Il la saisit par un bras, l’obligea à se redresser.

— Rajustez-vous ! On peut venir. Mais je commence à croire…

Il ne put aller au bout de sa phrase. Rendières s’était relevé et, bien qu’encore un peu étourdi, se jetait sur lui, visiblement fou furieux.

— Misérable butor ! Vous allez me rendre raison et sur l’heure.

D’une bourrade qui faillit bien renvoyer l’aide de camp du gouverneur là d’où il venait, Tournemine repoussa son assaillant.

— Vous rendre raison ? Vous rêvez, monsieur. C’est vous, il me semble, qui me devez réparation. Dois-je vous rappeler que la dame sur laquelle vous osiez porter la main est ma femme ? J’ai peu de goût pour une ramure de cerf sur une tête d’homme.

— Qu’importe ! Battons-nous !

Rendières venait de tirer la légère épée de parade qu’il portait au côté et que Gilles repoussa dédaigneusement.

— Avec ça ? C’est vous qui rêvez, vicomte ! Quand je me bats, moi, j’emploie des armes véritables car je n’entends pas me contenter d’une égratignure. J’entends vous donner une leçon qui vous fera réfléchir un moment, sinon une leçon définitive. Quant à se battre ici, il n’en est pas question. Nous sommes chez le gouverneur. Il ne nous le pardonnerait ni à l’un ni à l’autre et je ne veux pas jeter de sang sur sa soirée d’adieu. Retournons dans les salons, vous choisirez vos témoins, je choisirai les miens et ils régleront les modalités de la rencontre comme ils l’entendront. Vous venez, madame ? ajouta-t-il à l’adresse de Judith qui était, entre-temps, redevenue parfaitement convenable.

— Comme vous voudrez, glapit Rendières, mais c’est à moi de choisir les armes car c’est moi que vous avez frappé et je veux le pistolet. Vous entendez ? Je veux me battre au pistolet.

— Pourquoi ? fit Gilles narquois. Vous ne savez pas vous servir d’un sabre ou d’une épée ? Mais, personnellement, je n’y vois aucun inconvénient. Vous pourriez choisir aussi bien l’épée à deux mains, la lance, le fléau d’armes ou la hache d’abordage que je n’en serais pas autrement troublé. Prenons donc le pistolet. Cela me vaudra le plaisir de vous abattre d’une balle à l’heure et dans le lieu que choisiront nos témoins… mais pas plus tard que le lever du soleil. Je suis un homme très occupé. À vous revoir, monsieur.

Et, offrant courtoisement son bras à sa femme qui y posa une main tout de même un peu tremblante, il regagna avec elle les salons où il se mit à la recherche de La Vallée qu’il mit au courant de ce qu’il attendait de lui sans entrer toutefois dans les détails. La Vallée haussa un sourcil.

— Peste ! Un duel déjà ? Et il n’y a pas beaucoup plus d’une heure que vous êtes ici ? Vous ne perdez pas de temps, dites-moi ?

— En effet, approuva Gilles gravement en glissant un regard vers Judith. Nous sommes une famille où l’on ne perd jamais de temps. Pouvez-vous me trouver un second témoin ?

— Comment donc ! Il y a mon beau-frère, Henri de Sélune. Je le cherche et nous nous mettons à votre service. Restez-vous ici ?

— Non. Nous rentrons. Vous me trouverez chez moi. Excusez-nous auprès de Mme de La Vallée.

Dix minutes plus tard, dans leur voiture découverte, Judith et Gilles redescendaient vers la ville dans un silence total qui contrastait bizarrement avec la vie exubérante que la nuit déchaînait sur le Cap à présent que la saison des pluies était achevée. Les rues étaient encore plus animées que dans la journée. On se pressait dans les cabarets, les auberges, les bals de plein vent que menaient les Noirs pour qui la danse était l’expression même de la vie et la meilleure façon de prier les dieux. Les théâtres étaient éclairés, des réceptions allumaient les fenêtres de nombreuses maisons de courtisanes, et, dans les rues, les habits mettaient un étonnant kaléidoscope de couleurs vives. Même les magasins de la rue des Capitaines ou de la rue de la Joaillerie étaient encore ouverts afin de faire face aux désirs des joueurs heureux. Quant aux filles publiques, elles faisaient visiblement des affaires d’or.

