— Son fusil ? Si j’en crois les marques laissées sur ce mur il est parti avec tout un arsenal. Il faudra que je lui demande comment il fait pour tirer avec cinq fusils à la fois. Eh bien mais… il me reste à vous remercier des soins que vous avez pris de nous. Demain, dès le jour levé, je serai aux bâtiments d’exploitation. J’espère que, d’ici là, vous aurez exécuté mes ordres.
Le Maringouin se retira en assurant que tout serait fait comme on le lui avait indiqué et disparut dans la nuit sans faire plus de bruit qu’un chat.
— Pongo pas aimer vilain bonhomme, déclara l’Indien qui le regardait partir. (Puis, plus bas et pour le seul usage de Gilles :) pas aimer non plus dernier coup d’œil à fille noire… Chose pas claire se tramer ici !
— Si tu crois que je n’en ai pas pleinement conscience ? J’ai bien idée qu’on nous prépare ici quelque chose mais quoi ? Si nous soupions, messieurs ? ajouta-t-il plus haut en s’adressant à ses compagnons qui visitaient avec curiosité les quelques pièces de la maison à l’exception du seul Finnegan. Celui-ci avait tout de suite repéré les bouteilles de vin rafraîchies à la rivière que la servante avait déposées depuis peu sur la table et, après avoir arraché le bouchon d’un coup de dents, buvait avidement à la régalade.
Il y eut un instant de flottement, les trois matelots protestant de l’inconvenance qu’il y avait pour eux à prendre place à la même table que Tournemine, mais celui-ci balaya leurs timides objections.
— Aucune illusion, mes amis, nous sommes ici en état de guerre. Où prenez-vous que, dans une tranchée, l’on fasse des cérémonies ? Prenez place. D’ailleurs le couvert est mis pour sept, ce qui signifie que le sieur Calvès a fait passer des ordres tandis que nous visitions la plantation. Et puis voici le premier plat que l’on nous apporte.
En effet, Désirée venait d’apparaître hors de l’office portant à deux mains, avec d’infinies précautions, un grand plat dans lequel fumait un appétissant ragoût de poulet, d’ignames et de patates douces qu’elle déposa au milieu des fruits, des fromages et des compotes déjà placés sur la table.
Les regards des marins suivaient ses mouvements avec une avidité qui frappa Tournemine car elle s’adressait beaucoup plus à la fille elle-même qu’à la nourriture qu’elle apportait. Il ne put s’empêcher de sourire, appréciant lui aussi à sa juste valeur la sauvage sensualité qui émanait de Désirée et des mouvements doux de ses seins qui menaçaient à chaque instant d’apparaître hors de leur légère prison de cotonnade tandis qu’elle remplissait les assiettes sans regarder qui que ce soit. Au léger tremblement des poings de Germain, sagement posés sur la table tandis que son bras gauche frôlait la hanche de la Noire, il devina que les mains de son premier maître devaient le démanger…
Le silence avait quelque chose de pesant. On n’entendait que le bruit de la grande cuillère sur la faïence du plat et des assiettes et les respirations un peu fortes des hommes. Mais, comme Gilles après un signe de croix et une phrase d’oraison allait donner le signal du repas en attaquant lui-même, Pongo s’interposa :
— Attends ! dit-il seulement.
Puis, appelant Désirée d’un signe, il plongea la cuillère dans la sauce et la lui tendit.
— Mange ! ordonna-t-il.
Elle refusa d’un mouvement de tête, voulut repartir vers son office mais il la maintint fermement par le bras.
— … Nous pas manger si toi pas goûter cuisine. Nous pas connaître toi. Savoir seulement toi servante vilain homme…
Quelque chose se troubla dans le regard de Désirée tandis qu’il faisait le tour de ces rudes visages devenus tout à coup aussi immobiles que s’ils étaient taillés dans le bois puis revenait à celui, franchement menaçant, de Pongo. Mais ce ne fut qu’un instant. Elle esquissa une moue vaguement méprisante, prit la cuillère pleine et en avala le contenu. Puis se détournant avec un haussement d’épaules, elle regagna son office.
Sa disparition, bien qu’on la sentît toujours présente derrière la cloison de bois, détendit l’atmosphère.
— Alors ? demanda Pierre Ménard. On peut y aller ?
Mais Gilles ne s’était pas encore décidé à toucher au plat. Interrogeant Pongo du regard et aussi Finnegan qui se penchait sur son assiette pour en renifler le contenu, il finit par repousser la sienne.
