— Ne me demandez pas ça.
— Pourtant je vous le demande… au nom de tous ceux qui sont ici. Songez que si nous étions encore vivants au lever du jour, il y aurait peut-être une chance de voir arriver des soldats. La nuit est une sorcière féroce sur cette terre, mais le jour la fait toujours rentrer dans son trou. Cet homme est un bourreau et de la pire espèce. Si le souvenir des deux malheureux que nous avons confiés à la rivière ne vous suffit pas, bouchez-vous les oreilles et fermez les yeux.
Mais Gilles savait bien qu’il ne pourrait pas ne pas regarder car il existe une fascination de l’horreur comme d’ailleurs de la peur. Labroche adossé à cette maison dont il n’avait même pas le réflexe d’essayer de remonter l’escalier ne bougeait plus. Les yeux dilatés, il regarda comme du fond d’un cauchemar quatre hommes sortir du cercle et venir à lui. Ce fut seulement quand leurs mains s’emparèrent de lui qu’il secoua le charme et se mit à hurler.
Ce qui suivit fut de l’ordre de ces choses affreuses qui peuvent hanter pendant longtemps les cauchemars des hommes. Tandis que quatre hommes dépouillaient Labroche de ses vêtements, d’autres, sous la direction d’un grand Noir vêtu d’une draperie blanche qui devait être un drap déjà abondamment maculé, entassaient du bois et des brindilles puis plantaient en terre quatre piquets aux quatre coins de ce bûcher improvisé sur lequel on coucha le surveillant, toujours hurlant, en prenant soin d’attacher ses poignets et ses chevilles aux piquets. Une femme qui portait une petite jarre sur sa tête sortit de la foule et vint en verser le contenu sur le corps. Ce devait être de l’huile car la peau café au lait de Labroche se mit à briller.
— Eux veulent cuire lui, déclara Pongo qui suivait d’un œil parfaitement impavide ces préparatifs qui révulsaient son maître. Huile empêcher rôti brûler !…
Suffoqué, Gilles regarda l’Indien avec stupeur. Il y avait comme cela des moments où le sang iroquois reparaissait. Pour lui ce genre de réjouissance était tout à fait naturel dès l’instant qu’il s’agissait d’un ennemi.
— Tu en parles comme s’il s’agissait d’une recette de cuisine, reprocha-t-il.
— C’est recette de cuisine !… cuisine rituelle car, si ennemi mort bravement, chair bonne à manger pour renforcer courage des guerriers. Mais là mauvaise cuisine. Homme lâche. Lui crier ! ajouta-t-il en crachant par terre avec dégoût.
En effet, des torches avaient été enfoncées dans le bas du tas de bois et les flammes avaient jailli et léchaient à présent le corps huilé d’où partaient d’insoutenables hurlements. En dépit de son courage, Gilles détourna la tête.
— Toi pas cacher visage ! reprocha Pongo rudement. Seule, femme peut cacher visage. Toi homme et homme qui a supporté beaucoup de choses. Toi peux supporter ça !
— Le supporterais-tu, si j’étais à la place de cet homme ?
— Toi jamais à cette place. Pongo te tuer avant parce que… Pongo t’aimer. Mais cet homme pas mériter pitié parce que lui pas avoir eu pitié des autres !
Silencieusement, Gilles chercha la main de son ami et la serra.
— Tu m’es cher aussi, Pongo. Quand l’heure sera venue, je serai heureux de mourir avec toi.
Et, curieusement réconforté, il reporta froidement son regard sur l’affreux spectacle aussi bien éclairé à présent qu’une scène de théâtre. La lune, en effet, s’était levée et bien qu’elle ne fût encore qu’un globe rougeâtre sur la cime des arbres elle apportait un supplément de lumière tragique. Mais les spectateurs involontaires de cette scène de cauchemar n’avaient pas encore atteint le fond de l’horreur.
Labroche vivait toujours quand on trancha les liens qui le maintenaient sur le brasier dont on le tira avec une gaffe. Puis l’homme au drap blanc s’agenouillant auprès de ce corps qui n’avait plus guère figure humaine, lui ouvrit la poitrine d’un coup de machette et, plongeant sa main dans l’ouverture, en arracha le cœur qu’il jeta à des chiens qui étaient apparus, attirés par l’odeur affreuse.
Labroche avait fini de souffrir mais ses bourreaux n’en avaient pas fini avec lui. Rapidement maniée par l’homme au drap blanc, la grande lame triangulaire débita son corps en morceaux que l’on distribua, cérémonieusement, à une vingtaine d’hommes et de femmes qui semblaient ne se soutenir qu’à peine et dont les corps portaient des traces de sévices nombreux. Ils s’en emparèrent et mordirent dedans avec une affreuse avidité.
