— Jamais vu un coup comme celui-là, haleta La Vallée un peu essoufflé. Vous lui avez fait éclater le pistolet dans la main… Il en a pour un moment avant de pouvoir tenir une arme…
— Ou caresser une femme ! lança Tournemine sarcastique. C’est très bien ainsi. Je pense qu’il n’a pas envie de continuer. À moins qu’il ne sache tirer des deux mains…
— Bien peu d’hommes savent tirer des deux mains.
— Moi, je sais. Vous n’avez pas idée des acrobaties auxquelles vous oblige la guerre contre les Indiens. Eh bien, puisque cette affaire est réglée, nous pourrions peut-être aller déjeuner ? Je meurs de faim. Pas vous ?
— Bien sûr que si. Mais venez au moins signer le procès-verbal… et prendre courtoisement des nouvelles de votre adversaire. Cela se fait entre gentilshommes… et puis, ajouta La Vallée en riant, c’est toujours un spectacle réjouissant que de contempler les grimaces d’un homme à qui l’on vient de régler son compte.
Les dernières formalités furent vivement accomplies. Gilles se pencha un instant sur un Rendières blanc comme sa chemise, étendu sur l’herbe tachée de sang tandis que le chirurgien de marine que ses témoins avaient amené bandait sa main, ou ce qu’il en restait.
— J’espère, monsieur, que ceci vous servira de leçon, fit Gilles mi-figue mi-raisin. Je me tiens, pour ma part, pour satisfait et vous souhaite un prompt rétablissement… et un excellent voyage vers la France puisque vous repartez avec M. de La Luzerne. Serviteur, messieurs ! ajouta-t-il en saluant à la ronde.
Puis, glissant son bras sous celui de son ami, il regagna le bouquet d’arbres où l’on avait laissé les chevaux, suivi d’Henri de Sélune devenu tout à coup presque affectueux, en dépit de son naturel glacial, pour un homme capable de se servir d’un pistolet avec cette maestria.
— J’ai grande envie de demander au nouveau gouverneur, M. de Vincent, de vous faire nommer instructeur général des jeunes officiers, s’écria-t-il. En vérité, j’en connais beaucoup qui demanderont à se mettre à votre école…
— Pour l’amour du Ciel, ménagez ma modestie, cher monsieur ! Mes petits talents doivent demeurer cachés et à la seule disposition de mes ennemis. À présent, allons boire un bon café au Brûlot Mercadier. Je n’en ai jamais bu de meilleur.
— Je crois bien, dit Gérald. C’est moi qui le fournis à Mercadier.
Sur la terrasse abritée d’une pergola chargée de vigne qui dominait le port, les trois hommes firent un copieux repas arrosé de plusieurs tasses de ce café-brûlot qui avait fait la réputation de Mercadier grâce à la générosité et à la puissance du rhum qu’il y faisait flamber. Gilles se sentait merveilleusement bien dans sa peau, par ce glorieux matin. Rien de tel que d’avoir regardé un instant la mort en face pour apprécier intensément les senteurs et le goût de la vie. La nuit d’amour vécue dans les bras de Judith lui avait offert une assez bonne imitation de ce que pouvait être le bonheur. Il avait, à sa surprise, retrouvé intactes les délices de leur première nuit, à Versailles, jadis, avec cette différence qu’il n’avait fait, cette nuit-là, qu’éveiller à l’amour une fille neuve. Mais la femme qui avait déliré sous ses caresses n’était plus une novice mais une femme ardente, un magnifique instrument d’amour aussi passionné, aussi brûlant que l’avait été la belle comtesse de Balbi, la folle maîtresse qu’il avait laissée en France.
En se rendant sur le terrain, tout à l’heure, il avait gardé au fond des yeux l’image adorable de Judith endormie au milieu du désordre charmant de ses draps froissés et de sa chevelure traînant presque jusqu’au tapis. Sa bouche, gonflée par trop de baisers, s’entrouvrait en un léger sourire tandis que sa main reposait doucement, comme une étoile de mer, sur la douce rondeur de son sein. Devant Rendières il s’était battu avec une froideur apparente qui cachait bien sa rage impatiente. Il n’allait pas, tout de même, renoncer à de telles joies à cause de cet imbécile qui osait les convoiter… À présent, tout en se mêlant machinalement à la conversation détendue de ses amis, il pensait qu’avec un peu de chance, il la trouverait encore endormie, qu’il pourrait la réveiller et partager avec elle cette ardeur de vivre qu’il sentait bouillonner en lui… Après cette nuit, il en venait à penser que le corps de Judith était sans doute le meilleur antidote contre son impossible amour pour Madalen…
Il eut hâte, tout à coup, de retrouver ce coin de paradis. Le déjeuner copieux et la chaleur du brûlot faisaient couler en lui une ardeur nouvelle et, prétextant un rendez-vous, il abrégea le repos paresseux qui suivait toujours, à Saint-Domingue, les repas du jour, dans la fumée odorante des cigares. Laissant les deux beaux-frères lézarder à leur aise sous l’ombre fraîche de la vigne face à l’activité du port et sautant en voltige sur Merlin, il reprit le chemin du cours Villeverd.
