— Il en est pourtant ainsi car vos agissements ont été signalés à monseigneur l’évêque ou tout au moins à son coadjuteur car, ainsi que vous le savez, monseigneur…
— … ne quitte guère la France, acheva Finnegan narquois. On ne peut pas dire que nous soyons gâtés sous le rapport du clergé. Depuis que les jésuites ont été chassés, nous n’avons plus guère que de la racaille.
— Laisse-moi parler ! coupa Gilles. Vous avez dit, frère, que l’on m’a signalé ? Qui, par exemple ? J’aimerais le savoir ? Et que sont ces « agissements » si suspects aux yeux de l’Église ?
Les paupières grises du moine se resserrèrent comme s’il cherchait à ajuster le tir d’une arme.
— On trouve un peu étrange votre arrivée et votre prise de possession de cette terre si peu de temps, somme toute, après le départ du jeune de Ferronnet, plus étrange encore le départ si rapide de celui-ci aussitôt après la mort… supposée de ses parents.
— La mort supposée ? Qu’entendez-vous par là ?
— Un bruit étrange est venu jusqu’à l’évêché. Le vieux monsieur ne serait pas véritablement mort. On l’aurait enlevé et séquestré afin que son fils puisse hériter et assouvir ses grands appétits d’argent.
Gilles sentit la colère enfler en lui et s’efforça de n’en rien montrer sachant combien une explosion pouvait être dangereuse sur un terrain ainsi miné.
— En admettant que ce soit vrai, en quoi pourrais-je être concerné par ce qui s’est passé ici avant ma venue ?
— En quoi ? Mais… cela semble évident. Si le vieux monsieur vit toujours – et certains prétendent l’avoir reconnu, travaillant comme un esclave dans une solitude du Gros Morne – la vente que vous a faite son fils ne tient pas. Il a dû reculer, sans doute, devant un parricide, mais il n’en a pas moins porté sur son père une main sacrilège pour le voler et vous, son ami de longue date sans doute, vous êtes son complice. Vous êtes venu ici récolter les fruits du crime et, aussi sans doute, assurer la surveillance du malheureux vieillard.
En dépit de ses belles résolutions, Gilles faillit s’élancer sur cet homme qui osait l’accuser de tels crimes. Ce fut Finnegan qui le retint, bien qu’à la pâleur de son visage et aux éclairs meurtriers de ses yeux verts on pût deviner qu’il avait, lui aussi, beaucoup de mal à contenir les bouillonnements de son sang irlandais.
— Avant d’accuser on se renseigne, frère Ignace ! Né en Bretagne, officier aux gardes du corps de Sa Majesté le roi Louis, seizième du nom, M. de Tournemine n’a jamais eu l’occasion de connaître Jacques de Ferronnet avant la rencontre qu’il en a faite à New York, ce printemps…
— Qu’en sait-on ? Chacun sait qu’il a combattu, de ce côté-ci de l’Atlantique, pour cette rébellion impie des colonies anglaises contre leur légitime souverain…
— Cela ne tient pas debout ! coupa Gilles que l’intervention de Liam avait mis à même de se ressaisir. Nous avions autre chose à faire, dans l’armée de M. de Rochambeau, qu’à nous occuper des affaires privées de Saint-Domingue. À présent, expliquez-moi donc une chose, saint homme ? Comment se fait-il, si vous êtes si bien renseigné, que vous ayez attendu que je sois installé ici pour venir porter vos accusations mensongères ? Pourquoi n’êtes-vous pas venu, dès que vous avez été informé, interroger le sieur Legros, actuellement recherché et pratiquement condamné à mort pour ses crimes ? On m’a dit, à moi, que M. de Ferronnet avait été sa victime, ainsi que sa femme, et si son fils s’est enfui, car il s’est enfui, en effet, c’était uniquement pour rester encore vivant. Moi-même, j’ai été attaqué à peine débarqué…
— La couleur des choses et des événements dépend uniquement de l’éclairage qu’on leur donne, monsieur de Tournemine. Il est facile d’accuser un homme absent, peut-être déjà mort. L’Église, pour sa part, n’a jamais eu à se plaindre de lui. Il s’est toujours montré pour elle un fils respectueux et…
— … et généreux sans doute. Dites-moi, frère Ignace, auriez-vous porté sur moi vos accusations si je vous avais permis d’emmener mes esclaves ?
— Je les aurais peut-être différées, considérant que vous faisiez preuve de bonne volonté. Je constate avec douleur qu’il n’en est rien et que vous appartenez déjà tout entier à l’esprit détestable, à l’endurcissement qui règne en général sur cette terre. Je pars à présent, vous accordant quelques jours de réflexion. Si vous venez à composition, si vous décidez de vous soumettre à l’Église et à son jugement infaillible, vous pourrez nous le faire savoir… dans une semaine par exemple. Faute de quoi…
— Me soumettre à l’Église cela veut dire quoi : vous amener moi-même les femmes enceintes de ma plantation ?
