De la voiture, une dame s’était élancée vers Judith qui, terrorisée, était en train de s’évanouir sur l’un des « cabrouets » servant à transporter les marchandises entre les magasins et les bateaux cependant que son mari rejoignait Gilles auprès de sa pile de bois.
— Ma reconnaissance vous est acquise, monsieur, haleta celui-ci en jetant la gaffe dont il venait de faire un si rude usage, mais, en vérité, je ne sais comment vous remercier. Sans votre intervention, je crois bien que nous étions perdus, ma femme et moi.
L’inconnu haussa les épaules avec désinvolture. C’était un homme d’une quarantaine d’années, grand et solidement bâti, avec un visage plein dont l’expression affable et les yeux bleus pleins de naturelle gaieté annonçaient un joyeux vivant mais sans exclure une certaine énergie qui devait aller éventuellement jusqu’à la dureté. Irréprochablement habillé de soie grise brodée d’argent, il ne portait pas de perruque, s’étant contenté de resserrer dans un ruban de soie noire noué sur la nuque ses cheveux poivre et sel qui semblaient d’ailleurs avoir quelque peine à rester attachés.
— Vous vous défendiez assez bien, il me semble, fit-il en riant, et vous auriez sans doute tenu jusqu’à l’arrivée de ces marins. Les vôtres, sans doute ? ajouta-t-il en voyant le chef de nage du bateau s’approcher d’eux, le bonnet à la main.
— Les miens, en effet. Je me nomme Gilles de Tournemine et nous rejoignions notre bateau que vous voyez là, ma femme et moi, après un souper chez le gouverneur, lorsque nous avons été attaqués. Me ferez-vous l’honneur de me dire à qui je dois tant ?
— Vous ne me devez rien du tout, sinon la revanche en cas de besoin. Mon nom est Gérald Aupeyre-Amindit, baron de La Vallée. Je suis planteur de café sur la côte nord, vers le Gros Morne. C’est la chance qui a voulu que, rentrant du théâtre, j’aie voulu passer par ici afin de voir si un navire sur lequel j’ai des intérêts et que l’on a signalé avant l’orage de ce soir est entré au port ou, tout au moins, en rade. Mais, j’y pense, vous pouvez peut-être me renseigner ? Avez-vous vu entrer un gros brigantin nommé le Marquis noir ?
— Je n’ai vu entrer aucun bateau après l’orage, tout au moins jusqu’à ce que je quitte mon bord vers neuf heures. Qu’y a-t-il, Germain ? ajouta Gilles à l’adresse de l’homme qui s’était approché.
— C’est Petit-Louis, monsieur. Il a pris un mauvais coup de couteau. Faudrait s’en occuper.
— Qu’à cela ne tienne, dit La Vallée. Portez-le dans ma voiture, on va le conduire à l’hôpital de la Charité.
— Vous êtes l’amabilité même et j’espère que vous ne m’en voudrez pas si je vous dis que je n’ai guère confiance en cet hôpital. En revanche, si vous pouviez me dire où se trouvent le marché aux herbes et la boutique d’un Chinois nommé Tsing-Tcha ?…
Il n’aurait jamais cru produire un tel effet. Pris d’une quinte de toux, le baron jeta vers le groupe formé par sa femme, Judith et une grosse négresse qui était accourue en renfort, un regard affolé. Puis, rassuré, car, apparemment, ces dames ne lui prêtaient aucune attention :
— Parlez plus bas, s’il vous plaît ! Naturellement, je connais Tsing-Tcha… comme tous les hommes de l’île. Ce vieux forban vend des drogues géniales et, surtout, certains aphrodisiaques grâce auxquels un eunuque pourrait repeupler un désert. Malheureusement, nos femmes aussi le connaissent… de réputation tout au moins et n’aiment guère que l’on prononce son nom devant elles. Mais, dites-moi, croyez-vous que ce soit de ça qu’ait besoin votre blessé ?
Gilles n’avait pu s’empêcher de rire.
— Non, bien sûr, mais si vous vouliez bien indiquer le chemin à Germain, j’en serais heureux tout de même. Germain, allez chez ce Chinois et ramenez-moi le docteur Finnegan.
Mais Germain n’eut même pas le temps de prendre la direction que lui indiquait La Vallée. Il s’élançait déjà quand un autre marin vint dire que l’homme venait de mourir et, ramenés à la pénible réalité, Tournemine et son compagnon ne purent que constater qu’en effet il n’y avait plus rien à faire.