Un somptueux havane calé dans le coin de sa bouche, La Vallée le regarda partir avec une commisération heureuse.
— Ces nouveaux débarqués se croient toujours obligés à une activité fébrile, soupira-t-il. Je me demande combien de temps celui-là mettra avant de comprendre qu’ici il faut avant tout jouir de la vie et ne jamais se hâter… en rien. Si ce n’est, toutefois, pour commander à boire. Encore un brûlot ?
Henri de Sélune, toute raideur disparue et visiblement en pleine béatitude, approuva d’un battement de paupières et s’installa encore plus commodément pour regarder une file d’esclaves, tout juste sortis des cases de remise en état après la traversée et qui, brillants de bonne santé apparente, s’en allaient placidement vers le bâtiment de la criée où ils allaient être vendus…
En arrivant chez lui, Gilles ne trouva plus que Zébulon qui, aidé de Justin, remettait les malles dans la voiture. Dans son parler zézayant, le jeune Noir expliqua que la maîtresse était déjà repartie, à cheval, pour rentrer à la plantation après l’avoir envoyé, lui, Zébulon, s’assurer discrètement de l’issue de la rencontre.
— Elle n’a rien dit ?
— Non, ’ien !… Ah ! Si… Elle di’e : C’est bien…
Déçu, mécontent, Gilles haussa les épaules puis, à tout hasard, monta chez sa femme en pensant que peut-être elle aurait laissé un mot pour lui. Mais à l’exception de Fanchon, la chambre était vide. Par les fenêtres grandes ouvertes, le soleil du matin l’éclairait en plein mais seul le chant des oiseaux s’y faisait entendre. Debout devant le lit dévasté la camériste était rigoureusement immobile. Elle n’avait pas entendu venir son maître qui se déplaçait toujours avec la grande légèreté héritée des Indiens et elle restait là, perdue dans une contemplation qui devait être amère car des larmes roulaient sur ses joues…
— Eh bien, Fanchon ? Que faites-vous là ?
Elle tressaillit, tournant vers lui un visage luisant de larmes où le regard se chargeait de crainte.
— Moi ?… Mais rien… Je…
— Vous pleurez. Êtes-vous souffrante ?…
Elle saisit la balle au bond et passa sur son front une main tremblante.
— Je… oui. Que monsieur m’excuse, j’ai un peu de migraine ce matin.
Elle mentait et il le savait. Jamais elle n’avait, à ce point, respiré la santé. Le séjour dans l’île lui convenait. Son teint s’était doré légèrement et elle avait perdu la maigreur de chat affamé qu’elle avait lorsqu’on l’avait trouvée dans l’entrepont du Gerfaut. Dans le décolleté carré de sa robe d’indienne fleurie, sa gorge était appétissante comme une corbeille de brugnons mûrs à point et Gilles se souvint, non sans plaisir, de certaines nuits en mer…
Il entra dans la chambre et, d’un geste presque machinal, ferma la porte.
— Madame est partie ?…
— Oui… elle a envoyé Zébulon faire une course et puis quand il est revenu, elle a ordonné qu’on lui selle Viviane et elle m’a dit de la rejoindre à la maison avec les bagages. Elle a dit aussi qu’elle avait besoin de galoper ce matin. Comme d’autres matins d’ailleurs. C’est souvent que madame monte ces temps-ci… Elle a dû avoir envie d’aller à sa cabane….
Depuis qu’elle était installée à « Haute-Savane », Judith, en effet, s’était prise d’une véritable passion pour les promenades à cheval. Pour la mer aussi et elle avait obtenu de Gilles qu’il lui fît construire une petite maison, une sorte de carbet1 de bois et de palmes dans une petite anse déserte près de Port-Margot. Elle s’y rendait presque chaque jour sans jamais permettre qu’on l’y suivît.
