Aussi quand, le repas achevé, Rendières, qui s’était littéralement rué pour offrir une tasse de café à Judith, resta planté devant elle la mine avantageuse, Gilles, laissant là Mme de La Luzerne qui entamait une conférence sur la dégradation de l’Église dans les îles et ne s’aperçut d’ailleurs pas de son éclipse, alla rejoindre sa femme. À la légère grimace du baron en le voyant paraître, il comprit qu’il n’était pas le bienvenu, mais Rendières dut faire contre mauvaise fortune bon cœur. Le moyen de chercher noise à un mari de cette encolure ?
— Mme de Tournemine me dit que vous comptez vous installer tout de suite sur votre plantation ? J’espère qu’elle se trompe ?
— Et pourquoi se tromperait-elle ?
— Vous n’allez pas, à peine arrivé, priver le Cap de la plus jolie femme qu’on y ait vue depuis longtemps ? Ce ne serait pas amical. En outre, la saison n’est guère agréable pour vivre à la campagne…
— Baron, nous ne sommes pas venus à Saint-Domingue pour y mener une intense vie mondaine mais bien pour y faire pousser de l’indigo et du coton. Mme de Tournemine ne m’a jamais laissé entendre que ce programme lui déplût en quoi que ce soit.
— Parce qu’elle ignore encore l’isolement d’une plantation. Ici, au moins, on vit. Nous avons agréable société, théâtres, concerts. Nous avons les bals du gouverneur et ceux de l’intendant général…
— Au fait, fit Gilles rompant les chiens sans plus de façon, j’espérais en venant ici y rencontrer justement M. de Barbé-Marbois. J’avais certaines questions d’ordre économique à lui poser…
Le sourire, un peu jauni, de Rendières reprit de son éclat.
— M. l’intendant général se trouve à Port-au-Prince pour quelques jours. Vous voyez bien qu’il vous faut rester…
— Pourquoi rester ? « Haute-Savane » n’est qu’à dix lieues environ du Cap… et j’ai de bons chevaux. Madame, je suis navré de vous arracher à si agréable compagnie, ajouta-t-il en offrant son bras à Judith, mais je souhaiterais prendre congé. Il me semble que le temps se couvre de nouveau et je préfère rentrer à bord…
Ignorant la mine offensée de l’aide de camp qu’il crut bien entendre marmonner quelque chose qui ressemblait à « ours mal léché », il entraîna la jeune femme, un peu surprise de cette précipitation, alla avec elle saluer leurs hôtes et quitta le palais du gouverneur.
— N’allons-nous pas être taxés d’une hâte quelque peu discourtoise ? demanda Judith tandis que la voiture redescendait vers la ville par une agréable route bordée d’acajous en fleur.
— Teniez-vous tellement à vous laisser faire la cour par ce fat insolent pendant une heure ou deux de plus ? Personnellement, je ne tenais pas à achever la soirée en lui appliquant quelques soufflets pour lui apprendre comment il convient de regarder une honnête femme…
Il y eut un petit silence puis, soudain, Judith se mit à rire d’un rire peut-être un petit peu tremblant.
— Ma parole, ceci ressemble assez à une scène de jalousie.
À son tour, il se mit à rire.
— Jalousie ? Voilà un mot que l’on n’emploie guère dans notre monde lorsqu’il s’agit d’un couple marié. Cela implique l’amour et l’amour est du dernier bourgeois dans un ménage, vous le savez bien. Non. Je tiens simplement à ce que l’on vous respecte. Vous portez mon nom, il me semble.
— Je crois que, si je pouvais encore garder quelque illusion sur les sentiments que vous me portez, ces illusions cesseraient de vivre à l’instant. On ne saurait dire plus clairement à une femme qu’on ne l’aime pas… ou qu’on ne l’aime plus…
— Cela a-t-il vraiment quelque importance pour vous ? Vous ne m’avez pas non plus laissé ignorer qu’un autre avait pris dans votre cœur la place que je croyais mienne. Alors, que venez-vous me parler de mes sentiments ?
Elle se tut un long moment et il n’osa pas la regarder. Elle était, à ses côtés, une ombre blanche, soyeuse et parfumée, une présence dont il connaissait le charme et la féminité et, cependant, il se sentait curieusement indifférent en dépit du mouvement d’humeur de tout à l’heure. Non, il n’était pas jaloux de Judith. Il en était certain, aussi certain que de l’impossibilité où il eût été de se contenir si les regards déshabilleurs de Rendières s’étaient promenés sur Madalen. Là, très certainement, il aurait vu rouge et l’ennuyeux souper se fût sans doute terminé par un duel…
Il sentit, soudain, une main légère et douce se poser sur la sienne.
