Ils firent l’amour en silence et se séparèrent sans avoir échangé une seule parole. La fille accepta la pièce d’or que Gilles lui offrait puis le poussa doucement dehors. À ce moment seulement il la vit sourire, un énigmatique sourire dont il ne parvint pas à démêler la signification.
À peine eut-il mis pied à terre que les porteurs soulevaient le palanquin qui s’éloigna paisiblement et disparut dans l’une des rues qui menaient au port. Gilles le suivit de loin sans aucune pensée d’observer où il se rendait, d’ailleurs. Simplement, c’était son chemin à lui aussi pour regagner son bateau, mais il se sentait extraordinairement bien, le corps dispos et l’esprit clair, amusé d’ailleurs par le fait que, dans cet étonnant pays, on pouvait faire l’amour dans la rue sans que personne s’en souciât. Il est vrai qu’en quittant l’inconnue au corps de bronze, il avait été surpris de constater qu’il n’y avait presque plus personne dans ces rues.
L’explication lui en fut fournie quand il déboucha sur le port, ou, tout au moins, s’efforça d’y déboucher et de gagner l’appontement où l’attendait le canot du Gerfaut. Toute la ville était là, ou peu s’en fallait, comme elle avait été là ce matin. Cette fois, il s’agissait de voir partir le vaisseau de la Marine royale. Le Diadème allait reprendre la mer et, sur le môle, un groupe brillant de personnages officiels agitait mouchoirs et écharpes en direction des chaloupes qui ramenaient à bord le commandant et son état-major. Toutes les fenêtres donnant sur le port étaient garnies de femmes en robes claires dont certaines pleuraient tandis que sonnaient les fifres et battaient les tambours du régiment d’infanterie de la Milice rangé en bon ordre devant les magasins du quai Saint-Louis. Apparemment, ceux qui partaient laissaient des regrets.
Non sans peine, Tournemine parvint à s’insinuer dans l’inextricable fouillis d’hommes, de femmes, d’enfants, de chiens, de moutons et même de porcs enchevêtrés aux chariots transportant les tonneaux de mélasse ou de sucre qui allaient prendre bientôt le chemin de la métropole car, depuis le début du mois, les récoltes de cannes à sucre allaient leur train. Tout cela donnait une odeur qui n’avait rien de paradisiaque, encore aggravée par la pesanteur du temps et les nuages qui accouraient, annonçant l’orage, quotidien en cette saison. Et ce fut avec un soupir de soulagement que Gilles sauta dans la chaloupe et se fit ramener à bord.
Ce fut pour y essuyer une scène de ménage.
Debout à la coupée, Judith l’attendait, boudeuse et l’œil plus sombre que jamais.
— Puis-je savoir combien de temps vous allez encore nous garder ici, comme si nous étions une cargaison suspecte, soumise à quarantaine ? Pourquoi n’allons-nous pas à terre ?
— Je ne vois aucun inconvénient à ce que vous y alliez mais accompagnée, bien sûr. Une dame de qualité ne se promène pas seule dans une ville comme le Cap-Français. Je ne peux guère vous conseiller d’emmener Fanchon. Son bras immobilisé s’accommoderait mal du contact de la foule, mais vous pouvez descendre avec Mme Gauthier et sa fille qui souhaitent sans doute elles aussi mettre pied à terre. Le lieutenant Ménard pourrait vous escorter…
— Ne tournez donc pas autour du pot. Pourquoi ne descendrais-je pas avec vous ? Vous auriez pu m’emmener tout à l’heure au lieu de filer à l’anglaise pendant la sieste…
Mis de bonne humeur par sa petite aventure en dépit de la déconvenue essuyée chez le notaire, Gilles se mit à rire.
— Je vous ai dit, à déjeuner, que je devais voir le notaire. Je ne pouvais pas vous y emmener. Nous aurions eu l’air d’un couple de boutiquiers.
— Et vous avez passé tout ce temps-là chez le notaire ? riposta Judith acerbe. J’ai peine à le croire car un message est venu tout à l’heure m’apporter une invitation instante, de la part de Mme Maublanc, à prendre logis chez elle durant le temps que nous resterons ici.
Cette fois, la belle humeur de Gilles disparut. Il n’aimait pas l’indiscrétion et l’insistance de cette femme était déplaisante. Installe-t-on des gens chez soi lorsqu’on a un malade à la maison ?
