— On verra ça. Pour l’instant, vous n’êtes guère en état de poser des conditions…

Encore lointaine mais menaçante une clameur se fit entendre jaillie de poitrines si nombreuses qu’il était impossible de l’évaluer. En même temps, une détonation éclata et par-dessus les haies et les arbres qui délimitaient les champs d’indigo, une longue flamme jaillit et bondit vers le ciel comme si elle voulait lécher la nuit…

— Regardez, monsieur ! On a fait sauter quelque chose dans les bâtiments d’exploitation. Ça flambe, là-haut… et on dirait même que le feu se propage diablement vite… dit Pierre Ménard qui, à une fenêtre, examinait les environs.

Vivement, Gilles revint à Tonton.

— Tu parles et vite sinon je te fais sauter la tête pendant que Pongo va découper ton copain en lanières. Qu’est-ce que cette détonation ? Et cette clameur ? Et cet incendie ?

— On va parler mais vite, vite… et puis après vous nous laisserez partir. Tout ce qui se passe là-haut, ce sont les esclaves. Legros a ordonné qu’on les lâche dès que vous serez arrivé ici. Ils sont en train de brûler les bâtiments en attendant que ceux du Morne Rouge les rejoignent.

— Où sont les surveillants ?

— Tout le monde est parti, surtout le Maringouin. S’agit pas de se faire prendre par ces brutes déchaînées.

— Où est Legros ?

— Ça, j’en sais rien. Je le jure. Il est parti ce matin. On sait pas où. Il a une cache quelque part mais seul le Maringouin la connaît.

— Alors et vous ? Pourquoi n’êtes-vous pas partis ? Qu’est-ce que vous êtes venus faire ici ?

— D’abord voir si Désirée avait bien fait son travail… et puis apporter ce qui doit attirer les révoltés jusqu’ici. On devait aussi vous arroser de rhum et casser des bouteilles pour que les négros croient que vous vous étiez saoulés après avoir fait…

— Fait quoi ?

— Ce… ce qu’il y a dans le bâtiment d’à côté. C’est là que Legros infligeait les… punitions les plus sévères. On y a amené deux Noirs… en disant que c’était sur votre ordre parce que vous étiez installé ici et que vous vouliez rire un peu…

— Pongo ! Tu me surveilles ça ! Docteur ! Avec moi !

Courant jusqu’aux bâtiments qu’ils avaient pris d’abord pour des granges, Gilles et Finnegan s’y précipitèrent. Mais le spectacle que leur fit découvrir la lanterne que tenait le docteur leur arracha un double cri d’horreur. Étroitement bâillonnés deux Noirs, un homme et une femme, tordus par une épouvantable souffrance, pendaient dans l’obscurité, accrochés au mur par des crocs de boucher enfoncés sous leurs côtes. En outre, tous deux avaient subi le supplice du feu. La femme n’avait plus de chair sur les jambes et le corps de l’homme n’était plus qu’une plaie. Pourtant tous deux vivaient encore, d’une atroce vie convulsée qui demeurait accrochée à eux comme une bête malfaisante.

— Mon Dieu ! gémit Gilles révulsé d’horreur. Pareille chose peut-elle exister sous votre ciel ?

Par deux fois, son pistolet aboya miséricordieusement puis, plié en deux, il vomit, l’estomac tordu par une irrépressible nausée. Finnegan, plus endurci, ne vomit pas mais son visage vert et sa respiration lourde disaient assez son malaise.

— Vous avez fait la seule chose à faire ! dit-il d’une voix blanche. À présent, il faut ôter de là ces deux malheureux, essayer de les cacher. Avant dix minutes la horde sera là et j’ai peur que nous ne soyons pas de force. Essayons, au moins, de limiter les dégâts… mais le piège a été bien tendu.

— C’est de la folie ! gronda Gilles entre ses dents qu’il serrait farouchement tout en aidant le médecin à décrocher les deux cadavres encore chauds. Lâcher des hommes à ce point réduits au désespoir, poussés à la plus aveugle fureur, c’est signer l’arrêt de mort de la plantation. Rien ne va rester… que des cendres. Regardez là-haut. L’incendie gagne.