Toute cette gaieté, toute cette agitation, accentuait le morne silence de ce couple dont plus d’un regard envieux suivait la course et qui, pourtant, semblait composé de deux étrangers, de deux êtres entre lesquels n’existait aucune communication. Ce fut seulement quand la voiture s’arrêta devant le perron éclairé de la maison que Gilles, offrant la main à sa femme pour l’aider à descendre, lui dit :

— Lorsque La Vallée m’aura communiqué les conditions de la rencontre, j’irai vous rejoindre. Veuillez m’attendre…

Elle répondit d’une simple inclination de tête puis, ramassant ses amples jupes qu’un léger vent soulevait comme un nuage noir, elle remonta chez elle.

Une demi-heure plus tard, Gilles raccompagnait à leur voiture Gérald de La Vallée et son beau-frère Henri de Sélune, une baguette de fusil en uniforme de Royal-Vaisseaux, qui étaient venus lui faire connaître les conditions du duel. Le lieu de la rencontre était une petite prairie qui se situait derrière le Fort Picolet. Le moment : une demi-heure avant le lever du soleil afin qu’à l’aube les officiers qui allaient assister les duellistes pussent regagner leurs postes. L’arme choisie était le pistolet… mais le procès-verbal de la rencontre n’avait pas mentionné la cause véritable du duel afin de laisser à l’abri l’honneur de Judith. Le prétexte en était un démenti suivi d’une altercation.

Quand la voiture se fut éloignée, Gilles indiqua à Justin de fermer la maison puis gagna sa chambre et monta la flamme de la veilleuse disposée auprès du grand lit à baldaquin. Il prit ses pistolets dans une boîte d’acajou posée sur une commode. C’étaient d’anciens serviteurs déjà et il leur faisait entière confiance car il savait les avoir bien en main. Il vit qu’ils étaient amorcés mais vérifia la détente avant d’y enfoncer les balles. Puis il les remit en place et referma la boîte qu’il caressa un instant d’une main presque affectueuse.

Rendières, il le savait, était un excellent tireur, mais il n’était pas très inquiet sur son propre sort car, depuis la guerre d’Indépendance, il n’avait jamais cessé de s’entraîner presque quotidiennement afin de garder l’acuité de son œil et la précision de sa main. Il savait pouvoir, même à cheval, atteindre n’importe quel but à portée de son arme…

Ces précautions prises, il alla s’asseoir un moment dans un fauteuil, la tête dans ses mains, goûtant à sa valeur le silence profond qui enveloppait la maison où tout le monde, hormis lui et Judith, devait dormir car, dès son retour, il avait envoyé Zébulon se coucher. Sur l’écran noir de ses paumes, la scène du jardin se retraça irritante comme une piqûre d’insecte que l’on a grattée. Il revit Judith renversée, le buste nu et les yeux clos entre les bras de cet insupportable fat de Rendières, et chercha à comprendre. Il n’avait pas pris au sérieux, tout à l’heure, sa menace de se donner à un autre homme et il avait eu tort. Fût-il arrivé quelques minutes plus tard qu’il eût sans doute trouvé sa femme en train d’assouvir le désir de son amoureux… et peut-être le sien propre. Curieusement, il n’éprouvait aucune colère contre elle. C’était à lui-même qu’il en voulait. À lui qui, absorbé par l’amour insensé qu’il portait à une enfant de dix-huit ans, autant que par le doute terrible qu’il traînait depuis la mort de Rozenn, avait laissé seule en butte à tous les désirs, à toutes les tentations d’une île où la volupté avait droit de cité autant qu’à Cythère et se levait pour appeler à tous les coins de rues, une femme en pleine jeunesse et pleine beauté. Une femme qui aimait l’amour et qui, frustrée, était peut-être en train de devenir une nymphomane…

Lentement, il ôta son habit de soie blanche qu’il jeta sur une chaise, se déshabilla entièrement puis se glissa dans une ample robe chinoise noir et or qu’il avait trouvée chez Tsing-Tcha, le savant et industrieux ami de Liam Finnegan. Puis allant jusqu’à un cabaret de salon placé dans un coin de sa chambre, il y prit un verre, un flacon d’épais rhum noir et s’en versa une rasade sérieuse qu’il avala d’un trait.

Demain, il mourrait peut-être car le plus habile tireur ne peut rien contre les arrêts du Destin. Mais, n’ayant aucune affaire à mettre en ordre car ses dispositions en cas de mort subite étaient prises depuis longtemps, il n’avait pas envie de s’attarder plus longuement à ressasser des pensées amères ou déprimantes. La seule façon d’attendre convenablement l’heure d’aller offrir sa poitrine aux balles de Rendières, c’était, outre dormir, ce qui était exclu car il n’avait pas sommeil, de goûter longuement, voluptueusement, à la douceur d’un corps de femme. Et aucune femme n’était plus belle que Judith…

Quittant sa chambre par la haute porte-fenêtre, il traversa la terrasse, couverte de chèvrefeuille et de roses grimpantes, qui unissait, comme un trait d’union, son appartement à celui de sa femme, atteignit la fenêtre de Judith et, sans frapper, ouvrit doucement le vantail transparent.

