La grille de la chapelle que l’on avait huilée et repeinte s’ouvrit sans peine au moyen de la clef que Gilles avait apportée dans sa poche. L’un derrière l’autre, les trois hommes pénétrèrent dans le minuscule sanctuaire meublé d’une pierre d’autel et de deux prie-Dieu d’où partait un étroit escalier de pierre s’enfonçant dans le sol. Finnegan posa sa lanterne à terre, l’ouvrit, battit le briquet et l’alluma puis s’engagea dans l’escalier suivi des autres dont il éclairait le chemin.

Quelques marches seulement au bout desquelles les visiteurs nocturnes se trouvèrent dans le caveau proprement dit : une crypte assez longue et étroite de chaque côté de laquelle étaient rangés, dans des niches, de lourds cercueils de cuivre vert-de-grisé surmontés de croix d’argent terni et gravés aux armes de ceux qui y reposaient.

— Quatre générations de Ferronnet reposent ici, chuchota Finnegan assourdissant involontairement sa voix. Il suffit de chercher le cercueil le plus récent.

— C’est celui-là, dit Gilles qui, en vérité, avait soigneusement visité le tombeau en désignant la longue boîte qui se trouvait la plus proche de l’escalier.

— Pas être facile ouvrir boîte sans laisser traces, marmotta Pongo qui passait sur le couvercle gravé un doigt précautionneux.

— Plus facile que tu n’imagines, dit Finnegan. Le couvercle n’est retenu que par des points de soudure à l’étain qu’avec un peu de soin on doit pouvoir faire sauter puis remplacer ensuite. J’ai là ce qu’il faut…

Dans le sac, il prit un ciseau, un maillet solide et, avec soin en effet, il entreprit de décoller le haut du cercueil, faisant chauffer continuellement, sur un réchaud qu’il avait apporté, le bout acéré du ciseau. Ce fut tout de même un rude effort. En dépit de la fraîcheur humide qui régnait dans cette cave, l’Irlandais transpirait à grosses gouttes mais, après une heure de travail patient, le coffre qui était censé contenir les restes de M. de Ferronnet père s’ouvrit.

Mais au lieu du corps élégamment vêtu de soie d’un vieux monsieur de la bonne société créole, on ne trouva dans la grande boîte garnie de coussins de taffetas bleu qu’un morceau de tronc d’arbre emmailloté dans un morceau de toile…

Pendant plusieurs minutes, les trois hommes, accablés, contemplèrent l’étrange spectacle.

— C’est bien ce que je craignais, soupira Finnegan en épongeant du bras la sueur qui mouillait son front. On l’a enlevé. Mon pauvre ami, ajouta-t-il en se tournant vers Gilles, j’ai peur que nous n’ayons du mal à nous tirer de là… à moins de retrouver ce cadavre fugitif. Il va falloir fouiller le Gros Morne, le passer au peigne fin…

Tournemine haussa les épaules. Il s’était laissé choir sur la dernière marche de l’escalier et fourrageait à deux mains dans ses épais cheveux blonds, oscillant entre la rage et le désespoir.

— Allons, Finnegan ! Tu n’ajoutes tout de même pas foi à ces sornettes. On a enlevé le cadavre de M. de Ferronnet pour me mettre dans un mauvais cas et on a dû l’enterrer ailleurs. Malheureusement, on ne peut pas retourner la terre dans toute la région…

— Pourquoi, coupa Pongo, pas chercher vieil homme mort et mettre à la place ? Doit être possible dans vilains quartiers du port ?

— Ce serait en effet une solution, dit Finnegan, et mon ami Tsing-Tcha nous trouverait certainement ce qu’il nous faut mais il faudrait un sosie du mort qui nous manque et ce n’est pas facile à trouver. M. de Ferronnet avait, sur la joue gauche, une large tache de vin et son profil était assez particulier.

— La corruption naturelle pourrait expliquer des différences, dit Tournemine qui se raccrochait déjà à cet espoir mais Finnegan hocha la tête.

— Cela ne marchera pas. Le frère Ignace s’est montré trop sûr du fait. Il a dû être bien renseigné, par Legros lui-même sans doute ou, mieux encore, par Olympe, sa diabolique maîtresse. Tu refuses de croire à l’existence des zombis, Gilles, et tu as tort. Je sais, moi, un médecin, un rationaliste, qu’ils existent et je crains une chose : que ces maudits prêtres ne sachent très bien, eux, ce qu’est devenu notre défunt. Admets que nous fassions ce que conseille Pongo, que nous nous procurions un cadavre que je suis très capable d’arranger convenablement mais qu’au jour où ces vautours viendront ouvrir ce cercueil ils amènent le vrai Ferronnet ? Nous aurions bonne mine.

