— C’est presque cela. J’ai été attaqué cette nuit alors que je revenais, en compagnie de Mme de Tournemine, de souper chez le gouverneur.

Tandis que Finnegan, manches retroussées, déroulait le vaste pansement qui entourait la jambe de Moïse, Gilles raconta l’attaque du quai Saint-Louis et comment il avait ramené à bord l’unique prisonnier resté entre les mains de la Milice qu’il avait d’ailleurs remis incontinent entre celles de Pongo en attendant la venue du docteur.

Celui-ci ne répondit pas tout de suite. La mine inspirée, il reniflait soigneusement les compresses qu’il venait d’ôter d’une blessure qui, d’ailleurs, parlait d’elle-même. Nette, rose, elle se refermait de façon très satisfaisante montrant des lèvres impeccablement rapprochées entre les sutures faites avec des brins de corde à fouet. Satisfait, d’ailleurs, il rejeta les linges un peu tachés puis, tirant de sa poche un pot, il prit dedans la valeur d’une noix d’une pommade à l’odeur désagréable et, sous l’œil intéressé de Pongo qui revenait avec un bol de café au lait pour son malade, il se mit à la tartiner sur la blessure.

— Quoi ça ? demanda l’Indien.

— Quelque chose de très précieux, cher confrère. Un baume que mon ami Tsing-Tcha compose avec divers ingrédients, mais surtout la résine tirée d’une plante d’ici que les Indiens arawaks nommaient guayacan. Cela donne d’excellents résultats dans un tas de cas. Taillé comme il l’est, ce gaillard devrait être debout dans un ou deux jours. Il a d’ailleurs l’air de se trouver très bien avec vous.

Moïse, en effet, offrait l’image même de la sérénité. Son regard, clair à présent, avait perdu toute expression de souffrance ou de fureur et, en acceptant le bol que lui offrait Pongo, il eut un bref sourire que l’Indien lui rendit et Gilles eut l’impression soudaine que quelque chose d’impalpable et de solide pourtant s’était tissé entre ces deux hommes nés aux antipodes l’un de l’autre, qui, de couleur différente, ne pouvaient se comprendre par la voie des paroles et pourtant s’entendaient.

— Parlons de vous, à présent, dit Finnegan qui, après avoir rabattu ses manches, commençait à ranger sa trousse. Je vais tout de suite lever un de vos doutes sur l’affaire d’hier. Maître Maublanc était peut-être trop malade pour vous recevoir mais, hier soir, chez Lallie-Fleurie, la putain quarteronne qui est sa maîtresse et qui donnait à souper à quelques officiers de la garnison, il a fort bien tenu sa partie à la bouteille et au lit. Lallie, qui est une amie, m’a même appelé à la fin de la nuit pour recoudre une de ses filles qu’il avait mise à mal. Il est vrai qu’en fin d’après-midi, Maublanc avait envoyé Césaire, son valet à tout faire, chez Tsing-Tcha pour être sûr d’être en forme…

À mesure qu’il parlait, tout s’éclairait dans l’esprit de Gilles. C’était le notaire qui avait prévenu Legros, c’était lui encore qui avait envoyé son valet attendre la troupe destinée à l’assassiner à son arrivée au Cap. Les deux hommes étaient de mèche ! De là ce retard apporté à lui remettre les papiers définitifs. Inutile de les donner à un homme qui, selon le notaire, n’avait plus beaucoup de temps à vivre… Ensuite, on ne se serait pas donné beaucoup de peine pour chercher les héritiers de la plantation dont Legros deviendrait le maître de jure après l’avoir été de facto. Et le tout sans bourse déliée…

— Si j’étais vous, fit la voix traînante du médecin, je boirais quelque chose de frais et essaierais de me détendre. Vous êtes si rouge que je crains de vous voir éclater… Qu’avez-vous en tête ?

— Vous devriez vous en douter. Je vais de ce pas chez ce notaire du Diable pour lui administrer la correction qu’il mérite après quoi, papiers ou pas, je vais chez moi, vous entendez ? Je vais à « Haute Savane », hurla-t-il furieux. On s’est assez moqué de moi, ici. À présent, c’est à moi de rire. Quant à ce Legros dont on me rebat les oreilles, j’en aurai fini avec lui avant ce soir. Pongo ! Va dire au capitaine Malavoine qu’il arme dix hommes et Pierre Ménard et qu’il m’envoie le tout devant la maison de maître Maublanc, rue Dauphine, dans une heure. Puis prépare-moi un sac pour trois ou quatre jours et prépare-toi toi-même ! Docteur, nous nous reverrons bientôt. On va vous montrer l’autre malade…

— Un instant, si vous le permettez.

