Pour les femmes de sa maison, qu’il savait fragiles et mal préparées aux étrangetés de cette terre inconnue, il avait préféré laisser ignorer la menace du frère Ignace et aurait souhaité que la mort de Celina passât pour un accident. Mais quand Moïse et Charlot avaient rapporté sur une civière le corps exsangue enveloppé dans une épaisse couverture suivie par lui et par Pongo, ils avaient trouvé, en arrivant vers le quartier des domestiques, un groupe d’une cinquantaine de travailleurs agricoles qui attendaient sous la conduite d’un de leurs contremaîtres, un grand Yolof nommé François Bongo.

Apparemment, la nouvelle avait fait le tour de la plantation à la vitesse d’une traînée de poudre. Gilles en fut contrarié mais n’en montra rien. La douleur silencieuse de ces braves gens était émouvante et aussi leur colère qui, bien entendu, n’était pas dirigée contre lui mais contre le ou les mystérieux assassins d’une femme que beaucoup de Noirs, dans toute l’île, révéraient comme une sainte. Ce fut François Bongo qui traduisit le sentiment de ses compagnons.

— Nous trouver assassin ! Nous tuer sans pardon ! Toi pas nous empêcher ! ajouta-t-il s’adressant à Tournemine d’un ton où perçait une menace.

— Je ne vous en empêcherai pas, je vous en donne ma parole ! J’aimais Celina. Je lui dois la vie et j’entends que son meurtrier soit châtié. Et le plus tôt sera le mieux. Mais, auparavant, il faut lui rendre l’hommage qu’elle mérite. Bongo, tu iras jusqu’aux cases du Morne Rouge dire que personne ne travaillera demain, jour où elle sera portée en terre et, cette nuit, vous pourrez veiller son corps comme vous l’entendrez. Moïse réglera tout cela. Dès à présent, vous pouvez commencer les préparatifs.

Ils le remercièrent d’un murmure unanime puis se formèrent en cortège derrière la civière pour conduire Celina dans la cour qui s’étendait entre l’habitation et les cuisines où sur une sorte de catafalque de branches, de feuilles et de fleurs, elle passerait la nuit.

Gilles ordonna que la tombe soit creusée dans la petite clairière où s’élevait la tombe des Ferronnet car il lui semblait convenable que la fidèle Celina reposât auprès de ses anciens maîtres. Quatre hommes armés de pelles et de pioches partirent aussitôt, mais ils avaient à peine disparu que Désirée venait frapper à la porte du cabinet de travail où Gilles s’était enfermé pour essayer de voir clair dans ces catastrophes successives qui s’abattaient sur lui. L’ancienne servante de Simon Legros venait demander qu’après l’inhumation la tombe fût gardée pendant plusieurs nuits afin que le corps de celle qui avait été une grande prêtresse ne fût pas volé.

Gilles haussa les épaules avec lassitude, excédé par cette histoire de cadavres tirés de leurs cercueils et se promenant à l’air libre.

— Celina a été tuée d’un terrible coup de machette, dit-il. Sa tête a été presque séparée de son corps et elle a été vidée de tout son sang. Elle est au-delà de toute possibilité de résurrection factice aussi bien que si son corps se décomposait déjà. Mieux encore peut-être !

— Tu as raison sur ce point, dit Désirée, mais tu ne sais pas tout. Ceux qui ont tué Celina ne la laisseront certainement pas reposer en paix. Ils violeront sa tombe, emporteront son corps pour en faire des petits morceaux qui serviront à la préparation de philtres, de charmes d’autant plus redoutables qu’elle était plus puissante. Il ne faut pas qu’elle serve, elle qui était si grande, aux sales affaires de la magie noire.

En écoutant Désirée, Gilles se surprit à penser qu’il y avait, entre des religions situées aux antipodes les unes des autres, d’étranges similitudes. Désirée craignait que le corps de la prêtresse du Vaudou ne soit morcelé… exactement comme les chrétiens morcelaient les corps saints pour en faire des reliques, mais il se secoua vigoureusement, se reprochant de se laisser gagner par les coutumes étranges et l’atmosphère quasi païenne de Saint-Domingue.

