Raflant les papiers qui le mettaient définitivement en possession de sa plantation et le trousseau de clefs que Maublanc y joignait, Gilles les enferma dans la poche intérieure de son habit, remit à sa ceinture son pistolet, qu’il avait posé sur le bureau, et, se coiffant de son chapeau, il appela Pongo et quitta la maison au milieu des chuchotements effarés des petites servantes qui, tapies derrière les portes, le regardaient passer. Césaire, lui, avait disparu et demeura invisible.
Sous le balcon à l’espagnole où ils avaient attaché leurs chevaux, lui et Pongo trouvèrent Liam Finnegan, Pierre Ménard et seulement trois hommes d’équipage, dont Germain.
— Vous en aviez demandé dix, monsieur, expliqua le second du Gerfaut, mais nous n’avions plus qu’un seul cheval à l’écurie du bateau et je n’ai réussi à en acheter que quatre. J’ai pensé qu’il était inutile que les autres viennent à moins que vous ne souhaitiez qu’ils fassent dix lieues à pied…
— Certainement pas et vous avez bien fait. À présent, messieurs, en selle. Vous connaissez le chemin, je crois, docteur ?
— Par cœur. Ce n’est d’ailleurs pas très difficile. Vos terres se trouvent sur le Limbé, adossées au Morne Rouge, non loin de la mer et de Port-Margot. N’importe qui vous aurait indiqué le chemin.
Sous la pluie qui roulait de petits torrents dans le caniveau au centre de la rue, la petite troupe se mit en marche. Les éclairs succédaient aux éclairs et le tonnerre semblait rouler autour du Cap-Français comme un chariot d’enfer lancé à fond de train. Les rues étaient vides. Seuls, quelques mendiants, mal abrités sous les flamboyants pleurant leurs fleurs pourpres avec l’eau du ciel ou sous les balcons, demeuraient là subissant stoïquement le déluge. Le gris du ciel semblait installé là pour l’éternité…
Bientôt, les dernières maisons de la ville furent dépassées.
Au-delà, la campagne était magnifique. La plaine d’abord où les « jardins à sucre » et les plantations de coton se succédaient, entourant de vastes « habitations » basses, blanchies à la chaux le plus souvent et qui, avec leurs dépendances, leurs ateliers, leurs moulins à sucre ou leurs égreneuses formaient autant de minuscules villages posés aux intersections des canaux d’irrigation. En dépit de l’orage, des esclaves noirs travaillaient sur ces terres, le dos rond sous l’averse, coupant les grandes cannes feuillues qui s’abattaient avec un bruit de soie froissée, les emportant vers les moulins. Puis ce furent des prairies où le bétail lui aussi subissait stoïquement la douche et enfin des collines couvertes d’épaisses forêts où le cèdre et l’acajou voisinaient avec le latanier, l’oranger et le bananier.
En dépit du temps affreux qui brouillait toutes choses comme un lavis trop mouillé, Gilles pensait, tout en chevauchant le chapeau sur le nez, qu’il n’avait jamais vu terre évoquant mieux que celle-ci le Paradis terrestre. Ses entrailles fécondes faisaient jaillir à foison d’inestimables richesses capables de contenter des multitudes. Pourquoi fallait-il que ce fût au seul bénéfice de quelques-uns ? De quelques-uns dont il allait faire partie intégrante sans accepter jamais, du moins il l’espérait, d’être des leurs, car le goût profond de la liberté qu’il portait en lui depuis son enfance s’insurgeait, tout naturellement, contre la féroce exploitation de l’homme par l’homme telle qu’elle existait ici.
Il abordait ce métier si nouveau de planteur – mais le planteur n’était-il pas la forme agrandie du paysan qu’il avait été ? – avec un esprit neuf, un cœur généreux et des yeux qui voulaient voir clair. Aussi les diverses mises en garde qui avaient jalonné son chemin vers « Haute-Savane » ne parvenaient-elles pas à entamer son courage pas plus que sa confiance en son étoile. Legros n’était qu’un homme de chair et de sang et le jeu mortel de la guerre lui avait appris combien pouvaient être fragiles les hommes de chair et de sang. Quant aux malédictions, aux sortilèges rampant dans les brumes du soir, il comptait les affronter sereinement grâce à sa foi en Dieu. Et si son atavisme breton, essentiellement tourné vers l’étrange et le fantastique, donnait une involontaire adhésion à cette bizarre histoire de morts vivants, son courage naturel et son refus farouche de toute forme de terreur quelle qu’elle soit lui faisaient envisager sereinement un combat avec l’impossible.