— Gilles, murmura Judith, avez-vous songé que c’est la première fois que nous sortons ensemble ? C’est la première fois que nous apparaissons aux yeux du monde comme un couple ?
— En effet mais ce n’est pas, j’imagine, la dernière. Il faut nous habituer à vivre côte à côte, à faire ensemble des visites, à recevoir et j’en suis heureux.
— Vraiment ? Êtes-vous sincère ?
— Pourquoi ne le serais-je pas ? Vous êtes très belle, Judith, et n’importe quel homme de goût ne peut qu’être fier de vous avoir pour compagne.
Elle eut le même petit rire triste que tout à l’heure en contemplant, sur le fond clair de la nuit, l’arrogant profil de son mari.
— Satisfaction purement esthétique, si je comprends bien ? Suis-je donc condamnée à n’être pour vous qu’un… objet décoratif ? Ai-je perdu tout pouvoir de vous émouvoir ?
Cette fois, il se tourna vers elle et la perfection de sa beauté le frappa comme une balle. Elle était émue et cette émotion lui allait bien. Ses yeux étincelaient comme des diamants noirs et ses belles lèvres humides tremblaient légèrement tandis que, dans leur nid de dentelles, ses seins palpitaient doucement. Un instant le blond fantôme de Madalen disparut. Épouvanté, Gilles retrouva intact l’un de ces élans de passion sauvage que Judith lui inspirait jadis. Il allait la prendre dans ses bras, la dévorer de baisers, la couvrir de caresses pour la joie violente de voir ses yeux pâlir et de l’entendre crier dans la volupté.
Déjà il se penchait vers elle, vers cette bouche tendre, vers cette gorge offerte quand, entre leurs deux corps qui s’appelaient, une ombre se glissa, celle de Rozenn lâchement abattue, de Rozenn qui dormait à présent son dernier sommeil loin de la terre bretonne parce qu’un matin, à l’aube, cette affolante sirène qui portait son nom l’avait tuée, avec une pierre, comme une bête que l’on chasse. Cette femme était une meurtrière. Il la savait dangereusement habile pour prendre un homme dans ses filets. C’était une parfaite comédienne et cet instant d’émotion qu’elle lui offrait n’était sans doute qu’une scène artistement jouée…
Le charme dangereux qui venait de le tenir un instant captif s’évanouit. Gilles se redressa.
— Ne vous ai-je pas démontré… un peu trop énergiquement peut-être, que j’étais toujours sensible à votre beauté ?
— Comme vous pourriez l’être à celle de n’importe quelle autre femme, sans doute ?
— Vous n’êtes pas n’importe quelle autre femme…
— Pas d’hypocrisie, je vous prie. Mieux vaut la vérité que les faux-semblants. Vous me désirez, rien de plus…
Le ton montait et il pouvait voir, à présent, la colère enflammer les yeux de Judith. Gilles sourit.
— C’est déjà beaucoup, il me semble. Bien des femmes ne peuvent en dire autant. Pourquoi nierais-je que je vous désire violemment parfois ? Votre corps est de ceux auxquels un homme normal ne saurait résister.
La voiture avait atteint le cours Villeverd et prenait de la vitesse. Un vent léger et plus frais enveloppait les deux jeunes gens ; pourtant Judith, comme si elle avait trop chaud, avait déployé son éventail et l’agitait sur un rythme nerveux. C’était, au bout de ses doigts, comme un papillon scintillant. Elle se mordit les lèvres et détourna la tête.
— Quelle suffisance, en vérité ! gronda-t-elle entre ses dents. Il ne vous vient pas à l’idée que je pourrais refuser ce rôle de femme de harem que vous m’offrez si généreusement ? Je suppose, tout de même, que l’on connaît, ici, l’usage des serrures et des verrous…
Brusquement, Gilles saisit le poignet qui agitait l’éventail et, prenant, de son autre main, le menton de sa femme, obligea Judith à le regarder.
— Je ne vous en conseille pas l’usage, ma chère ! J’entends que vous vous comportiez dans ma maison comme doit se comporter une épouse normale. J’entends tirer de vous une famille. Je veux des fils, des filles. Aussi, sachez-le bien, aucune porte si solide soit-elle, aucun verrou si bien tiré qu’il soit, ne m’empêchera de vous rejoindre lorsque j’aurai envie de vous. À présent, ravalez donc la fureur qui fait si magnifiquement briller vos yeux noirs car nous arrivons et je ne pense pas que vous souhaitiez me faire une scène en pleine rue.