— Sans doute les dernières victimes de cette brute, commenta Finnegan d’une voix enrouée qu’il s’efforçait d’éclaircir. La justice de ces malheureux est redoutable mais souvent exacte.
Gilles épongea la sueur qui coulait de son front et lui brouillait la vue. À présent que les cris inhumains avaient cessé, l’abominable spectacle lui semblait plus supportable.
— Il me semble que nous sommes en train de contempler l’enfer, murmura-t-il. Que font les autres ? ajouta-t-il en se tournant vers les trois marins qui surveillaient la rivière et n’avaient rien vu de ce qui venait de se passer.
Pour ne rien entendre non plus, le jeune Moulin avait déchiré un coussin et bourré ses oreilles avec des tortillons de tissu.
— Personne ne bouge, répondit Germain. Ils sont visiblement là pour interdire toute fuite. Avec toutes ces torches et cette lune ils doivent nous voir aussi clairement qu’en plein jour et je vois là des flèches, des arcs, des haches. Ils ont l’air d’attendre un signal.
— Ça va être notre tour, à présent, soupira Gilles. Il nous reste à défendre chèrement notre peau. Ne vous laissez pas prendre vivants, en tout cas. À aucun prix…
Le signal, pourtant, ne vint pas tout de suite. À présent, quelques hommes couraient vers la resserre où Tournemine et Finnegan avaient trouvé les corps, preuve qu’ils étaient exactement renseignés, et en ressortaient au bout d’un instant les mains vides naturellement. Il y eut alors une sorte de flottement, d’indécision. Gilles vit les yeux de cette foule interroger la maison muette et close.
— Bon Dieu ! jura-t-il. Si seulement j’avais le moyen de me faire comprendre d’eux…
Son regard tomba sur Tonton qui gisait toujours à terre mais qui avait depuis longtemps retrouvé ses esprits et, l’empoignant par ses liens, il le remit debout.
— Tu es l’un des surveillants, toi, tu dois bien comprendre les langues africaines.
Les gros yeux ronds s’affolèrent.
— Moi ?… Oh non ! oh non ! non ! Moi… je parle pas… je comprends pas. Y avait que le Maringouin et… et M. Legros, bien sûr. Je… je vous en supplie… n’y allez pas…
— Qu’est-ce que ça peut te faire ? Il y a peut-être là une occasion. Ils hésitent et ce serait bien le diable si, dans toute cette foule, il n’y en avait pas au moins la moitié qui comprennent le français.
— Je ne vois pas très bien où ils auraient pu l’apprendre, grogna Finnegan. Je vous rappelle que Legros renouvelait fréquemment son cheptel. La plupart des esclaves qui sont ici n’ont pas quitté l’Afrique depuis plus d’une année. Ce n’est pas en grattant la terre sous le fouet qu’ils ont pu s’initier à la langue de Voltaire.
— Tant pis ! Je vais tout de même prendre le risque. Il y a sans doute ici ceux qui m’ont vu, cet après-midi, arracher son fouet à Labroche. Ils peuvent me reconnaître.
— N’y comptez pas trop ! Vous l’avez vu, ils n’avaient même pas cessé de travailler à ce moment-là…
— Écoutez, Finnegan ! S’il n’y a qu’une seule chance de parlementer, il faut la prendre. Je vais sortir, seul…
— Non, coupa Pongo. Pas seul ! Je vais aussi…
— Si tu veux. Tu me couvriras. Mais il faut le faire. Ces gens cherchent le nouveau maître et ils ne savent sûrement pas combien nous sommes ici. Si je ne réussis pas, vous aurez toujours la ressource de m’abattre avant qu’on… ne me fasse cuire et peut-être, d’ailleurs, oublieront-ils de visiter la maison…
— N’y comptez pas ! Quand ils vous auront tué, ils y mettront le feu…
Au-dehors, les palabres semblaient prendre fin. Le grand Noir à la draperie blanche s’avançait, seul, vers la maison et s’arrêtait à peu près au milieu du terre-plein. Levant les deux bras vers le ciel chargé des fumées de l’incendie, il entama une sorte de mélopée incantatoire qui, toute incompréhensible qu’elle fût, n’était pas sans grandeur. La voix profonde de l’homme avait des résonances sombres qui rappelaient les battements lourds des tambours de tout à l’heure. Étiré vers la nuit qu’il semblait conjurer, il ressemblait à une longue flèche blanc et noir plantée comme une menace en face de cette maison. Car il n’y avait pas à se tromper sur les accents grondants de sa prière. Il était en train d’offrir leurs futures victimes à des dieux sanguinaires…
Néanmoins, Gilles sortit…
Afin que ceux qu’il affrontait fussent bien certains qu’il était sans armes, il avait ôté son habit et même sa chemise. Son apparition soudaine, en haut des marches de bois, figea la foule. L’homme aux incantations lui-même se tut et demeura là, les bras toujours tendus vers le ciel, mais oubliant son adjuration vengeresse pour regarder cet homme blanc, aussi grand que lui mais qui n’évoquait en rien l’image habituelle du planteur détesté.
