L’écho des violons traversa la pelouse pour venir à la rencontre de Gilles et de Judith et avant même qu’ils eussent contourné la délicate architecture de la roseraie, ils purent voir briller les innombrables bougies qui éclairaient les salons de la résidence. Jamais le vieux palais des jésuites remis au goût du jour par un gouverneur un peu trop fastueux n’avait paru plus beau. Sa blancheur éclatait dans la nuit comme la fleur de quelque magnolia géant.
Pourtant, malgré la musique, malgré la douceur embaumée de la nuit (la saison des pluies venait de prendre fin), malgré le chatoiement des robes de bal et l’éclat des bijoux que l’on pouvait apercevoir par les hautes fenêtres largement ouvertes, malgré la grâce légère du menuet, ce tableau enchanteur parut bizarrement à Gilles dépourvu de toute gaieté.
Pour ce bal d’adieu, donné par M. de La Luzerne avant son départ pour la France où il allait reprendre le portefeuille de la Marine auquel venait de renoncer le maréchal de Castries, il y avait là, réunie dans les vastes salons, toute la fleur de Saint-Domingue, une manière de civilisation peut-être si l’on acceptait de ne pas trop approfondir car la plupart de ces gens pratiquaient la manière de vivre la plus arrogante et la plus injuste qui soit. Sous la splendeur de la fleur, Tournemine avait appris à voir, depuis trois mois, le cheminement dramatique des racines, nourries de chair humaine. Et cette fête, tout à coup, lui fit l’effet d’un bal d’ombres car un tel état de choses, à si peu de distance de cette Amérique où venait de naître le beau mot de Liberté, ne pouvait durer éternellement et ces gens, peut-être, dansaient devant leur tombe ouverte.
En approchant des salons illuminés, il put observer les esclaves, vêtus de superbes livrées, perruques blanches en tête, qui évoluaient parmi les invités, portant des plateaux chargés de flûtes de champagne ou de verres de vin de France amenés à grands frais. Et il eut, tout à coup, l’impression étrange qu’eux seuls étaient réels, qu’eux seuls représentaient la réalité de l’avenir.
Mais comme, pour l’heure présente, il faisait encore partie de cette civilisation décadente, il s’efforça de secouer son humeur noire et, intérieurement, s’admonesta. Qu’est-ce qui lui prenait tout à coup et d’où lui venaient ces idées pessimistes ? Tout n’allait-il pas à merveille chez lui où « Haute-Savane », débarrassée de l’horreur, repartait vigoureusement vers une plus grande prospérité ?
Non, tout compte fait, tout n’allait pas à merveille, ne fût-ce qu’au niveau de ses relations avec l’élément féminin de la maison. Et les pensées sombres qui l’envahissaient venaient peut-être de cette espèce de pressentiment qui l’habitait depuis la révolte mais beaucoup plus certainement encore depuis la scène qui l’avait opposé à Judith juste avant de partir pour la résidence mais qui couvait depuis des heures.
Ce matin-là, alors qu’en compagnie de Zébulon, son valet de chambre, il choisissait les vêtements qu’il comptait endosser pour le bal et au cours des deux journées que les Tournemine devaient passer au Cap, il avait retrouvé, au fond de la poche d’un de ses habits, deux petits paquets qu’il y avait oubliés : la croix et le bracelet achetés pour Anna et Madalen le jour de leur arrivée dans l’île. Il avait eu tellement à faire durant les trois mois qui venaient de s’écouler qu’il n’y avait plus songé. Le travail était tel que c’était tout juste si la pensée de son amour pour la jeune fille l’avait occupé un moment ici ou là…
Décidé à ne pas différer plus longtemps la remise de ses présents, il avait remis le tout dans sa poche et s’était lancé à la recherche des deux femmes.
La famille Gauthier vivait dans un petit pavillon situé au bout du parc, près de la lisière des champs de coton, et qui était, naguère encore, le domaine privé de Jacques de Ferronnet. Gilles l’avait fait remettre en état et aménager pour que trois personnes pussent y vivre à l’aise.
Sachant qu’Anna et Madalen avaient coutume de se rendre chaque matin à une petite chapelle située sur le bord du Limbé à mi-chemin de Port-Margot pour y entendre la messe et que cette heure était celle où elles revenaient, il se dirigea vers la petite maison blanche à laquelle un énorme flamboyant donnait un cadre somptueux, mais il en était à peu près à mi-chemin quand il rencontra Pierre qui, à cheval, remontait vers l’habitation. Le jeune homme semblait à la fois soucieux et pressé mais il s’arrêta tout de même pour saluer Tournemine.