— Si vous m’en croyez, nous nous contenterons ce soir de fromage et de fruits. Cette femme a hésité avant de faire ce que Pongo lui demandait.
— Mais elle l’a fait, dit Germain visiblement encore sous le charme. Donc il n’y a pas de poison…
Finnegan reposa la bouteille qu’il venait de vider.
— Non, mais il peut y avoir autre chose et je vote aussi pour que nous laissions de côté ce plat, si odorant soit-il. Holà ! Désirée, venez donc ôter tout cela et donner des assiettes propres.
Mais personne ne répondit. Aucun bruit ne se faisait plus entendre de l’autre côté de la cloison.
— Elle a dû filer par la fenêtre, fit Gilles en se levant brusquement et en se précipitant vers l’office.
La fenêtre en était fermée et, tout d’abord, il ne vit personne. Il y avait là une sorte de buffet, des étagères supportant des pots, des bocaux, des grappes d’oignons et de fruits secs. Il y avait aussi une table et ce fut en contournant cette table qu’il trouva Désirée : couchée en chien de fusil sur le plancher, la tête sur son coude replié, elle dormait d’un sommeil si profond qu’elle n’eut aucun réflexe quand, se penchant sur elle, Tournemine se pencha pour l’éveiller.
— Venez voir, vous autres ! appela-t-il. On dirait qu’en l’obligeant à goûter son ragoût, Pongo nous a rendu un grand service.
S’agenouillant auprès de Désirée, Liam Finnegan retroussa l’une des paupières et lui tâta le pouls. Puis, se relevant :
— Et elle n’en a mangé qu’une cuillerée ! soupira-t-il. Si nous avions absorbé les généreuses rations qu’on nous a servies nous aurions sans douté dormi assez longtemps et assez profondément pour ne nous réveiller que dans l’éternité. On aurait pu nous découper en morceaux à la manière des Chinois sans que nous bougions seulement le petit doigt.
— Une drogue pour nous endormir, dit Gilles. Pourquoi pas un poison, directement ?
— Celui qui a donné ces ordres devait avoir une idée bien précise. Quelque chose me dit que nous allons avoir de la visite et qu’il importait qu’on nous trouve endormis et non morts…
Beaucoup plus tard, Tournemine se souviendrait du vide menaçant, du silence pesant qui suivit les derniers mots du docteur et qui semblait attendre quelque chose, quelque chose qui vint au bout d’un instant.
Quelque part vers la montagne, un tambour se fit entendre et commença à rouler dans la nuit sur un rythme irrégulier. Un autre lui répondit, beaucoup plus proche de la rivière.
Finnegan jura entre ses dents.
— Les maudits tambours de brousse ! J’aurais dû étudier leur langage quand j’en avais la possibilité. À présent mon ignorance risque de nous coûter la vie.
— Un langage ? Voulez-vous dire que ces roulements irréguliers signifient quelque chose ?
— Je crois bien et quelque chose de très précis même. Ces peaux de vaches qui résonnent ainsi sous la main des hommes parlent aussi clairement que vous et moi. Écoutez comme ils se répondent…
C’était, en effet, comme deux voix grondantes qui dialoguaient à travers la nuit et l’effet produit, dans l’immense silence des campagnes, était assez terrifiant.
— Qu’est-ce… qu’est-ce qu’on va faire ? chuchota Moulin, qui était le plus jeune des trois marins.
— Préparer nos armes… et puis faire ce qu’on attend de nous, dit Tournemine. Ce ragoût devait nous endormir, eh bien faisons semblant de dormir profondément mais en nous tenant prêts à toute éventualité. Comme dit le docteur, nous allons sans doute avoir de la visite. Commençons par vider le plat et les assiettes.
On jeta le tout dans un seau disposé dans l’office à l’usage des ordures ménagères mais on remit les assiettes et le plat vides sur la table où chacun reprit sa place après avoir soigneusement vérifié les amorces des pistolets et des mousquets tout en avalant à la hâte un peu de pain et de fromage que l’on fit passer avec une bonne rasade.
Sur la peau tendue des tambours, les battements avaient atteint un crescendo sauvage puis s’arrêtèrent brusquement. Leur message était terminé. Alors, dans le silence revenu, on put entendre nettement le grincement des essieux d’une charrette qui approchait.
En dépit de son courage, Gilles sentit un désagréable frisson lui courir le long de l’échine. Était-ce la charrette fantôme de la Mort, le funèbre char de l’Ankou dont les récits terrifiants avaient hanté sa jeunesse et hantaient toujours les landes bretonnes, qui s’approchait ainsi de lui dans cette terre du bout du monde ? Il se signa rapidement et vit que l’Irlandais, ce frère de race devenu un peu pâle, en faisait autant.