— Dans ce cas, dit Gilles, découragé, il n’y a plus rien à faire… sinon prévenir Maublanc que je vends « Haute-Savane » et repartir avec toute ma maisonnée. Le Gerfaut est en France mais La Vallée trouvera bien au moins le moyen de nous faire passer à Cuba.

— Ce serait t’avouer coupable. C’est tout ce que souhaitent tes ennemis.

— Alors quoi faire ?

Calmement, Finnegan replaça le couvercle du cercueil mais négligea de le ressouder. C’était inutile pour le moment.

— Aller porter le problème à Celina ! Elle est puissante, tu sais. Au moins autant qu’Olympe car il n’y a pas un Noir dans tout le Nord qui ne la respecte et ne la vénère. Si quelqu’un peut retrouver Ferronnet, c’est elle.

— Soit ! Allons la voir. Mais je me demande si je ne suis pas en train de devenir fou…

— Quand tu auras vécu dix ans ici ou bien tu en seras certain ou bien tu auras totalement oublié cette impression… Finissons-en.

Dix minutes plus tard, Gilles refermait la grille et respirait avec délice l’air frais de la nuit qui lui parut divinement pur après les odeurs de moisissure et les relents de l’étain fondu. Comme lui parut délicieux le rhum que Finnegan lui tendit et qu’il portait à sa ceinture dans une gourde. Délivré des phantasmes qu’avaient fait naître en lui cette tombe, ce cercueil vide, il se retrouvait avec bonheur les deux pieds sur la terre de Dieu, sous le ciel de Dieu, de Dieu à qui, seul, appartenait le pouvoir de résurrection.

— C’est impossible ! soupira-t-il enfin. Il y a une explication rationnelle. Aucun homme, aucun sorcier si puissant qu’il soit n’a le pouvoir de rappeler à la vie un homme mort, vraiment mort. Comment se fait-il qu’un homme aussi savant que toi n’aies pas réussi à trouver une réponse à cette question ?

Finnegan haussa les épaules.

— Je ne suis pas savant. Je ne suis qu’un manieur de scalpel et j’ai, crois-moi, cherché à comprendre. Je pense comme toi qu’il y a peut-être une explication mais, jusqu’à présent, personne ne l’a encore trouvée. Allons voir Celina.

— À cette heure ? Elle doit dormir et si on la réveille on va réveiller tout le quartier des domestiques.

— Celina est une vieille femme qui ne dort pas beaucoup. En revanche, elle sait fort bien employer le temps que les autres consacrent au sommeil.

Le roulement éloigné d’un tambour en peau de vache lui coupa la parole. Au souvenir de ce qu’avaient signifié ces battements lugubres la dernière fois qu’il les avait entendus, Gilles sentit ses cheveux se dresser sur sa tête. Allait-il falloir faire face à une nouvelle révolte ? Ses deux compagnons s’étaient arrêtés et écoutaient eux aussi. Cette fois, le bruit ne venait pas des terres de « Haute-Savane » à la limite desquelles ils se trouvaient, mais des profondeurs sauvages de la montagne. Ce n’en était pas plus rassurant pour autant et Finnegan grogna :

— Je ne me ferai jamais à ces damnés tambours. Qu’est-ce que cela nous réserve encore ?

— Rien, dit Pongo tranquillement. Tambours dire moment venu pour danser en honneur dieu-serpent Damballa.

— Comment ? fit Gilles en considérant l’Indien avec effarement. Tu comprends le langage des tambours à présent ?

Le sourire de Pongo découvrit largement ses grandes incisives de lapin géant.

— Bien sûr ! Moïse apprendre… Facile !

Ainsi que l’avait prédit Finnegan, Celina ne dormait pas. Les trois hommes arrivaient au bas du sentier conduisant vers l’habitation quand ils la rencontrèrent. Escortée des deux fillettes que Gilles avait vues porter les chandelles devant la « mamaloï » au moment où celle-ci était venue le sauver, elle marchait appuyée sur son bâton au serpent et portait son impressionnante robe rouge et sa coiffure de plumes. De toute évidence, elle se rendait à cette réunion à laquelle les tambours avaient appelé.

Voyant apparaître le maître, elle ne marqua aucune frayeur, aucune surprise. Elle s’arrêta simplement. Gilles savait déjà qu’il y avait, dans cette étrange femme, deux personnalités bien distinctes et que la cuisinière habile, gourmande et joyeuse de sa maison n’était que la doublure d’une puissance étrange, mystérieuse et forte mais essentiellement bénéfique habitée parfois par un don singulier de double vue.

La rencontrant sous ses habits de prêtresse, il ne s’y trompa pas et la salua avec déférence, imité par les deux autres.

