— Toi donner ça… doucement, conseilla-t-il. Tout doucement.

Calvès lui remit son pistolet et Pongo consentit alors à le laisser se relever.

— Si je peux me permettre, fit-il en s’époussetant vaguement, on aura du mal à trouver ce qu’il faut mais, pour trois ou quatre jours, le mieux serait… peut-être que ces messieurs s’installent dans la maison de M. Legros, près de la rivière. Elle n’est pas grande mais vous y seriez mieux que sur de la paille jetée dans une maison vide. Et puis Désirée, la fille noire qui s’en occupe, prendrait soin de vous. Elle fait assez bien la cuisine…

Il parlait, parlait, semblant oublier totalement ce qui venait de se passer et uniquement soucieux, en apparence, de se comporter en bon serviteur.

— Qu’en pensez-vous ? demanda Gilles en se tournant vers ses compagnons.

— Ça me paraît une assez bonne solution, dit Pierre Ménard. Il commence à se faire tard.

Le soleil, en effet, tapait moins dur et, sur la mer que l’on apercevait au loin, ses rayons moins verticaux dessinaient plus nettement les bateaux et les îles.

— Et puis, souffla Pongo, maison plus petite plus facile à défendre…

Visiblement, l’Indien n’accordait aucune confiance à cet homme velu qui semblait le dégoûter considérablement et son sens aigu du danger le rendait sensible à l’atmosphère bizarre qui régnait sur la plantation.

— Bien ! dit Gilles. Nous ferons ainsi mais pour le moment je désire faire le tour du domaine. Aussi, monsieur Calvès, prenez une quelconque monture et guidez-nous. Je veux tout voir.

Dompté, en apparence tout au moins, le « commandeur » acquiesça.

— Si vous voulez bien m’attendre un instant…

Il ne lui fallut qu’a peine une minute pour revenir monté sur une mule solide.

— Que voulez-vous voir d’abord ?

— L’installation de préparation de l’indigo, l’égreneuse à coton puis les champs. Ah ! pendant que j’y pense : je ne veux pas, demain, revoir ces deux instruments de mort, ajouta-t-il désignant de sa cravache le poteau d’abord, le mancenillier ensuite. Enlevez l’un, brûlez l’autre mais que le soleil ne les revoie pas…

La visite dura longtemps et ne put d’ailleurs se faire complètement mais Gilles n’eut aucune peine à se convaincre de l’importance de cette terre qu’une soirée de jeu à Fraunces Tavern avait faite sienne. Derrière les logis des surveillants se trouvaient les « moulins à indigo » composés chacun de quatre cuves de pierre disposées en étages : la première servant de réservoir, la seconde de trempoir où s’opérait la fermentation des plantes, la troisième qui était la batterie, l’endroit où la bouillie bleue était battue, pendant des heures, par les esclaves les plus solides et la quatrième, enfin, le reposoir où l’indigo s’égouttait avant d’être mis à sécher dans de petits sacs de toile.

Un instant, Gilles regarda travailler les hommes qui, aux batteries, frappaient l’indigo au moyen de longues perches terminées par une sorte de boîte. C’était un travail très dur et les esclaves, les mieux en forme qu’il ait vus jusqu’à présent, semblaient peiner durement. Se souvenant alors de ses lectures, il se tourna vers Calvès.

— Comment se fait-il que vous en soyez encore, ici, à cette technique périmée ? La propriété est riche. Il est grand temps d’installer un moulin, mû par un mulet, qui battra l’indigo à la place des hommes. Leur énergie sera mieux employée aux cultures vivrières.

— C’est une grosse dépense et M. Legros…

— Jusqu’à ce que je vous en parle, je ne veux plus entendre parler de ce personnage. Voyons les champs…

On partit, visitant d’abord les champs de coton qui s’étendaient en direction de la mer et où la récolte battait son plein alors que, côté indigo, la plupart des plants n’étaient pas encore mûrs. Gilles vit là une grande partie de ses esclaves : hommes, femmes et même enfants au-dessus de dix ans, tous en guenilles, tous coltinant sur leurs dos, car l’heure venait de rentrer aux ateliers, les sacs de neige douce qu’ils amenaient aux cabrouets pour qu’ils soient conduits à l’égreneuse. La saison des pluies ne faisait que commencer et il fallait se hâter, aussi le travail était-il rude.

