Il allait reprendre, pour lui seul, mais d’autres voix, à présent, faisaient écho à la première et d’autres encore. Ce fut comme un crescendo de haine et de fureur qui enfla, enfla…
— Recule ! conseilla Pongo à mi-voix. Il faut rentrer. Ils vont attaquer…
— Ce n’est pas encore certain…
— Moi dire que si… Bien connaître foules sauvages quand colère gronde. Rouge ou noire… même chose ! Vite !
En effet, une machette lancée d’une main singulièrement vigoureuse arrivait sur eux en sifflant et se planta, avec une menaçante vibration, dans le montant de la véranda. L’heure n’était plus aux discours. Seule, la voix des armes pouvait encore se faire entendre. Vivement, Gilles bondit à l’intérieur et, refermant la porte derrière lui, saisit son fusil et alla reprendre son poste.
— Vous êtes un homme courageux, grogna Finnegan, mais c’était de la folie. Autant raisonner la tempête… À présent à la grâce de Dieu ! J’espère seulement qu’au Paradis on connaît l’usage du rhum.
Un énorme hurlement emplit la nuit. Les tambours recommencèrent à battre sur un rythme enragé et la terre trembla sous des centaines de pieds. La horde se lançait sur la maison. C’était comme une marée roulant depuis la colline.
— Que font ceux de la rivière ? demanda Gilles.
— Ils… ils traversent, monsieur, souffla Ménard, la gorge sèche.
— Tirez alors à votre gré…
Une première rafale habilement ajustée coucha quatre des hommes qui couraient, en tête de la foule, vers la maison, mais cela n’arrêta pas ceux qui suivaient. Ils sautèrent par-dessus les corps inertes.
— Nous allons être submergés, cria Gilles.
— Non, rectifia Finnegan. Nous allons être brûlés.
En effet, c’étaient les hommes armés de torches qui menaient l’assaut. Arrivés à six ou sept mètres, ils se contentèrent de lancer leurs torches puis s’enfuirent pour échapper aux balles.
À ce moment, quelque chose qui tenait du miracle se produisit. Une voix se fit entendre, une voix énorme, immense, qui semblait sortir des entrailles mêmes de la terre ou bien du sommet des arbres. Une voix aussi puissante qu’un bourdon de cathédrale qui criait sur la campagne dans une langue sans doute africaine et la foule, surprise, vaguement terrifiée aussi, s’arrêta net. Et même recula, abandonnant sur le sable, comme la vague qui se retire, des cadavres semblables à de gros galets noirs, refluant vers ses positions précédentes.
— Qu’est-ce que c’est que ça ? chevrota Moulin. Qu’est-ce que cette voix ? Celle de Dieu ?
— Si elle nous sauve je dirais volontiers que c’est celle de Dieu, dit Gilles. Regardez ! Ouvrez un volet ! Cela en vaut la peine…
Un homme venait en effet d’apparaître dans le demi-cercle laissé libre par la foule, un Noir gigantesque dont la puissante musculature luisait sous la lumière et s’étalait dans toute sa magnificence animale car cet homme ne portait qu’un simple pagne de lin blanc… et un large pansement qui ceignait sa cuisse. Cet homme, c’était Moïse et c’était sa voix qui venait de se faire entendre, amplifiée par le « gueuloir » de bronze qu’il avait dû emprunter au capitaine Malavoine.
Planté comme un chêne devant la maison, jambes écartées sans autre arme que sa stature exceptionnelle et sa profonde voix de basse, c’était lui à présent qui haranguait la foule, la foule qui le regardait avec une sorte de terreur superstitieuse et qui semblait se courber sous sa parole comme l’herbe des champs sous la fureur de l’orage.
— Et moi qui le croyais muet ! murmura Gilles. Comment est-il venu jusqu’ici ? C’est un miracle… un vrai miracle ! J’aimerais bien savoir ce qu’il leur dit…
— Il dit, seigneur, que tu es bon et juste, que tu es un Blanc comme jamais encore il n’en a rencontré, que tu l’as sauvé de la mer, des requins et du négrier, que tu as failli te battre pour lui, que tu l’as soigné comme un frère… Il dit que tu es un envoyé des dieux et que leur malédiction s’attacherait à qui te ferait mourir…
C’était, cette fois, Désirée, qui venait de reparaître, sortant de son office et de son sommeil. Elle vint vers Gilles, plia le genou devant lui et, prenant sa main, y posa sa bouche.
