— Alors, vous deux, vous allez ramener cette équipe à ses cases, les faire reposer et leur donner à manger. Vous entendez ? À manger et tout de suite !
— Et le désherbage, alors ? osa Labroche avec insolence. Qui c’est qui va le faire ? Nous ?
— Pourquoi pas ? Ça pourrait parfaitement venir si mes ordres ne sont pas exécutés à la lettre ! Allez ! Ramenez ces vieux et ces femmes ! Demain vous mettrez au désherbage une équipe plus solide. Et plus question de les faire marcher à coups de fouet, vous entendez ? Allons, faites-leur arrêter ce travail…
Car, dans leur terreur constante, les esclaves, en dépit de l’intérêt que représentait pour eux la scène qui venait de se dérouler, n’avaient pas interrompu un instant leur ouvrage. Ceux qui venaient après la vieille femme abattue avaient simplement enjambé son corps. Mais ils se figèrent tous, aussi immobiles que des statues, au coup de sifflet du surveillant. Et il fallut un autre ordre pour qu’ils se missent en marche vers leur cantonnement, emportant à plusieurs la dépouille de leur compagne.
Les fouets qu’il avait ramassés entre les mains, Gilles regarda le lamentable cortège, conduit par ses deux surveillants, disparaître derrière le rideau de citronniers vers les quartiers habités. Puis tendant les longues tresses de cuir à Pongo, il lui dit :
— Emporte ça ! On brûlera ces horreurs. J’entends n’avoir que des serviteurs bien traités.
— J’espère, dit Finnegan, que vous n’avez pas dans l’idée un affranchissement massif de tous vos esclaves ? Ce serait une folie car beaucoup ne sont pas prêts à accepter une totale liberté. Ce sont, pour la plupart, des enfants craintifs mais d’autres sont de vrais sauvages, des brutes affamées de vengeance et qui peuvent être sanguinaires.
— Chacun sera traité selon ses mérites et ses capacités. Croyez-moi, je saurai châtier qui mettra en danger l’ordre et la tranquillité de la plantation. J’achèterai même d’autres esclaves si les besoins de la culture l’exigent mais ils ne connaîtront ni le fouet ni la torture. En contrepartie, j’abattrai sans pitié les brutes dangereuses. N’est-il pas possible de n’avoir que des travailleurs conscients ?
— Si. Il existe un statut que les planteurs emploient pour ceux de leurs esclaves particulièrement intelligents et dévoués. C’est une semi-liberté qui leur permet de vivre à leur guise pourvu qu’ils restent attachés à la plantation. On les appelle les « libres de savane ». L’affranchissement, lui, leur permet d’aller où ils veulent et de bâtir leur vie comme ils l’entendent. Les surveillants et leur « commandeur » qui est leur chef sont en général des « libres de savane » et comme tous les êtres mineurs ils abusent de leur pouvoir.
— J’étudierai tout cela à loisir. À présent, il est temps d’aller voir à quoi ressemble le sieur Legros. Je pense que l’habitation n’est plus très loin ?
— Après le tournant que fait le chemin, là-bas, vous serez presque devant le portail d’entrée. Attendez-vous à une surprise : la maison que l’on appelait jusqu’à présent l’« habitation Ferronnet » est l’une des rares très belles maisons de l’île. Le vieux Ferronnet avait un peu la nostalgie de son pays d’Anjou et il a fait reconstruire sa demeure avec une certaine élégance. Le comte d’Estaing lui avait prêté l’architecte qui a travaillé pour lui à la résidence. Cela n’a pas été une bonne idée car le pauvre Ferronnet y a perdu la vie. Il n’y a peut-être pas, d’ailleurs, que Simon Legros qui serait prêt à tuer pour posséder ce petit palais…
Ce rappel de l’ancien propriétaire ramena dans l’esprit de Gilles les confidences terrifiées du notaire et il raconta à l’Irlandais l’étrange histoire qu’il venait d’apprendre. Finnegan appartenant, selon lui, à la catégorie des sceptiques, il s’attendait à l’entendre rire. Or, tout au contraire, il le vit pâlir et même se couvrir d’un rapide signe de croix.
— Ne me dites pas que vous croyez à ces contes de bonne femme. Pas vous ?
Finnegan tourna vers lui deux prunelles éteintes qui ressemblaient à deux cailloux verts.