Cette fois, Gilles n’intervint pas, se réservant de régler cette question dès le lendemain matin. Il se contenta de jeter à Calvès :

— Vos sous-ordres vous diront sans doute tout à l’heure que j’interdis l’usage du fouet. C’est une arme cruelle et lâche.

Les yeux du Maringouin s’arrondirent.

— Plus de fouets ? Mais comment pensez-vous les faire marcher ?

— Vous le verrez bien. Je prétends, moi, que des travailleurs bien traités et bien nourris travailleront beaucoup mieux et rapporteront plus. Nous réglerons cela demain matin.

— Au fait, intervint Liam Finnegan, avez-vous des malades ?

— Oui… je crois. Il y en a toujours trois ou quatre dans la case d’isolement. Mais pas grand-chose, hein ? Je vous connais, docteur Finnegan : n’allez pas imaginer qu’on cache ici des cas de peste ou de fièvre jaune…

— Vous allez tout de même nous les montrer, dit Tournemine. Ensuite, j’irai voir de quelle façon vous nourrissez votre monde puisque l’heure est venue pour eux de rentrer à leurs cases.

On remonta vers les bâtiments d’exploitation et les cases qui faisaient comme une grosse tache grise sur le vert joyeux des collines. La saleté qui régnait là à l’état endémique, comme sur la personne même du « commandeur », avait frappé Tournemine. Il était grand temps de passer les bâtiments au lait de chaux… et les hommes au savon. Tout ça devait être plein de vermine. Comment garder des êtres humains en bonne santé si on n’assainissait pas leurs logements ? Et Gilles se promit, dès le lendemain, de visiter les cases où vivait cette humanité qui désormais dépendait de lui.

Toujours guidée par le Maringouin, la petite troupe se dirigea vers une case assez grande mais dont le toit menaçait ruine et qui se trouvait en arrière du mancenillier que Gilles avait condamné.

— Voici l’endroit où nous mettons les malades, dit-il en ouvrant d’un coup de pied une porte en lattes.

— Curieux hôpital ! grogna Finnegan en pénétrant à l’intérieur, suivi de Gilles et de Pongo.

Si endurci que fût Tournemine, il sentit son estomac se révolter à l’odeur qui vint à sa rencontre et le médecin, lui-même, eut une grimace de dégoût. Engourdis comme des serpents dans leur nid, cinq Noirs remuèrent faiblement à leur entrée, levant sur eux des yeux pleins de détresse. Leur regard permit à Finnegan de constater que trois d’entre eux en étaient aux derniers stades de la dysenterie et que, pour eux, la mort n’était plus qu’une question d’heures. Les deux autres ne paraissaient pas aussi bas bien qu’ils ne fissent pas la moindre tentative pour lever la tête quand le médecin se pencha pour les examiner.

— Ces deux-là peuvent être sauvés à condition d’être isolés immédiatement. Depuis combien de temps ces hommes n’ont-ils pas eu de soins ?

La question déplut visiblement à Calvès.

— Depuis vous, on n’a pas repris de médecin. M. Legros, ajouta-t-il avec un regard inquiet en direction de Tournemine, dit qu’un certain pourcentage de pertes par maladie est inévitable…

— Je sais, dit Finnegan. Legros achète des esclaves de second choix et les use jusqu’à la corde. Un médecin, des soins, ça augmenterait le coût. Cet imbécile ne comprendra jamais que des travailleurs en bon état rapportent beaucoup plus et finalement coûtent moins cher.

— Tout le monde a le droit de penser comme il veut, dit le Maringouin aigrement, et si…

— En voilà assez ! coupa brutalement Tournemine. Y a-t-il ici un bâtiment, en bon état j’entends, et pas avec un toit crevé, qui puisse servir d’infirmerie.

— L’un des entrepôts est vide pour le moment mais…

— Il fera l’affaire en attendant qu’on construise une sorte de petit hôpital.

— Un hôpital ? Pour ça…

Le fouet du commandeur désignait le tas misérable des malades. Gilles le lui arracha.

— Pour ça, oui ! Faites mettre des paillasses dans l’entrepôt, faites-y transporter les malades et obéissez aux ordres du docteur Finnegan. Quant aux mourants…

— Je vais apaiser leurs souffrances avec de l’opium. La mort les prendra cette nuit et ils ne la verront pas venir. Demain, on brûlera cette infamie que vous appelez une case avec ce qu’il y a dedans.