— Emportez-le au bateau, ordonna le chevalier. Demain, nous irons chercher un prêtre et nous l’immergerons dans la rade. Ramenez-le maintenant, puis revenez nous chercher, Mme de Tournemine et moi. Oui, sergent, je suis à vous…
Ces derniers mots s’adressaient au chef de l’escouade de la Milice qui, pour la forme plus que pour autre chose et uniquement d’ailleurs parce qu’il s’agissait visiblement de notables, venait poser quelques questions. Tournemine lui retraça rapidement ce qui s’était passé, ajoutant qu’arrivé le matin même il ne comprenait pas pourquoi on l’avait attaqué, à moins qu’il ne s’agît de gens qui en voulaient à sa bourse.
— J’ai peine à le croire car deux hommes blancs, masqués, commandaient cette troupe et se sont enfuis quand les choses ont mal tourné pour eux, ajouta-t-il.
— Nous avons un prisonnier. Un blessé. Mais il peut encore parler et vivre suffisamment pour être pendu.
Assis par terre au milieu des soldats qui le gardaient, l’homme, un Noir à la peau très sombre, geignait doucement en comprimant sa cuisse qu’un coup de gaffe avait déchirée. Il roulait de gros yeux blancs d’où coulait un flot incessant de larmes et semblait ne rien comprendre aux questions que lui posaient les miliciens.
— Il ne doit pas y avoir longtemps qu’il est arrivé d’Afrique, dit La Vallée. À première vue, je dirais que c’est un Agoua de la Côte-de-l’Or ou un Mina…
— Je vous admire de vous y connaître ainsi. Pour moi, un Noir est un Noir, plus ou moins foncé, voilà tout !
— J’ai fait un peu de traite avant mon mariage et je connais bien la côte africaine. Je peux essayer de l’interroger.
Il se mit à parler rapidement dans une langue assez gutturale, lançant les mots comme des aboiements. Les larmes de l’esclave cessèrent comme par enchantement tandis qu’une lueur qui ressemblait à de l’espoir montait dans ses yeux désolés. Il répondait avec un empressement touchant.
— C’est bien ce que je pensais, dit le baron planteur. Il est arrivé ici il y a environ un mois. L’homme qui l’a acheté, avec sa femme enceinte, est un Blanc impitoyable qui, si j’ai bien compris, l’a emmené sur une plantation d’herbe bleue qui doit être à une certaine distance. Ce soir, un peu avant le coucher du soleil, lui et son « commandeur » ont pris quelques-uns des plus forts parmi les nouveaux arrivés et les ont menacés des pires sévices s’ils n’accomplissaient pas la besogne pour laquelle on les emmenait. Celui-là, le maître a menacé de faire déchirer sa femme par ses chiens. On les a entassés dans une carriole et on les a amenés ici. Il faisait nuit. Celui qui les menait s’est arrêté en arrivant au port pour causer avec un Noir qui avait, paraît-il, un beau costume en soie et des cheveux blancs qui devaient être une perruque. On les a postés et vous savez la suite. Il semble bien que nous soyons en présence d’un guet-apens bien préparé. En prenant des « bozales » tout frais émoulus de leur savane, ces gens ne craignaient pas d’être dénoncés en cas d’échec. Avez-vous donc déjà un ennemi à Saint-Domingue ? C’est étrange si vous n’êtes que de passage ?
— Connaissez-vous, dans la région du Limbé, une plantation d’indigo que l’on appelle « Haute-Savane » ? J’en suis le nouveau propriétaire…
— Vous êtes… Oh ! Alors, tout s’explique ! Ce démon de Simon Legros n’a certainement aucune raison de souhaiter vous voir arriver vivant là-haut. C’est un homme redoutable, savez-vous ? Il est probable qu’il a été avisé de votre arrivée dès l’instant où vous avez jeté l’ancre. Vous allez avoir du mal avec lui, et je ne saurais trop vous conseiller de laisser votre épouse en ville jusqu’à ce que vous ayez mis le personnage au pas. Mais allons donc rejoindre ces dames…
— Un instant, je vous prie…
Les miliciens, en effet, s’apprêtaient à emmener leur prisonnier qui avait recommencé à pleurer. Tournemine les arrêta.
— Libérez cet homme, sergent. D’après ce que vient de m’apprendre M. de La Vallée ici présent il appartient à ma plantation, donc à moi. Mes hommes s’occuperont de lui.