— Pardonne-moi, seigneur ! Je ne savais pas… et il fallait que j’obéisse.
— Tu n’avais aucune raison de ne pas obéir. Relève-toi, Désirée. À l’avenir c’est moi, ou plutôt ma femme, que tu serviras…
— Si elle te ressemble, ce sera une joie…
— Vous croyez qu’il va en venir à bout ? dit Finnegan qui observait avec attention la scène, grandiose d’ailleurs, dont ils étaient spectateurs. Il y a là-dedans des meneurs qui ne doivent pas se laisser facilement convaincre… Et puis votre rescapé est un parfait inconnu pour eux.
— Peut-être, dit Désirée. Mais il parle comme eux et comme parlent les grands chefs, là-bas, en Afrique. Il a pour lui la puissance venue des ancêtres.
Pourtant, comme l’avait prévu Finnegan, les mêmes voix furieuses de tout à l’heure se faisaient de nouveau entendre, cherchant à rompre l’enchantement dont le géant noir tenait cette foule prisonnière. Si leur influence l’emportait, Moïse, lui aussi, serait balayé, si grande que soit sa force. Les esclaves du premier rang qui s’étaient courbés sous cette voix de bronze relevaient déjà la tête. On pouvait deviner leur incertitude, leur hésitation. Dans un instant, peut-être, le miracle qui avait laissé entrevoir le salut serait réduit à rien et une victime de plus serait offerte en holocauste…
Et puis, tout à coup, le silence revint. La foule, comme jadis la mer devant le peuple hébreu, s’ouvrait, se séparait pour laisser, entre ses rangs serrés, une trouée qu’éclairèrent deux jeunes filles en robes blanches portant chacune une chandelle allumée. Derrière elles marchait majestueusement une imposante femme noire, grande et forte, vêtue d’une longue robe rouge et portant sur sa tête un haut diadème barbare fait de plumes noires et rouges qui la grandissait encore. Elle s’appuyait sur une haute canne d’ébène, assez semblable à une crosse d’évêque mais dont le motif terminal représentait un serpent dressé sur sa queue. Et la femme rouge s’avança. Et la foule, devant elle, s’inclina…
Tournemine n’eut pas le temps de questionner Désirée. Finnegan déjà l’avait reconnue.
— Mais c’est Celina ! s’écria-t-il. Je m’étais toujours douté qu’elle était une « mamaloï ».
— Qu’est-ce qu’une « mamaloï » ? demanda le chevalier.
— Une prêtresse des dieux vaudous.
— Celina est la plus grande, dit doucement Désirée. Il n’y a pas, dans l’île, un esclave qui ne s’incline devant elle. Si elle vient vers le maître, il est sauvé.
— Mais où était-elle ? Si je me souviens de ce qu’a dit le docteur, elle était la cuisinière de l’habitation ?
— Elle était cachée. Elle s’est enfuie quand Legros a vendu les esclaves domestiques. Il n’avait pas le droit de la vendre car elle est une « libre de savane ». Il n’avait pas le droit, non plus, de vendre le vieux Saladin et pourtant il l’a fait… et Saladin s’est pendu…
Laissant planer sur la foule, définitivement matée cette fois, le regard impérieux de ses yeux couleur de chocolat, Celina était arrivée auprès de Moïse sur l’épaule duquel elle posa une main véritablement souveraine puis elle prononça d’une voix forte quelques paroles rapides qui eurent un étrange effet : la foule si calme et si silencieuse redevint soudain houleuse, avec de loin en loin d’étranges tourbillons puis, comme un volcan qui crache des scories, elle expulsa quatre groupes d’hommes au milieu desquels se débattait un Noir que ses compagnons vinrent jeter aux pieds de la « mamaloï »…
Ce qui suivit fut hallucinant de rapidité. Celina prononça un seul mot et sa sonorité avait à peine fini de résonner que quatre sabres d’abattis avaient tourbillonné et s’étaient abattus. Quatre têtes avaient roulé sur le sable qui devint aussi rouge que la robe de la prêtresse. Mais Celina ne les regarda même pas. C’était vers la maison qu’elle se tournait à présent.
— Viens, dit Désirée en prenant la main de Gilles. Elle t’attend…
Elle le conduisit jusqu’à la porte puis le laissa sortir seul. Lentement, il descendit vers les deux Noirs qui le regardaient venir mais, seul, Moïse plia le genou quand il les rejoignit.