— Nous te cherchions, Celina. Nous avons besoin de toi et de ton grand pouvoir car, depuis le milieu de ce jour, nous sommes tous en grand danger. Cette maison, dit-il désignant les grands toits bleus de l’habitation qui brillaient doucement sous la lune, ces terres où plus personne ne souffre cependant, nos vies mêmes sont en péril. Un péril que toi seule as peut-être le pouvoir de conjurer.

— Tu es un bon maître et tu sais que tu peux compter sur Celina. Parle !

— Un homme est venu, ce matin, un religieux de l’hôpital de la Charité…

Rapidement, il raconta ce qui s’était passé entre lui et le frère Ignace puis la visite sacrilège qu’avec Finnegan et Pongo il venait de rendre à la sépulture Ferronnet et l’étrange découverte qu’ils y avaient faite.

Celina hocha sa tête emplumée mais son visage sombre demeura aussi impassible, aussi figé que du basalte. Du bout de son bâton elle dessinait machinalement des figures sur le sable de l’allée et gardait le silence.

— Tu ne sembles pas surprise ? fit Tournemine. Qu’as-tu à dire ?

— Rien. Je me doutais que le maître avait été enlevé du tombeau mais je ne pouvais rien faire. D’ailleurs, je n’étais pas sûre et puis j’ai dû me sauver. Olympe est puissante, dangereuse comme un serpent à sonnette mais personne n’aurait imaginé qu’elle oserait s’en prendre au cadavre d’un grand Blanc. Les Noirs qui craignent que l’on prenne le corps de ceux qu’ils aiment et qui meurent gardent les tombes pendant trois ou quatre jours, jusqu’à ce que la corruption ait commencé car, après, on ne peut plus faire un zombi… Mais madame ignorait tout cela. Elle aurait fait fouetter celui ou celle qui aurait parlé de garder la tombe du maître.

— Mort vivant ou mort véritable, il faut retrouver M. de Ferronnet avant huit jours. Crois-tu la chose possible ?

Les gros yeux couleur de chocolat de Celina considérèrent son jeune maître avec une tristesse où entrait de la pitié.

— Si les dieux sont avec toi, tout sera possible et tu éviteras les pièges des méchants. Laisse-moi aller mon chemin, à présent. Je vais le leur demander.

— Et s’ils ne sont pas avec moi ?

— Il te faudra prier le tien et t’en remettre au pouvoir de tes armes d’homme. Mais ne désespère pas. Nous combattrons tous avec toi car il n’y a pas ici un Noir qui ne te soit reconnaissant d’avoir compris qu’il était aussi un homme et de lui permettre de vivre comme un homme.

Au loin, le roulement doux des tambours reprenait.

— On m’appelle, dit Celina. Va en paix et dors. Je vais parler là-bas de ce qui se passe ici. Le Gros Morne sera fouillé trou par trou, feuille par feuille, ravin par ravin et, si les dieux le veulent, le vieux maître sera dans sa tombe quand ceux qui veulent ta mort viendront pour te perdre.

Sur un dernier signe qui ressemblait curieusement à une bénédiction, la prêtresse en robe rouge, couleur du sang du sacrifice, reprit son chemin suivie de ses deux jeunes compagnes qui avaient attendu sagement assises dans l’herbe qu’elle eût fini de parler.

Les trois hommes regardèrent avec un respect mêlé d’espoir son imposante silhouette disparaître sous le couvert des arbres dans ce chemin en pente qui semblait monter vers le ciel et se perdait dans la nuit.

Le lendemain, un bûcheron de la plantation Guillotin trouva en travers d’un chemin le corps de Celina, égorgée. On lui avait enlevé sa belle coiffure de plumes et sa robe rouge avait été lacérée. Quant à ses deux jeunes compagnes, elles avaient disparu.



1. Légère construction où les pêcheurs rangent habituellement lignes, filets et autres objets de navigation.

2. Cf. Un collier pour le diable.

CHAPITRE XIII

UN FANTÔME EN PLEIN JOUR

En dépit du soleil, des fleurs, du tendre roucoulement des tourterelles et du vol étincelant des oiseaux-mouches qui brillaient comme des joyaux sur le vert profond des plantes et des arbres, la mort de Celina tomba sur « Haute-Savane » comme une chape de plomb. Elle accabla Gilles comme sous le poids d’une malédiction car la « mamaloï » emportait avec elle son plus sûr espoir – le seul peut-être – de déjouer à temps les diaboliques machinations qui se tramaient dans l’ombre pour lui arracher finalement le beau domaine venu à lui par les bizarres chemins du sort et qu’il avait cru longtemps un don de Dieu. À présent, il en venait à se demander si les roses murailles qu’il aimait tant ne constituaient pas en réalité le plus souriant, le plus mortel des pièges car il s’en prenait à son âme et à ses croyances.