— Tu as ta tête des mauvais jours, Pierre. Qu’est-ce qui ne va pas ? demanda celui-ci.
— Ma mère n’est pas bien, ce matin. Je vais chercher le docteur Finnegan.
— Rien de grave, j’espère ?
— Je ne pense pas. Quand elle s’est levée, ce matin, elle ne s’est pas sentie bien et elle s’est recouchée, laissant Madalen aller seule à la messe après lui avoir donné un peu de thé. Elle pensait qu’en prolongeant son repos son état s’améliorerait mais elle ne cesse de vomir et je préfère aller chercher le docteur.
— Tu as raison. Va vite !
Il faillit ajouter « Je te suis… » mais se retint car, si le moment était vraiment mal choisi pour aller offrir un bijou, ce que Pierre venait de dire lui avait fait battre le cœur un peu plus vite. Madalen était allée seule à la petite église et cela signifiait qu’il était possible de la rencontrer. L’envie d’aller au-devant d’elle s’était faite irrésistible et Gilles ne faisait aucun effort pour lui résister : il y avait si longtemps qu’il n’avait eu l’occasion d’être seul, un instant, avec celle qu’il aimait…
Pierre disparut derrière un grand coupe-vent de roseaux frissonnants et Gilles continua doucement le chemin qui menait à la rivière et à la chapelle. Bientôt, il aperçut Madalen. Assise sur un âne gris qui ne lui servait guère que pour ce chemin un peu long qui la menait vers la maison de Dieu, elle remontait lentement vers la maison sous les arbres pourpres. Elle avait laissé la bride sur le cou de sa monture et contemplait rêveusement une mince branche de jasmin qu’elle portait de temps en temps à ses narines. Vêtue d’une ample robe d’indienne de ce bleu tendre qu’elle affectionnait, un léger bonnet de mousseline blanche tremblant sur la soie argentée de ses cheveux blonds relevés sur le front en une lourde masse d’où s’échappait, frissonnant contre son cou, une longue boucle douce, elle était ravissante et claire comme un matin de printemps.
En découvrant Gilles debout au milieu de son chemin, elle tressaillit et devint très rouge mais retint son âne. Son regard bleu s’affola, cherchant visiblement une issue, un trou par où fuir le péril qui la menaçait. Mais il ne lui laissa pas le temps de trouver cette issue providentielle et, s’avançant vivement vers elle, il saisit l’âne par la bride.
— Il n’y a pas d’autre chemin, Madalen, dit-il en riant. Ni d’autre moyen de rentrer chez vous…
Elle détourna la tête, lui refusant la rencontre de son regard.
— Je n’en cherche pas, monsieur le chevalier, je vous l’assure.
Il nota au passage qu’elle en était revenue à l’appellation cérémonieuse dont il l’avait cependant priée de ne plus se servir mais n’en fit pas la remarque. Il n’avait encore jamais rencontré de fille aussi difficile à manier.
— C’est très laid, vous savez, de mentir en revenant de la messe, dit-il.
Mais, comme il la voyait déjà prête à pleurer, il changea de ton.
— Madalen, fit-il doucement. Avez-vous si peur de moi ?
— Mais je n’ai pas peur…
— Alors pourquoi me fuyez-vous ? Ne me pardonnerez-vous jamais ce qui s’est passé dans le petit cimetière de Harlem ? Allons, ayez au moins le courage de me regarder…
Le regard qu’elle ramena sur lui était si craintif qu’il eut pitié d’elle mais, déjà, comme si la vue du jeune homme lui était insupportable, elle le détournait et murmurait :
— Ce n’est pas à vous que j’ai à pardonner : c’est à moi… Je n’aurais jamais dû vous avouer que… que…
Elle butait sur le mot comme elle butait sur l’idée même de l’Amour dans sa plénitude. Il acheva pour elle :
— Que vous m’aimiez ? Mais ce n’est pas un crime, Madalen.
— Si, c’en est un car vous appartenez à une autre. Vous êtes marié et je n’ai pas le droit de vous aimer…
— Le droit, le droit ! Le cœur seul a des droits. Il n’est pas responsable de ses impulsions et vous n’y pouvez rien. Ce n’est pas votre faute et ce n’est pas non plus la mienne si je n’aime plus ma femme… qui d’ailleurs ne m’aime plus.
— Cela ne change rien au fait qu’elle est votre femme devant Dieu et les hommes. Rien n’est possible entre nous… monsieur Gilles, rien ! La sagesse serait sans doute que je m’en aille mais je ne peux partir seule et les miens sont heureux ici…
— Vous avez vraiment envie de partir ? Dites-moi la vérité, Madalen, vous avez vraiment envie de vous éloigner de moi ?