— Messieurs, dit-il, il est temps de prendre position. Que personne ne bouge avant que j’en donne le signal… mais que Dieu vous garde ! Moi, je peux seulement vous remercier du fond du cœur de m’avoir servi jusqu’ici…
Tout le monde, avec un bel ensemble, s’abattit sur la table au milieu des verres et des assiettes, sauf Gilles qui se laissa choir à terre près de sa chaise et Pongo qui choisit d’aller s’abattre sur le canapé situé non loin de la porte. Mais, dans leurs mains que tous cachaient, il y avait d’une part un couteau et de l’autre un pistolet tout armé. Et puis on attendit…
Pas longtemps. Le grincement de la charrette s’approcha de la maison, s’en éloigna un peu puis s’arrêta. Il y eut des bruits de voix étouffées répondant à des gémissements puis celui de portes en bois que l’on ouvrait. Les gémissements s’assourdirent, éclatèrent en cris affreux puis cessèrent brusquement.
— Ça se passe dans la grange qui est derrière la maison, souffla Gilles. Attention ! Ça vient vers nous maintenant.
Des pieds bottés firent crier les planches de la véranda puis entrèrent dans le champ de vision de Gilles qui s’était placé de façon à pouvoir surveiller l’entrée. Il compta quatre pieds, releva une paupière et reconnut Labroche et Tonton. Le premier éclata d’un gros rire.
— On dirait que ça a marché ! Regarde un peu, Tonton, ça roupille comme des anges ! Même le beau monsieur qui parlait si haut tout à l’heure. Il a bonne mine maintenant, aplati par terre comme une loque… Espèce de sale Blanc !… Tiens, attrape…
Son pied botté de gros cuir et de poussière partit en direction de Tournemine mais n’arriva pas à destination. Celui-ci le saisit au vol et, déséquilibrant l’homme, l’envoya à terre tandis que Pongo, sautant sur l’autre d’un bond de tigre, le terrassait et lui appuyait son couteau sur la gorge. Vivement relevé, Gilles pointa son pistolet sur Labroche.
— Ficelez-moi ça comme il faut, vous autres, ordonna-t-il à ses hommes. Mais laissez-lui l’usage de ses jambes. Autant pour l’autre, Pongo.
Un instant plus tard, les deux surveillants réduits à l’impuissance étaient assis côte à côte sur le canapé devant lequel Gilles vint se planter.
— Je crois qu’il est temps, à présent, que vous m’expliquiez la comédie qui se joue ici. Pourquoi voulait-on nous endormir ? Et qu’est-ce que vous veniez faire, tous les deux ? Nous abattre sans risque ?
Labroche voulut crâner.
— Allez vous faire foutre !… Nous on a rien à vous dire. On exécute les ordres qu’on nous donne et puis c’est tout.
— C’est le propre de bons serviteurs. Mais j’ai moi aussi un excellent serviteur qui exécute à la lettre tous mes ordres. Pongo, veux-tu expliquer à ces messieurs ce que tu vas leur faire s’ils ne se décident pas très vite à nous raconter leur petite histoire ?
Instantanément, le genou de l’Indien vint cogner contre l’estomac de Labroche tandis que, lui empoignant sa chevelure d’une main, il lui tirait férocement la tête en arrière et, de l’autre, approchait d’un de ses yeux la pointe de son couteau.
— Quoi d’abord ? demanda-t-il placidement. Le scalp ou les yeux ?
— Le… scalp ? Qu’est… qu’est-ce que c’est ? bafouilla sa victime.
— Cela consiste, expliqua aimablement Tournemine, à découper la peau tout autour du crâne et à arracher le cuir chevelu d’un seul coup. Quant aux yeux, cela s’explique de soi-même… Avez-vous une préférence ?…
— Arrêtez ! s’écria Tonton qui, voyant ce que l’on s’apprêtait à faire à son compagnon, anticipait aisément son propre sort. On va parler !
— … à une condition, râla Labroche. Vous… vous nous laisserez partir quand… quand vous saurez tout.
"Haute-Savane" отзывы
Отзывы читателей о книге "Haute-Savane". Читайте комментарии и мнения людей о произведении.
Понравилась книга? Поделитесь впечатлениями - оставьте Ваш отзыв и расскажите о книге "Haute-Savane" друзьям в соцсетях.