l’amour devait être merveilleusement rafraîchissant et tonifiant.
Jetant une piécette à la négrillonne qui l’attrapa avec une agilité de singe, il se dirigea résolument vers le palanquin. Comme il se penchait pour écarter l’un des rideaux, une longue main couleur de bronze clair chargée de lourdes bagues en surgit comme un aspic, saisit sa main et l’attira à l’intérieur avec une force étonnante chez une femme. Le rideau retomba sur lui et Gilles se retrouva à genoux au milieu d’une collection de coussins de satin jaune sur lesquels une femme était étendue.
Dans le clair-obscur du palanquin fermé, il vit qu’à l’exception d’un barbare collier d’esclave en or massif auquel pendait comme une goutte de sang une larme de rubis, elle était entièrement nue. Elle avait dû rejeter l’ample robe de soie noire, repoussée dans un coin et, tapie parmi ses coussins dorés, elle observait son visiteur à travers les cils invraisemblablement longs qui abritaient des yeux couleur d’ambre semblables à ceux des chats. La coupe triangulaire du visage aux traits fins accusait cette ressemblance. Seule la bouche lourdement ourlée et l’énorme auréole de cheveux noirs aux frisures serrées qui la coiffait accusaient la négritude chez cette créature dont la beauté sauvage était celle d’une panthère…
Sans un sourire, sans un mot, mais sans cesser de le fixer de ses étranges prunelles, la femme attira Gilles sur son corps dont les seins pointus, fermes comme un marbre chaud, ne plièrent pas sous son poids. Un parfum inconnu, à la fois poivré et sucré, monta aux narines du chevalier tandis que les longs doigts de la femme s’aventuraient sur lui, mais il n’avait aucun besoin d’être excité à l’amour. Cette belle mulâtresse irradiait une intense sensualité et il fallait un seul coup d’œil pour avoir envie d’elle.
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