— D’abord. Ensuite apporter à M. le coadjuteur tous les éclaircissements possibles touchant la façon bizarre dont vous êtes devenu propriétaire de « Haute-Savane », enfin laisser l’Église libre d’agir comme elle l’entend sur vos terres…
— … et y prélever tout ce qui lui conviendra ? Je comprends ! Eh bien ! n’y comptez pas, frère Ignace. J’ai mon droit, ma conscience pour moi et je ne passerai pas par vos fourches caudines. Dès demain, je verrai le gouverneur…
Le sourire du religieux découvrit des dents d’une vigueur étonnante chez un homme déjà âgé. Blanches et solides elles semblaient de taille à dévorer n’importe quoi.
— M. le gouverneur nous quitte, vous le savez bien, et comme son remplaçant n’est pas encore arrivé, nous allons être en intérim. Quant à l’intendant général, ses pouvoirs ne lui permettent pas de s’opposer à l’Église. N’espérez donc pas d’appui de ce côté.
— Finissons-en ! gronda Finnegan. M. de Tournemine vous a dit qu’il n’obtempérerait pas. À vous de jouer ! Qu’allez-vous faire ? Prendre « Haute-Savane » d’assaut ?
— Les armes de l’Église ne crachent pas le feu. Il sera facile de faire la preuve de la mort réelle… ou supposée de M. de Ferronnet : il suffira d’ouvrir sa tombe. J’en obtiendrai sans peine l’autorisation. Je vous salue, messieurs. Voilà de belles constructions neuves, il me semble ? ajouta-t-il d’un ton tout différent en regardant autour de lui. C’est votre domaine, docteur Finnegan, si j’ai bien compris ? Qu’y faites-vous ? La distillation du rhum ?
— Il y sauve des vies humaines… celles de tous ces malheureux dont votre précieux Legros avait fait des martyrs. Ce digne fils de l’Église n’était qu’un bourreau et il faut que vous soyez singulièrement dur d’oreille pour vous illusionner encore sur ce que fut son comportement. Les Noirs…
— Sont les fils de Cham et leur sort est tel que Dieu l’a voulu. Chacun sait qu’ils sont tous des adorateurs de Satan auquel ils sacrifient la nuit au cours d’orgies infâmes. Il faudra voir aussi ce qu’il en est ici.
Cette fois, Gilles était à bout. Saisissant le frère Ignace par son maigre bras, il l’entraîna un peu plus vite peut-être qu’il n’aurait voulu vers le chariot qui attendait sur la route, au portail neuf qu’il avait fait ouvrir pour atteindre directement les bâtiments d’exploitation sans passer par l’habitation.
— En voilà assez ! Allez-vous-en ! Et quand vous reviendrez, prenez bien garde à ce que vous ferez. Dieu sait que je suis son humble et fidèle serviteur… mais je n’hésiterai pas un instant à combattre, les armes à la main, des chrétiens dans votre genre.
— Un soldat de Dieu ne recule jamais devant le danger ou la menace. Vous vous en apercevrez rapidement, monsieur de Tournemine. Pour l’instant vous ne faites rien d’autre qu’aggraver votre cas. À bientôt…
En rejoignant Finnegan et Pongo dans la salle de soins où le médecin était occupé à enduire de baume la brûlure que s’était faite, en repassant, l’une des servantes de la lingerie, Gilles tremblait encore de colère. Il réussit à se contenir jusqu’à ce que, son pansement achevé, Liam eût renvoyé sa jeune patiente d’une débonnaire claque sur les fesses, mais dès que la petite eut disparu dans un envol de jupon rayé, il explosa :
— Quelle sorte de prêtres peuvent être ces gens qui abritent leurs appétits sous une robe sacrée ?
Finnegan haussa les épaules.
— Des hommes, sans plus. Je ne te croyais pas assez naïf pour croire encore qu’une soutane est fatalement une étiquette de sainteté. Simplement, les appétits varient suivant la hiérarchie et tel prince de l’Église rêvera de puissance et de faste quand un frère hospitalier se contentera de chercher des esclaves pour faire son travail à sa place.
— Il existe pourtant de véritables hommes de Dieu. J’en connais au moins un, lança Gilles fougueusement en songeant à son parrain, le recteur d’Hennebont. Des hommes qui nés riches et nobles se dépouillent entièrement au service des pauvres, ne gardant qu’à peine le nécessaire.
— Je sais. J’en ai rencontré aussi… mais pas encore ici. Il est vrai que je ne connais pas toute l’île. À présent que vas-tu faire ? La menace est sérieuse…
— Allons donc ! Tu vas encore me parler, comme Maublanc, de cette folle histoire de défunts enlevés de leurs tombeaux et ramenés artificiellement à la vie ? Ce n’est pas ma faute, je n’arrive pas à y croire.