Une pièce d’or glissée dans la main du militaire acheva de dissiper les scrupules qui pouvaient lui rester et l’esclave fut libéré. Sur l’ordre de La Vallée, il alla s’asseoir sur l’escalier du môle pour attendre d’être emmené lui aussi au bateau tandis que le chevalier et son nouvel ami rejoignaient la voiture dans laquelle les deux dames étaient assises, bavardant comme de vieilles amies, le malaise de Judith semblant tout à fait dissipé.
Mme de La Vallée était une très jolie femme blonde, élégante et mince. Ses yeux étaient les plus bleus qu’il fût possible de voir et elle avait un charmant sourire. Elle savait déjà tout de la jeune Mme de Tournemine et celle-ci savait tout de sa nouvelle amie. Elles avaient déjà arrangé entre elles que Judith s’installerait pour quelque temps dans la maison que les La Vallée possédaient sur le cours Villeverd et qui leur servait de pied-à-terre quand ils venaient au Cap pour affaires ou pour leur plaisir, leur plantation de « Trois Rivières » étant encore plus éloignée de la grande ville que ne l’était « Haute Savane ». Eux-mêmes étaient là pour quelques jours afin que Gérald pût surveiller l’arrivée du bateau qu’il attendait et le départ pour Nantes d’une partie de sa récolte de café.
— Il vaut mieux laisser votre mari procéder sans vous à votre installation, assura Denyse de La Vallée. Avec ce Simon Legros, il peut se passer des choses déplaisantes qui ne sauraient être vues par une dame. Pendant ce temps je vous ferai visiter le Cap et je vous ferai connaître la bonne société. Vous y serez reçue à bras ouverts. Je vous emmènerai aussi au théâtre, nous ferons le tour des boutiques. Il y en a de ravissantes et…
— … et ce pauvre chevalier va se retrouver ruiné avant d’avoir rentré sa première récolte ! fit La Vallée en riant.
Gilles s’efforçait de prendre sa part de la conversation mais n’y parvenait pas. Son esprit cherchait à mettre bout à bout tous les faits de cette étrange journée. Qui avait pu l’épier et faire prévenir Simon Legros de son arrivée ? En dehors du gouverneur et de son entourage qui étaient forcément exclus, il n’y avait que deux possibilités : le notaire si malade… ou la fille aux yeux de chat qui l’avait si ardemment initié aux plaisirs pervers des amours antillaises ? Mais lequel des deux ?…
1. Robe ample et légère fort à la mode aux îles.
2. Jupe ample et courte que l’on portait retroussée plus ou moins sur un jupon.
3. Elle t’a vu, elle t’a remarqué.
CHAPITRE IX
LA MAISON DE L’HERBE BLEUE
S’il n’avait eu l’œil si vert et un accent irlandais si traînant, jamais Gilles n’aurait reconnu l’homme qui, au petit matin, escaladait allégrement son échelle de coupée. Apparemment Liam Finnegan avait fait, de sa bourse, un meilleur usage que de la transformer en un océan de rhum.
Vêtu d’un habit de nankin1 et d’une chemise de toile blanche, rasé, peigné sinon parfumé à autre chose qu’à sa boisson favorite dont l’arôme se faisait toujours sentir, l’Irlandais montrait un visage taillé à coups de serpe dont certaines rides profondes disaient les souffrances passées et accusaient plus que ses trente-huit ans, mais aussi une bouche sensible qui avait gardé curieusement sa fraîcheur de jeunesse. Sa silhouette maigre et même dégingandée retrouvait une certaine élégance dans ces vêtements convenables et Gilles lui en fit compliment.
— Avez-vous décidé, tout compte fait, de ressusciter le docteur Finnegan ?
— Peut-être… mais je suis surpris de vous rencontrer. Ne m’aviez-vous pas dit que je n’aurais pas cet honneur ?
— Les hommes proposent et Dieu dispose, fit vertueusement Gilles qui ne put s’empêcher de remarquer une légère déception dans la voix de l’Irlandais. (Ces grands frais de toilette avaient-ils pour fin dernière l’approche de certaines dames du bateau en l’absence du seigneur de ces lieux ?) J’espère, ajouta-t-il, que ma présence ne vous gêne pas ?
— Me gêner ? Pourquoi, grands dieux ? Je suis, au contraire, très content de vous rencontrer. Je désirais vous parler.
Une mer de candeur et de sérénité habitait le regard de Finnegan et Gilles regretta, in petto, ses soupçons.
— Eh bien, allons donc voir votre blessé, nous parlerons en même temps. Je devrais d’ailleurs dire vos blessés car il y en a un de plus depuis hier.
— Encore un ? Avez-vous l’intention de transformer ce joli bateau en lazaret ? Ou bien avez-vous soutenu un siège ?
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