— Pourquoi pas moi ? Je suis irlandais, ne l’oubliez pas. Ici tout est possible, même l’invraisemblable… En tout cas, il faudra éclaircir cette histoire coûte que coûte, car elle est très grave. Jusqu’à présent, que je sache, ces pratiques n’ont eu pour victimes que des Noirs ou de rares « petits Blancs3 », jamais un « grand Blanc ». Si cela est prouvé, Legros mourra sur la roue et sa sorcière pourrait bien voir se rallumer pour elle les flammes d’un très médiéval bûcher… Tenez, voici l’entrée !…
Stupéfait, Gilles se crut un instant ramené en France par quelque tour de magie. Devant lui, haut perchés sur des piliers élégamment taillés, des lions de pierre gardaient une majestueuse allée de grands chênes au bout de laquelle sur une colline s’étalait une longue maison rose pâle entourée de vérandas à arcades supportées par d’élégants pied-droits. Un grand toit dont les- ardoises fines brillaient d’un éclat bleuté sous le soleil coiffait l’unique étage dont les hautes fenêtres s’ornaient de balcons de fer forgé travaillés comme des dentelles.
Ce n’était pas un château, tout juste un manoir mais d’un charme si prenant que Gilles sentit que son cœur lui échappait pour s’en aller vers cette douce maison. Une joie profonde l’envahit en même temps qu’une sorte de timidité. Il était là, au bord de la longue allée ombreuse, comme un Hébreu de la grande époque au bord de la Terre promise. Il en emplissait ses yeux sans réussir à se résoudre à y entrer.
— Beau wigwam ! commenta la voix tranquille de Pongo. Dommage lui habité par bêtes puantes !
Tournant vers lui un visage étincelant de joie, Gilles s’écria :
— Nous allons les chasser, Pongo ! Nous allons les chasser tout de suite même. En avant !
Et, arrachant son chapeau qu’il agita frénétiquement, le nouveau maître de « Haute-Savane », hurlant comme un Comanche, lança son cheval au grand galop dans le dense et frais tunnel que formaient les grands chênes. Les autres s’élancèrent derrière lui et bientôt toute la troupe débouchait au grand soleil, auprès d’un grand bassin circulaire où pleurait une fontaine et juste devant un large escalier montant vers un perron arrondi.
Des clématites, des roses et des jasmins s’accrochaient aux colonnes plates de la véranda et, tout autour de la maison, dans le jardin laissé à l’abandon, la folle végétation tropicale foisonnait en une liberté déchaînée. Orangers, bananiers, figuiers, lauriers blancs ou rouges se mêlaient à la neige rose des cacaoyers et aux lianes fleuries des vanilliers. Des plantes aux fleurs énormes, aux feuilles géantes dont Gilles aurait été incapable de dire le nom, poussaient au petit bonheur au pied des cocotiers, des palmiers à huile, des dattiers, des flamboyants ou des lataniers dont les troncs bien droits et lisses filaient vers le ciel pour y éclater en étonnants bouquets de palmes en éventail dont les feuilles pointues frappaient le ciel d’une sorte de feu d’artifice.
Tout, ici, proclamait l’exubérance de la vie, pourtant tout semblait mort. La maison aux volets clos était muette sous le chant des oiseaux. Elle avait, dans sa solitude, quelque chose de farouche et d’hostile et, en dépit de ses fleurs, de sa grâce, suintait une tristesse profonde venue peut-être de ce qu’aucun être humain ne s’y montrait.
Finnegan fronça les sourcils.
— Qu’est-ce que cela veut dire ? Autant les champs semblent en ordre parfait, autant l’habitation paraît abandonnée…
— On a dû la fermer quand Jacques de Ferronnet est parti, fit Gilles. Pensiez-vous que Legros aurait eu l’audace de s’y installer ?…
— Mais il a eu cette audace, soyez-en bien persuadé, et avec l’intention bien arrêtée d’y rester. Je l’ai su.
— C’est possible, mais il a dû plier bagage quand il a su que la plantation était vendue. Où habite-t-il normalement ?
— Près de la rivière, assez loin des cases des esclaves. Mais qu’il ne soit plus là n’explique pas tout. Cette maison avait des esclaves domestiques. Une dizaine au moins. Où est la grosse Celina qui régentait tout dans la maison ? Où est le vieux Saladin qui était le frère de lait du vieux M. de Ferronnet. Où sont Zélie et Zébulon et Charlot et Gustin et Thisbé… et les autres ?
— Où voulez-vous qu’ils soient ? Dans les enclos, sans doute, à travailler la terre… Legros n’a pas dû les laisser inoccupés.