Elle secoua désespérément la tête et il vit des larmes rouler sur sa joue.
— Non… non ! Vous savez bien que non ! Je vous en prie, n’essayez plus de me voir seule, n’essayez plus de me rencontrer comme vous venez de le faire. C’est cruel… À moins que vous n’ayez quelque chose d’important à me dire.
— Je vous dis que je vous aime et vous pensez, apparemment, que ce n’est pas important ? fit-il amèrement. Eh bien… ce matin, j’ai retrouvé deux petits objets que j’avais achetés pour votre mère et pour vous au jour de notre arrivée ici. Des présents de bienvenue, en quelque sorte. Je les avais un peu oubliés à cause de tout ce que nous avons vécu depuis et je venais chez vous pour les apporter quand j’ai rencontré Pierre. Tenez ! le plus petit est pour votre mère, l’autre pour vous…
En dépit de sa piété extrême et de son austère façon de regarder la vie, Madalen n’en était pas moins une véritable fille d’Ève et elle ne résista pas à l’attrait de ce petit paquet enveloppé de soie. Un instant plus tard, le joli cercle de feuilles d’or et de petites perles brillait au soleil au bout de ses doigts tremblants.
— Ce n’est pas possible ! murmura-t-elle. Ce ne peut pas être pour moi ? C’est beaucoup trop joli… Je ne peux pas le porter.
Mais son regard bleu était plein d’étoiles et Gilles comprit qu’elle était heureuse.
— Rien n’est trop joli pour vous, Madalen, dit-il avec une tendresse dont il ne fut pas le maître. Bientôt, quand nous en aurons fini avec les travaux de la plantation et de la maison, nous donnerons une grande fête. Vous pourrez alors porter votre bracelet et moi je serai heureux d’avoir un tout petit peu contribué à vous faire encore plus belle…
Gilles ne devait jamais savoir ce que lui aurait répondu une Madalen devenue toute rose et dont les yeux, tout à coup, avaient pour lui tant de douceur car à cet instant précis Judith, montée sur sa jument blanche, sortit brusquement de derrière la haie de citronniers qui abritait le chemin. Sanglée dans une amazone vert sombre sur laquelle croulait librement la masse flamboyante de ses cheveux elle était, superbement, l’image de l’orgueil offensé. Du haut de sa monture, elle laissa tomber sur le couple son regard étincelant de colère.
— Les paysans se retrouvent toujours ! lança-t-elle avec le maximum de mépris. Qui se ressemble s’assemble. Si ceci – et du bout de sa cravache elle désigna le bracelet – est le prix de votre vertu, ma fille, votre séducteur ne l’estime pas très haut. Les belles mulâtresses du Cap donneraient tout juste une nuit pour ça. Vous devriez réviser vos prix…
Et, avant que Gilles ait pu lui répondre, elle avait touché, du bout du mince jonc de cuir cerclé d’or, la croupe de son cheval qui l’emporta au galop vers la maison.
Madalen était devenue pâle jusqu’aux lèvres. Comme s’il la brûlait à présent, elle jeta le bracelet à Gilles et éclata en sanglots. Elle aussi fit repartir son âne à vive allure sans rien vouloir entendre des excuses et des consolations que lui prodiguait Gilles. Il tenta de la poursuivre. Mais, voyant apparaître à travers les arbres Pierre qui revenait en compagnie de Liam Finnegan, il s’arrêta, jugeant avec quelque raison qu’il devait être ridicule à courir ainsi derrière un âne. Puis, par un détour, il regagna lui aussi la maison, décidé à faire sentir à Judith le poids de son indignation pour l’injure qu’elle venait d’infliger à une innocente, mais quand il arriva devant la porte de sa femme, celle-ci refusa de s’ouvrir.
— Madame fait dire à monsieur qu’elle ne veut être dérangée à aucun prix, lui dit Fanchon qui apparut à cet instant à moitié cachée par une brassée de satins et de mousselines. Elle est en retard dans ses préparatifs.
— Alors, dites-lui qu’elle essaie de rattraper ce retard, fit Gilles sèchement. Nous partons dans une heure. Pas une minute de plus car j’ai à faire au Cap chez maître Maublanc.
"Haute-Savane" отзывы
Отзывы читателей о книге "Haute-Savane". Читайте комментарии и мнения людей о произведении.
Понравилась книга? Поделитесь впечатлениями - оставьте Ваш отзыв и расскажите о книге "Haute-Savane" друзьям в соцсетях.