Sa peau bronzée où la vaillance se lisait dans la trace des anciennes blessures avait cette couleur de cuir de ceux qui sont habitués de longue date aux intempéries et au grand soleil, mais l’éclat froid des prunelles couleur d’acier et la clarté des cheveux qui couronnaient un visage fier et beau au profil arrogant, le fait aussi que le nouveau venu se présentait nu, à l’exception de sa culotte collante et de ses bottes de cheval, apportaient une note étrange, déroutante pour cette foule misérable habituée aux maîtres gras bardés de fouets et de pistolets. Et tous le regardaient si avidement que nul ne remarqua, dans l’ombre de la véranda, la silhouette sombre de Pongo, dépouillé lui aussi de ses vêtements mais armé jusqu’aux dents.
Le silence total apprit à Gilles qu’il venait de marquer un point mais il sentit qu’il fallait le briser lui-même et non en laisser l’initiative aux révoltés.
— Certains d’entre vous doivent pouvoir comprendre mes paroles et les transmettre aux autres, dit-il employant toute la puissance de sa voix dans l’espoir d’atteindre les derniers rangs, si lointains fussent-ils. Je suis votre nouveau maître et je suis venu vous demander de déposer les armes car je ne vous veux aucun mal, bien au contraire. Je sais combien vous avez souffert sur cette terre qui devient la mienne. Je sais combien vous y êtes maltraités, mal nourris, ravalés par la cruauté de ceux qui vous commandent à une condition plus misérable que celle des bêtes qui sont au moins libres de se chercher elles-mêmes leur nourriture. Je ne veux plus de cela, plus jamais ! Par le Dieu que je sers, je le jure…
» Ce soir, vous avez fait justice, votre justice, et personne ne vous punira pour cela. Lorsque reviendra Simon Legros, c’est à ma justice qu’il devra répondre de ses crimes dont le plus grave a été commis ce soir car c’est lui qui, par la voix de ses meneurs, vous a conduits à la révolte. Vous pouvez me tuer et il espère bien, là où il est, que c’est ce que vous allez faire car je suis le maître de “Haute-Savane” et je suis celui qui l’empêche d’en devenir le possesseur. Mais soyez-en sûrs, après ma mort il reviendra. Il reviendra avec des hommes, des armes… et la loi pour lui. Et vous serez châtiés, vous serez massacrés jusqu’au dernier. Que lui importe ? Il achètera d’autres esclaves qu’il mènera encore plus durement.
» Moi, je vous offre de vous en sortir sans mal. Vous lutterez avec moi contre cet homme quand il reviendra… et ensuite nous remettrons cette plantation en état, mais votre vie y sera toute différente de ce quelle était. Chacun de vous y vivra avec dignité, en “libres de savane” pour commencer. L’affranchissement récompensera les meilleurs…
Jamais encore Gilles n’avait prononcé si long discours et jamais non plus il n’aurait cru y être amené. Cette nuit, en face de ces centaines de paires d’yeux, il avait l’impression déprimante d’exhorter des fauves au cœur d’une forêt sauvage et qu’aucune de ses paroles, clamées cependant de toute sa conviction et de tout son cœur, ne portait. Se pouvait-il vraiment qu’aucun de ces hommes massés sous la lumière rouge des torches ne comprît son langage ?
Il achevait, cherchant son souffle et aussi ce qu’il pourrait encore dire quand, du cœur même de la foule, une voix rauque, hargneuse proféra quelques paroles incompréhensibles. L’homme à la draperie blanche qui s’était tenu aussi immobile qu’une statue durant tout le temps que Tournemine avait parlé se détourna légèrement pour chercher du regard celui qui venait de parler. Gilles comprit qu’il hésitait. Celui-là peut-être entendait le français…
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