— Certainement pas. Legros est infâme, mais il connaît la valeur de serviteurs tels que ceux-là. Celina est peut-être la meilleure cuisinière de l’île et le vieux Saladin pourrait servir chez un roi…
— Alors il les a vendus. S’ils sont tels que vous le dites, il a dû en tirer un bon prix. À présent, nous pourrions peut-être entrer ? Venez, messieurs, j’espère tout de même qu’il reste, dans cette maison, de quoi nous rafraîchir et nous recevoir. Il nous faudra sans doute faire nos lits nous-mêmes, mais c’est de peu d’importance…
Tirant de sa poche le jeu de clefs que lui avait remis le notaire, Gilles escalada le perron et s’approcha de la belle porte d’acajou ouvragée, douce comme du satin sombre, dont les cuivres brillaient superbement, preuve évidente qu’on les avait, dans un temps encore proche, entretenus avec amour.
Elle s’ouvrit sans un grincement sur un grand vestibule assombri par les volets clos et dallé de marbre blanc à bouchons étoilés noirs. Un vestibule qui, à l’exception d’un bel escalier à rampe de fer forgé, était totalement, absolument, dramatiquement vide. Il n’y avait plus ni un meuble ni un tableau et par une double porte ouverte sur la gauche, un vide tout semblable se montrait. Apparemment, la maison avait été déménagée de fond en comble…
1. Toile de coton, généralement jaune et fabriquée initialement à Nankin.
2. Sorte de cabane de bois ou de pierre.
3. Petits paysans, petits commerçants et petits fonctionnaires de l’île.
CHAPITRE X
UN TAMBOUR DANS LA NUIT…
Les bottes des sept hommes résonnaient sinistrement sur le parquet d’acajou de la grande « salle de compagnie1 » qui tenait à elle toute seule près de la moitié du rez-de-chaussée. À mesure que les trois marins, Germain, Lafleur et Moulin, repliaient les grands contrevents de bois, à mesure que la grande lumière de midi chassait l’obscurité, la désolation tragique de cette magnifique pièce éclatait dans toute sa misère. Il n’y avait plus, sur les murs à panneaux tendus de soie jaune soleil, que les traces grises encadrant des zones plus claires des tableaux, des glaces ou des tapisseries. Plus de lustres au plafond sinon, sous l’emplacement qu’ils avaient occupé, un fragile éclat blanc prouvant qu’ils avaient été du plus beau cristal de roche.
Finnegan, comme il avait égrené la litanie des serviteurs disparus, entreprit celle des meubles envolés.
— C’est à n’y pas croire ! Il y avait ici, près de cette fenêtre, un clavecin en vernis Martin dont Mme de Ferronnet touchait joliment. Près de cette cheminée une chaise longue à la duchesse et le grand fauteuil où son époux s’asseyait pour fumer les longs cigares de La Havane qu’il affectionnait en lisant la gazette de l’île, ce que les Noirs appellent « le papier qui parle »… Sous ces deux panneaux, il y avait des consoles jumelles, là, une superbe commode signée Riesener. Là, une grande glace, là, des portraits de famille dans des cadres ovales. Il y avait aussi des tapis de Yunnan et d’autres venus de France. Où tout cela a-t-il pu passer ?…
— Où voulez-vous que ce soit passé ? Le sieur Legros a dû se servir à moins qu’il n’ait tout vendu, comme il a dû vendre les serviteurs. Je commence à comprendre pourquoi il tenait si fort à ce que je n’arrive pas jusqu’ici…
— Le jeune Ferronnet jouait beaucoup. Êtes-vous certain que la maison vous a été vendue meublée ?
Tirant de sa poche les actes remis par Maublanc, Gilles haussa les épaules.
— Lisez vous-même ! Il doit y avoir là à peu près tout ce que vous venez de décrire. Allons visiter le reste de la maison… par pur acquit de conscience d’ailleurs car je jurerais bien que tout est dans le même état.
En effet, la grande chambre qui avait été celle des maîtres était aussi nue que la salle de compagnie. En revanche, la bibliothèque réservait une surprise. Elle avait conservé tous ses rayonnages et les rayonnages avaient conservé tous leurs livres. Sans doute celui qui s’était chargé du déménagement ne prisait-il guère la lecture… Mais tout le reste du mobilier avait disparu et l’impression était étrange de voir, sagement rangées dans leurs cadres d’acajou relevé de filets de cuivre, ces longues files de vieilles reliures aux tons amortis littéralement abandonnées au milieu d’un désert.
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