— Quoi encore ?

— Votre proposition de devenir le médecin de votre plantation tient-elle toujours ? Je suis prêt à l’accepter.

— Tiens donc ! Simon Legros aurait perdu de son pouvoir maléfique à vos yeux. ?

— Nullement, bien au contraire. Mais ce qui va se passer là-haut risque d’être intéressant et vous savez combien j’aime m’instruire…

— En ce cas, je suis d’accord. Neuf cents livres par trimestre logé et nourri. L’êtes-vous aussi ?

— Nourri… et abreuvé ?

— Autant que vous voudrez à condition que votre pied reste ferme et votre main sûre.

— Soyez tranquille. Un Irlandais qui ne saurait pas boire ne serait pas un véritable Irlandais. Je vous rejoindrai, moi aussi, devant la maison du notaire.

Laissant Finnegan s’occuper de l’esclave noir ramené la veille, Gilles remonta sur le pont. Mais ce fut pour y trouver l’équipage rangé en bon ordre devant un corps cousu dans une toile à voile. Un prêtre en surplis, flanqué d’un enfant de chœur et d’un encensoir, était en train de prendre pied sur le tillac. L’heure était venue de rendre les derniers devoirs à Petit-Louis, le marin courageux qui s’était fait tuer la veille en défendant Judith et Gilles, en face de ce fuseau de toile qui attendait d’être confié à la mer, pensa que le compte de Simon Legros s’alourdissait singulièrement, que l’entente entre lui-même et le gérant de « Haute-Savane » n’était plus possible et que seule la mort pouvait trancher le débat. Peut-être la meilleure solution serait-elle de tirer à vue sans entamer la discussion…

L’une après l’autre, les quatre femmes qui habitaient le bateau apparurent, la tête couverte d’un voile sombre, et vinrent prendre place à la gauche du corps où elles s’agenouillèrent.

C’était la première fois que Fanchon reparaissait sous le soleil et Gilles n’y fit aucune attention. La camériste suivait Judith comme son ombre, une ombre visiblement inquiète de l’accueil qu’il pouvait lui réserver, mais le chevalier était décidé à ignorer cette fille jusqu’à ce que ses intempérances de langue lui donnent l’occasion de s’en débarrasser définitivement. Il ne vit donc pas le regard mi-implorant mi-angoissé dont elle le gratifiait. Lui-même regardait Madalen sagement agenouillée auprès de sa mère, mains jointes et les yeux baissés. Depuis que le navire avait jeté l’ancre, la jeune fille avait passé de longues heures, accoudée au bordage, contemplant l’étonnant décor, si nouveau pour elle et, surtout, cet océan bleu, si bleu qu’il était difficile de croire que ses vagues indigo fussent l’aboutissement des profondes lames vertes ou grises dont les embruns furieux fouettaient si souvent la terre bretonne. Elle semblait rechercher surtout la compagnie du capitaine Malavoine et Gilles, furieux, avait bien dû constater qu’elle s’esquivait, avec une excuse timide, chaque fois qu’il avait essayé de s’approcher d’elle.

Là encore, elle n’avait pas eu un regard pour lui et Gilles savait bien qu’elle le fuyait systématiquement, voyant en lui une assez bonne imitation du Diable. Pourtant, elle l’aimait, elle le lui avait dit mais, apparemment, cet amour-là n’était pas disposé à toutes les concessions, à tous les abandons et, bien souvent depuis le départ, Tournemine avait maudit la présence d’Anna Gauthier, toujours dressée comme un rempart entre sa fille et l’amour qu’il lui vouait. Mais peut-être, après tout, valait-il mieux qu’il en fût ainsi. S’il n’y avait eu que Pierre qui vivait totalement avec l’équipage, heureux comme un Breton peut l’être sur la mer, Gilles savait bien qu’aucune force humaine ne l’eût retenu d’entrer un soir dans la cabine de Madalen. Le Diable seul savait ce qu’il se fût passé alors entre lui et une fille pour laquelle les aspirations normales d’un corps humain étaient autant de péchés mortels.