Satan, il le savait, car dans sa vie bien courte encore il l’avait plusieurs fois rencontré, pouvait se cacher sous bien des visages. Gilles lui avait vu l’extérieur austère et la bigoterie féroce des moines de l’Inquisition espagnole, l’impitoyable sauvagerie d’un Tudal de Saint-Mélaine, les appétits lubriques d’une future reine d’Espagne et même le visage placide, le goût subtil et les manières policées d’un frère de roi. Qu’il ait ici l’aspect d’un bourreau blanc ou de sorciers noirs était de peu d’importance. Le combat resterait le même et, avec l’aide de Dieu, lui, Tournemine, saurait le tourner à son avantage. Peut-être, après tout, ses meilleures armes seraient-elles la bonté, la miséricorde et la générosité envers ces malheureux êtres déracinés et asservis dans d’affreuses conditions et qui, en faisant appel à leur sombre magie pour lutter contre un sort cruel, ne faisaient, après tout, que se défendre et se venger…
La pluie, devenue torrentielle, interrompit le cours de ses pensées. Une boue lourde collait aux sabots des chevaux et le moindre ruisseau se gonflait d’eau bouillonnante qui dévalait des pentes et rendait son franchissement plus difficile. Quand on atteignit le Limbé, il fallut renoncer momentanément à franchir la rivière devenue un gros torrent qui eût mis les chevaux en difficulté.
— Nous ne sommes plus bien loin, dit Finnegan. Arrêtons-nous un instant et buvons quelque chose en attendant que la pluie cesse.
— Êtes-vous certain qu’elle va cesser ? Je me suis laissé dire qu’en cette saison elle pouvait durer plusieurs jours.
— Sans doute mais aujourd’hui elle ne devrait pas durer. Ce n’était qu’un très gros orage.
Au coude de la rivière s’élevait un ajoupa2 à moitié ruiné qui avait servi jadis à quelque boucanier et devait servir encore si l’on en croyait les traces d’un grand feu encore visibles. La petite troupe s’y arrêta à l’abri de ce qui restait du toit. On mangea des bananes cueillies sur place et on but une bonne rasade aux gourdes de rhum pendues aux selles de Tournemine et de Pierre Ménard. La chaleur de l’alcool permit à chacun d’oublier qu’il était trempé comme un barbet.
Et puis, brusquement, la pluie s’arrêta comme l’avait annoncé le docteur. À la manière d’un rideau qui se lève, le ciel tout à coup dévoila l’ardent soleil qui, d’un seul coup, incendia la terre, ramenant la grande chaleur du milieu du jour. La rivière s’apaisa peu à peu, les flaques d’eau se mirent à fumer au creux des ornières et s’évaporèrent lentement. Les hommes eurent trop chaud sous leurs casaques de toile mouillées et les chapeaux, dégouttant d’eau l’instant précédent, redevinrent des parasols. Sur le ciel redevenu bleu, les mornes velus d’épaisses forêts reparurent nettement dessinés. Le paysage retrouva soudain tout son charme.
En bon ordre, la petite troupe franchit la rivière bordée de bambous et de cocotiers tandis qu’apparaissait une troupe de filles noires aux jupons haut troussés qui portaient sur leurs têtes de larges corbeilles de linge. Une grosse négresse ventrue les dirigeait et, sans un regard vers les cavaliers, elles déballèrent leur ouvrage et se mirent à laver le linge en le frappant à grands éclats sur de larges pierres plates. Liam Finnegan désigna, en amont du gué, un gros cocotier penché au-dessus de l’eau et une pierre blanche dressée auprès de son pied.
— Cela marque la limite de votre part de la rivière, dit-il à Gilles. Tout ce qui est à notre gauche appartient à « Haute-Savane ». Derrière cette haie, vous allez pouvoir contempler vos premiers champs d’« herbe bleue »…
En effet, des barrières de bois doublées de haies de bambous épousaient à présent le côté gauche du chemin. Gilles s’approcha, écarta les branches bruissantes et découvrit sagement alignés en longues files tirées au cordeau de petits arbustes dont les feuilles pennées étaient d’un joli vert tendre agrémentées de cônes de fleurs roses. Une haie de citronniers, recoupée de canaux d’irrigation, séparait ce champ des autres cultures de la plantation.
— Ce n’est pas de l’herbe et elle n’est pas bleue, fit Gilles qui, en dépit de ce qu’il avait pu lire, pensait que la teinte indigo apparaissait tout de même quelque peu sur la plante.