— Il faut y croire ! Et avant qu’il ne soit trop tard.
— Qu’appelles-tu trop tard ?
— Avant que cet Ignace et ses confrères ne t’obligent à ouvrir la sépulture Ferronnet. Admets un seul instant que la tombe du vieux monsieur soit vide et tu as une grande chance de te retrouver en prison et tes biens mis sous séquestre jusqu’à complément d’enquête.
— Mais n’importe qui peut enlever un corps.
— Je sais. Il faut tout de même y aller voir. Tu es breton et je devine ce que tu éprouves à l’idée de violer une sépulture car je suis irlandais. Mais il faut y aller voir.
Un instant, Gilles regarda son ami. Aucune trace d’ironie dans ses yeux couleur d’herbe. Finnegan était mortellement sérieux. Il tourna alors les yeux vers Pongo et vit qu’il n’avait pas davantage envie de rire.
— Qu’en penses-tu ? demanda-t-il.
— Docteur avoir raison. Tout plutôt que pas savoir…
— Eh bien, soupira Gilles, nous irons cette nuit, tous les trois, en priant le Ciel que personne ne nous voie, sinon je ne donnerais vraiment pas cher de notre peau si nous étions pris en flagrant délit de violation de tombe. À présent, je vous laisse travailler et je rentre. As-tu vu Judith, ce matin ?
— Oui. Elle partait à cheval vers la mer. On ne la reverra que ce soir et, si tu veux permettre au médecin de s’exprimer, je dirai que je n’aime guère ces grands besoins de solitude chez une femme si jeune et si belle. Ce n’est pas bon.
Gilles haussa les épaules.
— Elle n’est pas seule : elle a la mer d’où elle est, un soir, sortie pour moi. Judith est une femme étrange, tu sais. Chez elle la sauvagerie est encore à fleur de peau et, en fait, je ne sais trop jusqu’où elle va. Mieux vaut la laisser libre. D’autant que Moïse la surveille sans trop avoir l’air d’y toucher.
— Il n’a pas que ça à faire. Ainsi, ce matin, il est allé aux cases du Morne où il avait un différend à régler entre deux travailleurs…
— Ne sois pas si pessimiste et laisse-la vivre à sa guise. Au fait, je ne t’ai pas demandé de nouvelles d’Anna Gauthier. Comment va-t-elle ?
— Mieux. Une mauvaise digestion qui a failli tourner à l’empoisonnement. Je lui ai prescrit d’être plus prudente. Tout ce qui ressemble à de la salade n’en est pas forcément ici…
La sépulture des Ferronnet s’élevait aux confins du parc de « Haute-Savane » dans la partie qui montait le premier contrefort du Morne. C’était, au centre d’une clairière, une petite chapelle de style baroque fermée par une grille de fer. Après sa prise de possession du domaine, Gilles était venu jusque-là et avait donné des instructions pour que clairière et chapelle fussent entretenues convenablement. Ce jour-là, en dépit de la pluie qui tombait à verse, le petit temple déjà assailli par une végétation exubérante lui avait paru paisible et charmant.
Il n’en était pas de même par cette belle nuit d’automne, cependant douce et claire, tandis qu’en compagnie de Liam Finnegan et de Pongo, il montait silencieusement le sentier menant à la chapelle. C’était la seconde fois qu’il allait s’attaquer à la demeure d’un mort et si la première avait été purement bénéfique, il augurait mal de celle-ci et se sentait mal à l’aise. Il est vrai qu’en se rendant, jadis, à l’abbaye de Saint-Aubin-des-Bois, il n’en voulait qu’à l’ornementation d’un tombeau, non à la sépulture elle-même et la seule idée qu’il allait falloir tout à l’heure troubler l’éternel sommeil d’un pauvre mort inconnu lui glaçait le sang.
Il était un peu plus de onze heures quand les trois hommes avaient quitté la maison, sous le fallacieux prétexte de surprendre des maraudeurs qui leur avait permis d’emporter des armes. Mais on avait fait un détour par la resserre à outils pour y prendre certains instruments dont Pongo s’était chargé. Une lanterne sourde éteinte pendait au bout du bras de Finnegan. On l’allumerait tout à l’heure quand on serait à l’intérieur car, pour l’heure présente, la lune suffisait à éclairer le chemin au long duquel personne ne parla, chacun des trois hommes demeurant enfermé dans ses pensées.
"Haute-Savane" отзывы
Отзывы читателей о книге "Haute-Savane". Читайте комментарии и мнения людей о произведении.
Понравилась книга? Поделитесь впечатлениями - оставьте Ваш отзыв и расскажите о книге "Haute-Savane" друзьям в соцсетях.