À la minute présente, agenouillée dans sa simple robe de toile bleue au décolleté pudiquement caché par un fichu blanc, elle trouvait le moyen d’être plus désirable encore que la fille au palanquin dans sa nudité totale et ce fut assez distraitement que Gilles écouta les prières du prêtre tant son regard trouvait de joie à caresser la douce forme agenouillée. Et pas un instant il n’eut conscience du regard chargé de haine dont Fanchon enveloppait Madalen…

L’office s’achevait et les nuages de l’encens s’élevaient. Le corps fut descendu dans un canot où attendait le boulet de canon que l’on allait amarrer à ses pieds. Six marins et Pierre Ménard l’accompagnèrent et le petit bateau, déhalant, gagna la sortie du port tandis que le prêtre faisait tomber sur lui sa dernière bénédiction.

Silencieusement, les assistants se dispersèrent. Les femmes reprirent le chemin de leurs cabines mais Gilles retint Judith.

— Je n’ai pas l’intention d’attendre plus longtemps pour prendre possession de ce qui m’appartient, lui dit-il. Je vais de ce pas chez le notaire, l’obliger à me donner mes papiers puis avec une dizaine d’hommes je me rendrai à la plantation. Il est temps que ce Simon Legros apprenne qui est le maître à « Haute-Savane »…

— Dans ce cas je vais avec vous !

— Non seulement je n’y tiens pas mais je vous le défends. Les La Vallée vous attendent, vous allez vous rendre chez eux avec votre femme de chambre. Mme Gauthier et sa fille resteront à bord avec les blessés, à la garde du capitaine Malavoine. J’espère que tout se passera bien là-haut mais, au cas où il m’arriverait malheur, n’oubliez pas que vous êtes ma femme et que tous mes biens sont vôtres. Il vous resterait seulement à demander justice au gouverneur, au cas où vous souhaiteriez me venger. À présent, souhaitez-moi bonne chance pour ma prise de possession d’une terre qui semble décidée à se défendre plus vigoureusement qu’une forteresse.

Prenant la main de la jeune femme, il la porta à ses lèvres, posa sur le poignet un rapide baiser puis, se détournant, se disposa à rejoindre sa cabine pour y prendre ses armes et aussi pour y rédiger un rapide testament qu’il comptait confier au capitaine Malavoine. Il atteignait l’escalier quand la voix de Judith le rappela :

— Gilles !

— Oui, ma chère…

Sous l’ombre légère de la dentelle noire dont la jeune femme avait couvert sa tête pour la triste cérémonie il crut voir ses yeux briller de l’éclat assourdi des larmes contenues :

— Prenez soin de vous, je vous en prie. Revenez-moi vivant… au moins pour l’amour de Dieu !

Il lui offrit un sourire en coin chargé de scepticisme et d’ironie.

— Soyez certaine que je ferai de mon mieux et pas seulement pour l’amour de Dieu. Disons… pour celui de « Haute-Savane » elle-même.

Rapidement, il rédigea le document qui faisait de sa femme sa légataire universelle mais assurait largement la vie de la famille Gauthier, de Pongo et du capitaine Malavoine. Pendant ce temps le Gerfaut effectuait les manœuvres qui allaient permettre la mise à terre des trois chevaux, Merlin et deux compagnons, qui avaient effectué le voyage le plus commodément du monde dans une écurie aérée et rembourrée, aménagée sur le modèle des bateaux-écuries de la Marine royale.

Une demi-heure plus tard, armé d’un sabre d’abordage, de deux pistolets et d’une carabine disposée sur la selle de Merlin, Tournemine escorté de Pongo prenait pied sur le quai au moment précis où le canon annonçait l’entrée d’un navire dans le port. C’était un grand brigantin qui semblait avoir quelque peu souffert d’une longue traversée.

Sous le ciel qui se chargeait de nuages, le vent soufflant du nord-est envoya sur ceux qui se précipitaient au port et sur les soldats qui allaient garder l’accès des môles, l’affreuse odeur dont Gilles savait bien à présent qu’il ne l’oublierait plus jamais. C’était un négrier qui venait, avec une lenteur majestueuse que le chevalier ne put s’empêcher de trouver sinistre, prendre son mouillage. Les conversations courant autour de lui le renseignèrent. C’était le Marquis noir…

Apparemment le cher Gérald Aupeyre-Amindit, baron de La Vallée, qui « avait fait un peu de traite » avant son mariage, n’avait pas tout à fait renoncé aux fastueux profits du « bois d’ébène »… et il allait falloir apprendre à s’assimiler la mentalité de ceux qui, de cette île enchanteresse, avaient fait tout à la fois un paradis et un bagne. Mais La Vallée était sympathique, amical et lui avait sauvé la vie ainsi que celle de Judith.