Finnegan se mit à rire.
— Ici, tout ce qui n’est pas arbre est herbe, même la canne à sucre, je crois bien. Quant à ce bleu magnifique auquel vous pensez, il apparaît pendant le trempage des feuilles. Ne me dites pas que vous êtes déçu.
— Vous ne le croiriez pas et vous auriez raison. Ce que j’aime moins, c’est ceci…
« Ceci » c’était la vingtaine d’esclaves noirs, des femmes et des vieillards pour la plupart, qui, vêtus de haillons sales, arrachaient les mauvaises herbes sous la surveillance de deux mulâtres armés de fouets à longues lanières. Leurs yeux vifs allaient de l’un à l’autre des misérables travailleurs enregistrant la moindre défaillance, le plus petit ralentissement. Le fouet alors s’envolait au bout d’un bras musclé et s’abattait cruellement sur un dos, autour d’une paire de jambes…
Avec horreur, Gilles vit que ces gens étaient maigres à faire peur et devaient faire appel à tout ce qui pouvait leur rester d’énergie pour continuer leur labeur.
— Je croyais, gronda Gilles, que le Code noir ordonnait au planteur de nourrir convenablement ses esclaves ou de leur laisser du temps libre pour cultiver de petits lopins de terre…
— C’est écrit, en effet, sur le papier… mais pas dans la cervelle de certains planteurs et surtout pas dans celle de Simon Legros. Son système, à lui, c’est d’épuiser graduellement son cheptel et de le remplacer en partie à chacune des arrivées des navires négriers. Les esclaves, ici, sont nourris à peine. Ceux-ci en tout cas n’en ont plus pour longtemps mais le navire qui vient d’entrer amènera les remplaçants. Hé là ! Mais que faites-vous ?
La question était inutile. Écartant la haie de bambous, Tournemine venait de sauter dans le champ. L’un des surveillants occupé à cingler furieusement le dos décharné d’une vieille femme qui venait de s’abattre sur l’un des arbustes était tout proche de lui. En un clin d’œil, le chevalier lui eut arraché le fouet meurtrier et d’un magistral coup de poing l’avait envoyé mordre la poussière.
Étourdi par la violence du coup, l’homme resta étendu un instant mais, déjà, son compagnon accourait, le fouet haut, prêt à l’abattre sur l’imprudent qui osait s’interposer entre eux et leur sinistre justice. Froidement, alors, Gilles tira son pistolet, le braqua dans la direction de l’homme qui arrivait sur lui.
— Jette ça ! ordonnait-il. Sinon, je te loge une balle entre les deux yeux.
Le surveillant s’arrêta net, exactement comme si la balle annoncée l’avait touché. Le fouet tomba de son poing. Pendant ce temps, l’autre se secouait, cherchant à retrouver ses esprits pour se relever.
— De quoi vous vous mêlez ? grogna-t-il. Attendez un peu que le patron apprenne qu’un foutu étranger a osé…
— Le patron, c’est moi ! Je suis le nouveau maître de cette plantation et vous allez apprendre rapidement que je suis un maître qui entend être obéi. Comment vous appelez-vous ?
Les deux hommes se regardèrent. Celui qui était debout vint aider celui qui était à terre à se relever mais le pistolet était toujours braqué sur eux et Gilles vit la peur passer dans leurs yeux.
— Moi, c’est Labroche, lui, c’est Tonton… vous êtes vraiment le nouveau patron ?
— Il n’y a aucun doute là-dessus, fit la voix traînante de Finnegan qui avait lui aussi franchi la haie. Vous avez devant vous le chevalier de Tournemine et il est, le plus régulièrement du monde, le maître de « Haute-Savane ». Alors, je vous conseille d’obéir.
Celui qui s’appelait Labroche haussa les épaules et remonta la ceinture de son pantalon.
— On demande pas mieux mais on voit pas pourquoi le maître a frappé Tonton. On ne fait rien d’autre que notre boulot tout juste comme m’sieur Legros, le gérant, l’ordonne. Ce sont tous des bourriques, ces moricauds. Y connaissent que le fouet…
— Dites que vous, vous ne connaissez que ça ! Ces malheureux tiennent à peine debout. Jetez donc un coup d’œil à cette femme, docteur… Il faut la soigner.
Finnegan n’eut besoin que d’un instant d’examen.
— C’est inutile ! Elle est morte. Le cœur a lâché.
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