— Passez-moi cette fantaisie, Gilles, avait-elle dit à son mari. Je suis une fille de la mer, vous le savez, et là-bas, j’ai l’impression de retrouver mon enfance sauvage, lorsque je courais les landes et me baignais dans le Blavet…
En évoquant le souvenir de leur première rencontre, elle avait touché une corde sensible et Gilles avait volontiers consenti à cette fantaisie, mais l’anse étant éloignée de l’habitation de plus d’une lieue, il avait chargé Moïse de surveiller discrètement les visites qu’y faisait sa femme. Le géant noir vouait en effet à Judith un dévouement de chien fidèle et Gilles savait qu’en cas de danger il était de taille à la défendre contre une douzaine d’hommes.
— Eh bien, dit-il, je vais repartir moi aussi. Vous rentrerez avec la voiture et Zébulon, comme à l’aller…
Il parlait d’une voix impersonnelle, comme dans un rêve et sans quitter des yeux Fanchon qui rougissait lentement. Le départ imprévu de Judith le laissait frustré. Il lui fallait dépenser cette ardeur qui bouillonnait toujours en lui et il se découvrait une brutale envie de cette fille. Une envie qui lui faisait oublier qu’en renouant, même momentanément, des liens qu’il avait si fermement rompus, il commettait une imprudence.
Quelque chose qui ressemblait à un espoir brillait à présent dans les yeux bruns de la jeune femme tandis que lentement il s’approchait d’elle. La joie le remplaça quand posant ses deux mains sur les épaules rondes, il fit glisser le décolleté de la robe tout en attirant Fanchon à lui.
Un instant plus tard tous deux roulaient, emmêlés, sur le lit qui gardait encore l’empreinte du corps de Judith. Gilles avait à dépenser le regain d’ardeur né du danger écarté et Fanchon la passion de longs mois de famine envieuse. Il n’était pas loin de midi quand enfin ils tirèrent de nouveau le verrou de la porte…
— Tout compte fait, dit Gilles en quittant Fanchon, rentrez sans moi et dites à madame que je ne reviendrai que demain. Je passerai la nuit chez M. de La Vallée…
— Pourquoi pas ici ? hasarda la jeune femme qui s’efforçait de cacher sa triomphante exultation.
Mais Gilles, dégrisé, n’entendait pas lui laisser espérer une quelconque reprise d’influence.
— Je ne crois pas avoir de comptes à vous rendre, ma chère, dit-il doucement.
Puis, tirant sa bourse, il la lui lança.
— … Tenez ! Allez vous acheter quelques fanfreluches et puis rentrez. Et merci pour cet agréable moment. À demain.
Elle prit la bourse avec une sorte de rage et la fourra dans la poche de son tablier. Toute joie s’était éteinte dans son regard et Gilles qui sortait ne vit pas qu’une haine brûlante s’y allumait…
Parti avant l’aube Gilles atteignit « Haute-Savane » quand le soleil était déjà assez haut. Rentrer chez lui était toujours une joie, sans cesse renouvelée. Il aimait parcourir, au galop de Merlin, la longue et majestueuse allée de chênes, importés de France à grands frais plus de cent années plus tôt. Il aimait découvrir la longue maison rose surtout lorsque, comme ce matin, elle souriait au soleil de toutes ses fenêtres largement ouvertes en montrant le gentil bataillon des petites servantes en train de procéder à un vigoureux ménage sous la direction impérieuse de Charlot, le majordome.
« Haute-Savane » avait perdu sa mine distante et triste de Belle au Bois Dormant cachée sous les ronces. Dans le grand bassin soigneusement récuré, la fontaine de bronze, briquée à grand renfort d’huile de coude, brillait presque autant que le jet scintillant qu’elle faisait exploser dans le soleil. Les jardiniers, dont Pongo, repris par sa passion des plantes contractée à Versailles, s’était institué le chef, faisaient merveille, alternant dans le parc redessiné les bouquets fulgurants de plantes tropicales et les douces pelouses sous les grands arbres où il faisait si bon boire le punch ou le café aux heures chaudes et, le soir, fumer un cigare en respirant la fraîcheur venue de la mer.
Toujours installé dans l’habitation même auprès de la chambre de Gilles, Pongo n’y paraissait plus guère que la nuit. Une partie du jour, à présent, il s’occupait des jardins, plantant, sarclant, bouturant ou s’affairant dans la serre que Gilles lui avait fait construire, s’efforçant de se souvenir des leçons que lui avait prodiguées le vieux jardinier de Mlle Marjon2. Une troupe de négrillons, ses « élèves », le suivait comme son ombre, gentil troupeau d’agneaux noirs, aussi grave et aussi appliqué qu’une théorie d’enfants de chœur suivant l’officiant d’une grand-messe.
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