— Demain, dit gravement Celina, je m’inclinerai devant toi et je redeviendrai ta servante. Ce soir, tu dois accepter, pour ton bien, de marcher à mes côtés pour rentrer chez toi.
— Tu m’as sauvé, dit Gilles. Comment pourrais-je refuser ? Ce sera un honneur pour moi, Celina.
Elle eut un sourire qui découvrit de larges et solides dents blanches.
— Tu sais mon nom ? Qui te l’a dit ?…
— Le docteur Finnegan qui était avec moi et cinq autres de mes amis dans cette maison.
— Alors, dit tranquillement Moïse, il faut les faire sortir et avec eux tout ce qui t’appartient dans cette maison car elle va être brûlée. Les quelques torches qu’on a lancées ne l’ont pas enflammée car le toit est en pierre.
Tournemine regarda le géant noir avec une surprise amusée.
— Tu parles donc ma langue ? Je te croyais muet…
— Je ne te connaissais pas quand tu m’as recueilli. C’était un avantage que je voulais garder.
— Comment es-tu venu ?
— Je te le dirai tout à l’heure, si tu le permets. Pour l’instant il faut faire sortir les autres.
— Viens ! dit Celina. Il est temps pour toi de quitter ces lieux maudits. Pourtant, je voudrais de toi une promesse.
— Laquelle ?
— Oublieras-tu ce qui s’est passé ici cette nuit ? Tout ce qui s’est passé ?
— Tu veux savoir si ces malheureux recevront un châtiment ? Je leur ai promis tout à l’heure qu’il n’y en aurait pas. Tu as toi-même fait justice. Il n’y a rien à ajouter.
— Alors, marchons ! Ta maison t’attend. Elle est vide mais intacte et tu y seras mieux que dans la demeure d’un bourreau.
Côte à côte, toujours précédés des deux fillettes porteuses de chandelles, ils marchèrent vers la foule qui, comme tout à l’heure, s’ouvrit devant eux. Pongo et Moïse qui s’étaient donné une sorte d’accolade et les autres suivaient avec les armes et les chevaux que l’on était allé chercher aux écuries…
Suivis par des centaines de paires d’yeux où luisait à présent quelque chose qui ressemblait à l’espoir, Gilles et Celina remontèrent à travers champs vers les bâtiments réduits en braises encore fumantes. Aucun d’eux ne parlait.
Mais soudain une grande lumière s’éleva avec le crépitement du feu. À l’épaulement de la colline, le petit cortège s’arrêta, se retourna : la maison de Legros flambait comme une torche mais derrière cette énorme torche, on pouvait apercevoir, sur l’autre rive du Limbé, le cheminement des multiples petites lumières de ceux qui en avaient assuré la garde et qui, à présent, se retiraient aussi calmement que s’ils avaient assisté à une fête.
— Sais-tu où est Legros ? demanda Gilles à Celina.
Elle secoua sa tête emplumée.
— Non. Chez Olympe, peut-être. Je sais qu’elle a une maison au Cap-Français. J’ai dû me cacher lorsque je me suis enfuie car il est un démon servi par un démon-femelle encore plus fort que lui. Je ne pouvais pas l’atteindre. J’ai préféré l’oublier. Pourquoi ne pas en faire autant ?
— Crois-tu qu’il se laissera oublier ? Non. Son coup a manqué. Cela ne veut pas dire qu’il n’essaiera plus d’attenter à ma vie ou à celle des miens. Je veux le trouver… et dormir en paix.
— J’essaierai de savoir…
Vers l’orient, le ciel commençait à s’éclaircir. La nuit terrible était achevée. Dans quelques instants, les rayons du soleil levant allaient éclairer des ruines et les traces profondes de l’incendie dont les ravages étaient grands. Mais quand, mené par Celina, Gilles atteignit le rideau de cactus et de lataniers qui protégeait la grande maison, la voûte céleste se dora de tous les feux de l’aurore et sa lumière vint caresser les murs de l’habitation, vide encore comme une coquille dont elle avait la teinte nacrée mais qui, dès ce jour, allait renaître à une vie nouvelle.
1. La pièce servait à la fois de salon et de salle à manger. C’est en quelque sorte l’ancêtre du living-room.
2. Le maringouin est un moustique des pays tropicaux.
3. On appelait « marrons » les esclaves en fuite qui avaient pris le maquis et formaient des bandes parfois redoutables.
TROISIÈME PARTIE
LE SABLIER DU TEMPS
CHAPITRE XI
BAL CHEZ LE GOUVERNEUR
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