— Mais il gagne dans notre direction, pas dans celle de la maison. Je viens seulement de comprendre le plan de Legros. Il savait ce qu’il faisait en la déménageant de la cave au grenier, en la rendant totalement inhabitable et en vous obligeant à vous installer chez lui. Bien sûr, il condamne sa propre maison mais il s’en moque si l’habitation reste entière. Il va laisser les esclaves… parmi lesquels il doit avoir trois ou quatre meneurs, faire le vilain travail, brûler sa maison, vous massacrer et puis il reviendra avec ses armes, ses hommes et il abattra sans pitié tout ce qui restera, y compris ses meneurs sans doute. Il ne lui restera plus qu’à remettre tout en état après vous avoir fait de superbes funérailles et à s’installer définitivement.

— Mais c’est diabolique. Le risque est énorme.

— Pas tellement. Qu’importe à Legros une récolte perdue, des installations détruites s’il demeure seul maître de « Haute-Savane » ? Il n’aura même aucun compte à rendre au gouverneur ou à l’intendant général : le malheur aura voulu que, profitant de son absence, une révolte éclate et que vous en soyez la victime.

Tout en parlant, les deux hommes avaient transporté les corps au-dehors. Interrogeant du regard l’horizon, Gilles vit que l’incendie, en effet, se propageait à tous les bâtiments d’exploitation, aux cases, y compris ceux qui flambaient comme des torches. Des voix surgissaient de l’épaisse fumée rouge dont le vent apportait l’odeur âcre. C’était comme un grondement rauque et sourd, en basse profonde qui, d’instant en instant, gagnait en puissance. Sur l’écran de flammes, ses yeux perçants pouvaient distinguer un moutonnement de têtes noires d’où surgissaient des bras armés de machettes, de piques et d’outils de culture momentanément promus au rang d’armes de guerre.

— Nous n’avons pas le temps de les enterrer, dit-il. Le mieux est de les jeter à la rivière. Puis nous récupérerons les autres et nous fuirons. La route qui va vers le Cap n’est pas loin, de l’autre côté de l’eau.

Quelques instants plus tard, les deux corps torturés, confiés à la paix du flot noir et miroitant du Limbé, s’en allaient doucement vers la mer proche.

— Allons chercher les autres et filons, dit Gilles. Il n’y a pas de honte à vouloir sortir vivant d’un…

Il n’acheva pas sa phrase. Sur l’autre rive, juste en face de la maison, l’épaisseur des arbres s’animait, se trouait de points lumineux qui étaient autant de torches. La forêt qui coulait du morne jusqu’à la route était en train de prendre vie…

— Trop tard ! dit Finnegan. Ceux de l’enclos le plus éloigné bien guidés par leurs meneurs ont dû passer la rivière en amont pour prendre la maison à revers et interdire toute fuite. Rentrons vite et essayons de nous défendre.

Ils revinrent en courant vers la maison dont ils fermèrent en hâte les épais volets de bois aux ouvertures desquels les armes allaient pouvoir prendre place.

— Prions le Ciel pour qu’ils n’aient pas d’armes à feu, fit Tournemine. C’est notre seule supériorité.

— Legros n’a certainement pas été assez fou pour en laisser à la disposition d’esclaves révoltés. D’autant que ceux qui entraînent ces malheureux doivent être certains de nous trouver endormis. Quant à notre supériorité… elle ne durera que le temps que dureront les munitions.

En rentrant dans la maison, le regard de Gilles se posa sur chacun de ses compagnons tour à tour.

— Nous sommes pris au piège, mes amis, et je vous demande infiniment pardon de vous avoir attirés avec moi dans cette nasse car nous n’avons guère de chances d’en sortir vivants. Dans quelques instants, la masse des esclaves révoltés qui sont en train de brûler les installations de la plantation sera ici. Nous ne pouvons même pas fuir par la rivière car l’autre berge est déjà occupée. Écoutez !

Un tambour venait de se remettre à battre, terriblement proche à présent, scandant une sorte de longue plainte grondante qui semblait la voix même des arbres. Les mains qui le frappaient ne devaient être séparées de la maison que par la largeur du Limbé. Mais il n’y avait pas à se tromper, même pour un non-initié, sur la signification exacte du message propagé par la peau tendue : c’était l’appel à la ruée pure et simple, une sorte d’hallali qui passa comme une râpe sur les nerfs tendus des hommes de la maison.

— Je… je vois des torches qui approchent de l’eau… chevrota le jeune Moulin en faisant d’héroïques efforts pour raffermir sa voix.

— Alors, prépare-toi à tirer, dit Gilles en posant sur l’épaule du jeune homme une main apaisante. Mais ne le fais que si tu vois quelqu’un approcher de trop près et après m’en avoir averti. Courage ! On viendra peut-être à notre secours.