Durant une heure, le médecin, aidé de Pongo, déploya une activité dévorante et parvint à installer assez convenablement ses malades et même à obtenir qu’on leur confectionnât un potage de légumes. Pendant ce temps, Gilles, Ménard et les trois marins obligeaient Calvès et ses surveillants à une distribution de manioc et de viande séchée car la distribution de vivres hebdomadaire à laquelle le Code noir obligeait les planteurs datait alors de cinq jours, mais comme elle avait dû être beaucoup plus parcimonieuse que ne le prescrivait le Code (à savoir deux pots et demi de farine de manioc, deux livres de viande salée et trois livres de poisson par tête, le reste de la nourriture devant être fourni par les jardins individuels), il n’y avait strictement rien à manger dans l’enclos à l’exception de quelques bananes et d’une poignée d’ignames.

Toutes ces opérations prirent du temps et, quand la nuit tomba, il n’en restait plus assez pour visiter le reste de la propriété et le second enclos à esclaves qui, pour éviter une trop grande concentration de nègres au voisinage de l’habitation, se trouvait presque aux limites de la plantation vers le Morne Rouge.

Visiblement soulagé, Calvès conduisit ses incommodes visiteurs vers la rivière au bord de laquelle s’élevait la maison de Simon Legros.

Située sur une courbe du Limbé, non loin de son confluent avec la Marmelade et abritée par des lataniers et des jacarandas bleus, c’était une maison basse, construite en bois et en torchis et blanchie à la chaux. Un bâtiment trapu qui devait contenir les dépendances se montrait sur l’arrière et une petite véranda en faisait le tour.

Le cadre était charmant et la maison l’eût été aussi si d’épais volets de bois pleins, percés de fentes visiblement destinées à laisser passer des armes, n’étaient repliés contre les piliers de la véranda. De toute évidence, Simon Legros entendait dormir tranquille et ne pas se laisser surprendre.

L’arrivée de la troupe attira sur le seuil une femme noire qui élevait une lanterne. C’était une grande fille à la peau très foncée dont le visage immobile semblait taillé dans du basalte. Une candale blanche retroussée sur un jupon rouge fendu sur le côté pour montrer, jusqu’à la cuisse, une jambe nerveuse de pur-sang, s’attachait à sa taille sous un caraco décolleté si bas et lacé si largement qu’il ne cachait qu’à peine des seins en poire qui bougeaient à chacun de ses mouvements. De grands anneaux de cuivre pendaient à ses oreilles sous le madras blanc qui drapait sa tête.

— Désirée, dit Calvès, voici le nouveau maître. Il habitera ici jusqu’au retour de Simon. Les hommes qui l’accompagnent sont ses serviteurs. Veille à bien les servir.

Avec une grâce aisée, elle s’inclina très bas puis se releva et, tout aussi souplement, précéda les nouveaux venus à l’intérieur de la maison où, à leur surprise, ils virent qu’un souper était préparé sur une grande table en bois de campêche qui tenait le centre de la « salle de compagnie » sur laquelle ouvraient trois chambres et une sorte d’office dont la cloison ne s’élevait pas jusqu’au plafond. Le reste de l’ameublement était simple : de légères chaises de rotin, une sorte de canapé de même matière garni de coussins rouges et un râtelier d’armes sur lequel aucun fusil, curieusement, ne reposait. Une grosse lampe à huile pendue au plafond éclairait la table et les plats qui y étaient disposés.

Le regard de Gilles alla du râtelier vide à des traces, encore visibles, de pattes de chiens qui apparaissaient sur le plancher de la maison.

— Legros est-il parti soutenir un siège ? dit-il négligemment. Je vois ici un râtelier sans armes et des traces de chiens sans chiens…

Désirée, à qui s’adressait la question, détourna la tête sans répondre mais pas assez vite pour que Gilles n’ait eu le temps de lire la peur dans son regard. Elle disparut dans l’office et ce fut Calvès qui répondit avec un gros rire :

— La route est longue jusqu’à Kenscoff et pas toujours sûre avec les « marrons3 » qui courent les mornes et les forêts. M. Legros ne se sépare jamais de ses chiens. Ils reniflent le mauvais nègre à une lieue. Et, bien sûr, il a emmené son fusil. Personne n’aurait l’idée de se promener sans armes dans ce sacré pays.