La grande chambre blanche n’était éclairée, elle aussi, que par une veilleuse qui diffusait une lumière nacrée sur les tentures de soie neigeuse. Judith, elle-même, était debout au milieu de cette chambre, vêtue d’un ample peignoir de mousseline qui embuait son corps plus qu’il ne l’habillait. Son opulente chevelure rousse, dénouée sur ses épaules, l’auréolait d’or roux. Ses larges yeux noirs avaient l’expression craintive et suppliante d’une bête qui attend le coup de grâce.

Un moment, tous deux restèrent debout, face à face, avec entre eux la largeur du tapis chinois. Comme chaque fois qu’il se trouvait seul en face d’elle, la beauté de sa femme serra le cœur de Gilles incapable de comprendre quelque chose à la complexité contradictoire de ses sentiments. Il avait vu rouge, tout à l’heure, quand il l’avait trouvée avec Rendières. S’il l’avait trouvée en train de faire l’amour avec lui, peut-être l’eût-il tuée… Il l’avait tant aimée et elle était si belle ! Se pouvait-il qu’elle eût encore sur lui quelque empire dépassant le simple désir ?

Il vit soudain qu’en dépit de la douceur de cette belle nuit, elle tremblait…

— Viens ! dit-il seulement en lui ouvrant les bras.

Elle s’y jeta après avoir, d’un souple mouvement d’épaules, abandonné derrière elle la blanche mousseline de sa robe. De ses longues cuisses douces à sa bouche humide dont l’haleine embaumait la girofle, il l’eut contre lui. Ses mains se refermèrent sur son échine soyeuse comme celle d’une jeune pouliche cependant que celles de la jeune femme, impatientes, ouvraient sa dalmatique chinoise pour mieux épouser son corps. Son baiser, incroyablement avide, lui donna le vertige mais, sentant des larmes glisser contre ses lèvres, il comprit qu’elle pleurait.

Les larmes devinrent sanglots presque convulsifs. La tension nerveuse tordait contre le sien le corps de la jeune femme. Il l’emporta sur le lit, s’étendit contre elle et chercha à l’apaiser par ses caresses.

— Je ne veux pas… répétait-elle. Je ne veux pas que tu te battes !… Pas pour moi ! Pas pour une putain !

— Tais-toi ! ordonna-t-il durement. Je t’interdis de dire ces mots !

Elle eut un rire désespéré.

— Pourquoi ? Parce que je ne me fais pas payer ? Mais je suis comme n’importe laquelle des esclaves noires qui travaillent pour toi. J’ai besoin d’amour, j’ai besoin d’un homme. Pourquoi me laisses-tu toujours seule ? Pourquoi ne viens-tu jamais vers moi ? Parce que tu aimes cette fille ?…

— Ne dis pas de sottises. Tu es ma femme et je n’ai jamais cessé de te désirer.

— Mais tu ne m’aimes pas… mais tu ne m’aimes plus. Mon Dieu, je voudrais mourir.

Les sanglots reprirent de plus belle. Dans la clarté rose de la veilleuse, le corps charmant se tordait offrant à la lumière tantôt ses seins durcis, tantôt son ventre ombré d’or rouge. La jeune femme était au bord de la crise de nerfs. Alors, brutalement, Gilles la maîtrisa, s’étendit sur elle, entra en elle…

Judith eut un cri rauque mais, miraculeusement, se détendit, s’abandonna et se laissa emporter sur la vague brûlante qui déferlait… divinement miséricordieuse…

CHAPITRE XII

LA MENACE

Le gris froid de l’aube se teinta de rose, éclairant le satin uni de la mer, nacré comme une gorge de pigeon. Une légère brise se leva, gaufrant le satin et agitant, là-haut, contre le ciel changeant, les grandes palmes noires des cocotiers. L’odeur âcre de la poudre se dissipa, laissant revenir les parfums de la terre humide et de la mer encore endormie. Calmement, Gilles tendit son pistolet à La Vallée qui le rejoignait en courant puis remit son habit. Là-bas, au bout du champ qu’abritaient les murs du vieux fort à la Vauban, un groupe d’uniformes entourait sa récente victime, un groupe d’où partaient des gémissements.