— Qui ça ? grogna Finnegan. Ceux des autres plantations ? Lenormand ou Guillotin ? Ils doivent avoir bien assez à faire avec le maintien de l’ordre sur leurs propres terres. Une révolte quelque part c’est toujours un danger pour les voisins.

— Mais, dit Pierre Ménard, il y a bien un fort à Port-Margot tout près d’ici ? Qui dit fort dit soldats. La lueur de l’incendie doit se voir à une bonne lieue en mer.

— En effet. Il y a là une trentaine d’hommes et un capitaine mais, en admettant même qu’ils ne soient pas complètement saouls à cette heure, ils se garderont bien de venir voir, en pleine nuit, ce qui se passe par ici. Outre qu’ils sont là pour garder le fort, ils ne sont pas fous. Demain matin, sans doute, on déléguera quelques hommes pour ramasser les morceaux.

— Eh bien, soupira Gilles, je vois que nous ne pouvons compter que sur nous-mêmes. Messieurs, prenez place chacun à une fenêtre et que Dieu nous vienne en aide…

Avec un hurlement de terreur, Labroche et Tonton venaient de se dresser sur leurs pieds.

— Pas nous ! Laissez-nous fuir ! On vous en supplie ! Laissez-nous filer ! On peut peut-être encore se sauver. Mais s’ils nous prennent vivants, ils nous feront…

— Quoi ? coupa Gilles froidement. Ce que vous avez fait à ces malheureux que nous avons trouvés à côté ? Non. Vous resterez ici et ne comptez pas sur nous pour faire l’aumône d’une balle de miséricorde ou d’un coup de couteau. Nous gardons cela pour nous, quand plus rien d’autre ne sera possible.

— Non ! hurla Tonton presque fou de peur. Je ne veux pas…

Ses yeux étaient exorbités et ses cheveux presque droits sur sa tête, Gilles se détourna de lui avec dégoût tandis que Pongo, d’un maître coup de poing, l’envoyait sur le plancher oublier momentanément sa terreur mais Labroche, profitant de ce que l’attention se détournait de lui, se rua vers la porte qu’il ouvrit d’un coup de tête et s’élança au-dehors tout en faisant des efforts désespérés pour se libérer les liens qui entravaient ses bras.

Gilles bondit derrière lui pour le rattraper mais s’arrêta au seuil et, vivement, referma la porte en se signant précipitamment car, au moment précis où le surveillant sautait les marches de la véranda, la horde noire venait de surgir de la nuit avec ses torches, vociférante et déjà lancée sur la maison solitaire.

La vue de cet homme aux bras liés, seul au milieu de l’espace vide ménagé devant la maison, les arrêta net. Et un silence soudain s’établit…

Derrière sa meurtrière, Gilles vit les porteurs de torches dessiner un grand demi-cercle comme autour d’une arène. Entre chacun d’eux apparaissaient des hommes maigres et terribles, dont les yeux flambaient presque autant que les nœuds résineux aux poings de leurs compagnons, des femmes dont certaines avaient, dans leurs mains, des quartiers de viande saignante dans lesquels elles mordraient voracement. Ces révoltés avaient dû abattre quelques animaux pour apaiser leur faim. Certains hommes avaient des bouteilles de tafia où ils buvaient à longs traits. D’autres étaient déjà franchement ivres.

— Je n’aurais jamais cru qu’il y avait autant d’esclaves sur cette terre, souffla Finnegan avec une sorte d’accablement. Ils sont une multitude. Jamais nous n’en viendrons à bout…

Le silence était si profond à présent que l’on pouvait entendre le crépitement des torches et la respiration haletante, terrifiée, de Labroche, acculé à la maison au centre de ce demi-cercle de flammes.

— Que font-ils ? gronda Gilles. Pourquoi n’attaquent-ils pas ?

— Parce qu’ils ont tout leur temps, dit Finnegan. Ils savent bien que nous ne pourrons pas leur échapper et puisqu’une première victime se jette vers eux, ils vont commencer par elle. C’est terrible à dire mais ce misérable nous accorde un sursis qui peut être précieux. Tout dépend du temps qu’ils vont mettre à le faire mourir…

— Vous voulez dire qu’il va nous falloir assister à…

— À la mort de Labroche ? Oui. Et ne vous avisez pas d’abréger cette mort d’une balle bien ajustée. Ce serait le signal du massacre pour nous autres.