La voiture tournait, en effet, le coin du quai et venait s’arrêter à l’amorce de la digue, à l’endroit où le canot devait venir reprendre les Tournemine pour les ramener à bord. Baisant rapidement le poignet qu’il tenait toujours, en manière d’apaisement, Gilles prit dans sa poche un sifflet de quartier-maître et en tira trois coups courts et deux coups longs pour appeler la chaloupe. La distance était faible. En effet, à quelques encablures de là, le Gerfaut toutes lanternes allumées reflétait son élégante silhouette dans l’eau calme du port.
Sautant à terre, Gilles offrit sa main à sa femme pour l’aider à mettre pied à terre, mais, repoussant dédaigneusement cette main, la jeune femme descendit sans son secours. Le nuage blanc de sa robe glissa rapidement jusqu’à l’amorce de l’escalier où l’on allait venir les prendre tandis que la voiture envoyée par le gouverneur faisait demi-tour et rebroussait chemin.
À l’exception d’une ou deux tavernes d’où s’échappaient des rires et des chansons, le port semblait dormir entre ses vieux forts à la Vauban dont les murs gris s’argentaient sous la lune. Hormis sur le Gerfaut où le canot débordait, tout était tranquille.
Devinant qu’il valait mieux laisser Judith à sa solitude, Gilles fit quelques pas vers une pyramide de tonneaux disposée près d’une cabane de douaniers. Et, soudain, ce fut l’attaque… et le cri de Judith qui, s’étant retournée machinalement pour voir ce que faisait Gilles, avait, en un éclair, compris ce qui se passait.
— Attention, Gilles !
Surgis de derrière les tonneaux dont l’un, violemment poussé, s’abattit sur le sol et roula devant eux, sept ou huit hommes s’élancèrent vers Tournemine, brandissant des bâtons et des machettes, ces redoutables sabres d’abattis, effilés comme des rasoirs, qui servent à couper les cannes à sucre. C’étaient presque tous des Noirs, nus jusqu’à la ceinture, montrant leurs dents blanches dans des grimaces féroces. Presque, car deux Blancs commandaient l’assaut mais ils étaient masqués afin que nul ne pût les reconnaître.
Seul en face de cette horde, Gilles battit en retraite et alla s’adosser à une pile de bois. L’épée qu’il avait au côté n’était qu’une arme de parade et ne pouvait guère lui être utile contre les sabres de ses assaillants, mais, par chance, une longue gaffe traînait sur le quai. Il s’en saisit et commença à frapper de tous côtés, un peu au hasard, renseigné seulement ici ou là par un cri de douleur sur la portée de ses coups. Eût-il été seul qu’il ne se serait pas autrement inquiété car il se savait assez fort pour tenir tête à la bande jusqu’à l’arrivée de ses marins mais, là-bas, trois autres hommes venaient d’apparaître, maîtrisaient Judith et s’efforçaient, en dépit de ses cris, de l’entraîner et Gilles ne voyait pas comment secourir sa femme.
Un coup de feu claqua, puis un autre tandis qu’une voiture précédée de deux porteurs de lanterne débouchait sur le lieu du combat. L’un des hommes qui tenaient Judith s’écroula.
— Tenez bon, monsieur ! cria une voix d’homme. Mes serviteurs et moi venons à votre rescousse…
— Occupez-vous de ma femme. Moi, je peux tenir, répondit-il tandis que, sous sa terrible gaffe, craquait le crâne d’un de ses assaillants.
Mais ceux qui montaient le canot avaient vu ce qui se passait et faisaient force rames. Deux marins bondirent en voltige sur l’escalier du môle et se jetèrent sur ceux qui essayaient d’entraîner Judith vers une ruelle obscure. Malheureusement, l’un d’eux tomba, frappé d’un coup de couteau et l’autre eût peut-être eu le même sort si le pistolet de l’homme à la voiture n’avait craché de nouveau. Jugeant alors la partie perdue, celui qui restait lâcha Judith et, avec un juron, se jeta dans l’ombre dense de la ruelle où il disparut, bientôt suivi par les deux hommes masqués qui préférèrent s’enfuir, abandonnant leur troupe, à présent réduite à quatre Noirs.
Ceux-ci se virent perdus. Les coups de feu avaient réveillé le port. Des portes et des volets s’ouvraient. Le poste de la Milice, situé à peu près au milieu du quai, lâchait ses hommes qui accouraient en bouclant leurs baudriers. Les assaillants restants choisirent la fuite. Impossible vers la ville où la rue du Gouvernement et la rue de Penthièvre s’animaient, elle l’était encore vers la mer et, lâchant leurs armes, les Noirs s’élancèrent sur le môle, coururent jusqu’au bout et, de là, plongèrent dans l’eau noire sans que personne ait pu les en empêcher. Seuls demeurèrent sur place un blessé et un mort qui gisait dans son sang, la tête ouverte d’un coup de gaffe.
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