— C’est ridicule ! Cette Mme Maublanc est folle. Son mari a une angine. Avez-vous envie d’attraper son mal et de rester couchée huit jours chez un notaire ? Allons, Judith, ne faites pas cette tête. Je vous emmènerai à terre demain puisque je ne pourrai prendre possession de mes papiers qu’après-demain.
— Cela ne me dit pas ce que vous avez fait après votre visite au notaire.
Il la regarda sans songer à dissimuler sa stupeur.
— Me feriez-vous l’honneur de surveiller mes faits et gestes et d’être jalouse ?
— Moi, jalouse ? Quelle sottise ! Simplement je ne veux pas être traitée comme tous ces gens que vous avez emmenés et à qui vous pouvez imposer d’aller ou de rester là où il vous plaît et quand il vous plaît. Je suis votre femme.
— Personne n’a jamais dit le contraire. Et tenez, ceci vous prouvera, j’espère, que je ne vous ai pas oubliée durant cette première prise de contact avec le Cap.
Tirant de sa poche le plus grand des trois écrins qu’elle contenait, il l’offrit à la jeune femme interdite. Elle rougit brusquement.
— Pour moi ?
— Mais bien sûr ! Comme vous l’avez si bien rappelé, vous êtes ma femme… et vous n’êtes guère riche en bijoux. Il est temps de remédier à cet état de choses si vous voulez tenir votre rang dans la société.
Avec une joie enfantine, elle ouvrit la boîte gainée de soie, en tira le joyau qu’elle fit jouer au bout de ses doigts.
— Que c’est joli ! Et comme il va bien aller avec la robe blanche que je mettrai ce soir. Merci, Gilles, vous êtes un amour ! Grâce à vous, je compte bien être la plus élégante, ce soir, au souper du gouverneur…
Toute à son plaisir, elle virevolta comme si elle allait se mettre à danser sans cesser de contempler le collier posé sur sa main. Gilles l’arrêta.
— Qu’avez-vous dit ? Le souper du gouverneur ?
— Oh ! c’est vrai, vous n’êtes pas au courant. C’est que le messager n’est venu qu’il y a une heure : M. le gouverneur des Îles Sous-le-Vent nous invite à souper ce soir dans ce beau palais que vous voyez là-bas, sur la colline.
— Oh non ! gémit Gilles qui n’avait aucune envie de retourner à terre ce soir. Et vous avez accepté ?
— Le moyen de faire autrement ? Le messager est parti sans demander de réponse. Évidemment, cela ressemble davantage à un ordre qu’à une invitation normale, mais il serait peut-être bon de faire oublier votre désinvolture de ce matin. Une voiture nous attendra sur le quai à neuf heures.
— Allons ! grogna-t-il, je vois qu’il n’y a pas moyen d’y échapper. À présent, vous feriez mieux de rentrer. Le ciel devient noir et le vent se lève.
Comme pour lui donner raison, une pluie diluvienne s’abattit brusquement sur eux noyant d’un seul coup le port plein de bateaux, la rade où le Diadème, esclave de la marée qui l’avait obligé à partir, louvoyait en attendant la fin de l’orage et l’île tout entière dont les contours devinrent curieusement irréels.
Laissant Judith regagner sa cabine, Gilles descendit voir comment allait Moïse et trouva Pongo auprès de lui. Le géant noir ronflait avec une ardeur réjouissante. Sa peau, grise ce matin, retrouvait sa belle teinte couleur de châtaigne foncée et, en posant doucement sa main sur le front où perlaient des gouttes de sueur, Gilles constata que sa température était normale compte tenu de la chaleur ambiante. Le changement survenu dans son état était aussi étonnant que spectaculaire.
— Je commence à croire que cet Irlandais est une espèce de génie, fit-il.
Pongo haussa les épaules.
— Pas étonnant lui chassé de son école. Mauvais être génie au milieu ignorants ! Beaucoup de gens mourir encore avant ignorance et paresse devenir savoir. Géant noir avoir de la chance…
— Il n’a toujours pas parlé.
— Dans sommeil, oui, mais langue inconnue.
L’orage dura une bonne heure mais, en se retirant, laissa un paysage bien lavé où toutes choses, dégoulinantes de gouttelettes, scintillaient sous les rayons déclinants du soleil et une chaleur moins pesante. Il faisait presque frais lorsque Gilles et Judith rejoignirent, sur le quai Saint-Louis, la voiture officielle qui les attendait. La nuit était tombée brusquement mais une lune magnifique et ronde se levait et déversait sa lumière argentée sur la ville où s’allumaient des centaines de petites lumières pareilles à des lucioles.
Au flanc de la montagne dominant la mer, la résidence du gouverneur brillait comme un phare, éclairant les jardins touffus et chargés de senteurs diverses qui l’assaillaient.
Cette ancienne maison des jésuites, abandonnée par eux lorsque l’ordre avait été dissous en 1762, avait été adoptée comme résidence officielle par le comte d’Estaing lorsqu’en 1763 il avait été nommé gouverneur des Îles Sous-le-Vent. Ami du faste, le nouveau représentant du roi avait entrepris, dans la vieille demeure, des travaux considérables, redessinant les jardins et meublant les pièces avec un luxe qui avait laissé pantois ses administrés, mais M. d’Estaing, dont la garde-robe était imposante, ne comportant pas moins de cent chemises et presque autant d’habits, qui apportait avec lui une fabuleuse argenterie, était décidé à mener grand train pour impressionner les colons dont la plupart, il faut bien le dire, vivaient dans des conditions de confort assez moyennes.
Il n’avait réussi qu’à s’attirer une opposition virulente, ses administrés ne se gênant pas pour dire qu’il dilapidait là un peu excessivement les deniers de l’État, et quand, excédé, il avait quitté l’île trois ans plus tard, son successeur, le prince de Rohan, avait jugé préférable de s’installer à Port-au-Prince. Depuis, la résidence était revenue au Cap et les gouverneurs qui s’étaient succédé avaient trouvé quelque plaisir à habiter cette superbe demeure d’où l’on découvrait un admirable panorama et où l’on était rafraîchi par une légère brise changeant agréablement de la lourde chaleur de la ville.
Mais les salons aux boiseries dorées, les meubles aux soieries précieuses et les fleurs qui éclataient un peu partout ne sauvèrent pas les Tournemine de l’ennui d’une soirée mortelle.
En effet, bien qu’il ne fût installé que depuis l’année précédente, le comte de La Luzerne, lieutenant général des Armées du roi, ne se plaisait guère à Saint-Domingue dont il assimilait mal l’atmosphère sensuelle et indolente. C’était avant tout un soldat et un marin, un de ces Normands froids et courtois, quelque peu puritains, dont la race s’est si bien acclimatée à l’Angleterre et il portait avec quelque hauteur ce prénom de César qu’il avait d’ailleurs en commun avec ses deux frères, l’évêque de Langres et le chevalier de Malte qui avait représenté la France outre-Atlantique au moment des premiers soulèvements des Insurgents. Lettré, au surplus, il partageait son admiration entre son oncle Malesherbes dont il prenait les idées généreuses sur l’attribution d’un état civil aux protestants, et les grands hommes de la Grèce antique.
Visiblement, La Luzerne accomplissait une courtoise corvée en recevant ce nouveau venu dont il n’avait guère apprécié le peu d’empressement à se rendre auprès de lui et qui n’offrait plus guère d’intérêt dès l’instant où il n’était pas chargé de mission auprès de lui. Seule, la beauté de Judith rayonnante dans une robe de soie blanche discrètement brodée d’or, son long cou serti dans le haut collier offert par Gilles, mit quelque lumière sur un repas essentiellement protocolaire, servi dans une vaste salle à manger où les serviteurs étaient beaucoup plus nombreux que les convives, chacun d’entre eux ayant, debout, derrière sa chaise, un valet noir en livrée bleu et or dévoué à son seul service. Seule femme avec Judith, Mme de La Luzerne était parfaitement incolore.
La conversation consista surtout en un long monologue du gouverneur touchant les guerres de la Grèce antique. Il travaillait alors à une traduction de la Retraite des Dix Mille et n’en épargna aucun détail à ses hôtes plus ou moins accablés. Cette longue période de silence forcé permit à Gilles de se rendre compte de l’évidente admiration que sa femme suscitait chez le baron de Rendières. Le fringant aide de camp couvrait la jeune femme d’œillades assassines quand il ne laissait pas ses regards évaluateurs s’attarder impudemment sur la courbe de ses épaules nues ou sur les rondeurs de sa gorge.
« Un de ces jours, pensa Gilles agacé, il faudra que je lui administre un ou deux coups d’épée pour lui apprendre à vivre. Ce faquin la déshabille des yeux comme si c’était une esclave sur le marché. »
"Haute-Savane" отзывы
Отзывы читателей о книге "Haute-Savane". Читайте комментарии и мнения людей о произведении.
Понравилась книга? Поделитесь впечатлениями - оставьте Ваш отзыв и расскажите о книге "Haute-Savane" друзьям в соцсетях.