— Il en sera fait comme tu le souhaites, dit-il. La tombe de Celina sera gardée. Moi-même je participerai à cette garde mais à une seule condition : ceux qui veilleront seront cachés et personne, hormis toi, ne saura qu’il y a une garde. C’est à cette seule condition que j’accepte… Ne me demande pas pourquoi et veille à tenir ta langue.

La grande fille noire s’inclina.

— Je ne dirai rien, maître ! Il me suffit de savoir que tu veilleras toi-même car je crois te comprendre : tu espères ainsi prendre au piège ceux qui ont tué Celina.

— Exactement…

C’était, en effet, l’idée qui lui était venue et cette idée lui rendait courage et confiance en l’avenir. S’il parvenait à s’emparer de l’assassin, peut-être arriverait-il par lui à remonter jusqu’à Legros et à son infernale Olympe car, il en était persuadé, tous les coups qui l’accablaient venaient de ce misérable. Tant pis pour celui ou celle qui tomberait entre ses mains ! Ce serait sans le moindre remords qu’il le remettrait aux mains de Pongo pour obtenir des aveux.

Avec la perspective d’une action directe revenait le goût du combat, le besoin de se défendre jusqu’au bout et s’il fallait faire de « Haute-Savane » un camp retranché il y lutterait jusqu’à son dernier souffle, mais ne se laisserait pas chasser de chez lui par qui que ce soit, prêtre ou démon. À aucun prix ! Et peu à peu, un plan de bataille s’esquissait dans son esprit.

La première chose à faire était de mettre à l’abri les femmes de la maison puis d’aller voir si, tout de même, il ne serait pas possible d’obtenir une aide des autorités constituées. Et, tandis que s’ordonnaient les funérailles de Celina, il écrivit une lettre à Gérald de La Vallée lui demandant s’il pouvait recevoir chez lui durant quelques jours non seulement Judith et sa femme de chambre, mais encore les dames Gauthier. Sans douter d’ailleurs un seul instant de la réponse, les La Vallée étant les gens les plus hospitaliers du monde et leur maison de « Trois-Rivières » assez vaste pour abriter au moins quatre familles. Or, le couple y vivait seul pour l’instant, les deux fils étant absents, l’un effectuant son tour d’Europe et l’autre, entré à l’école des pages de la Grande Écurie, entamant à Versailles une carrière à la fois mondaine et turbulente comme il était de règle chez messieurs les pages.

Sa lettre dûment sablée, cachetée et partie pour « Trois-Rivières » dans les fontes de Cupidon, le valet d’écurie, Gilles alla seller lui-même Merlin et partit pour le Cap.

Quand il y arriva, le canon de partance tonnait encore pour le vaisseau de 80 canons qui sous toute sa toile courait vers la ligne bleu sombre de l’horizon tandis que claquaient au vent les pavillons joyeusement colorés de son grand pavois. M. de La Luzerne s’en allait rejoindre son maroquin de ministre de la Marine. Le port déjà l’oubliait et avait repris son trafic dans le vacarme des cabrouets qui faisaient continuellement la navette entre les navires à quai et les magasins où s’affichaient les prix des marchandises à vendre et les listes des cargaisons que l’on débarquait.

Habitué, Gilles traversa la foule bruyante et colorée sans y prêter attention, gagnant les bâtiments de l’intendance où il n’eut d’ailleurs aucune peine à obtenir audience, les personnages officiels étant, à Saint-Domingue, infiniment plus accessibles que leurs confrères de la métropole.

Vêtu comme un planteur riche de toile blanche impeccablement repassée, une cravate noire nouée lâchement autour du col de sa chemise de fine batiste, M. de Barbé-Marbois reçut Tournemine dans la vaste pièce lambrissée d’acajou, à la mode anglaise, qui lui servait de bureau. Une bibliothèque, une large table où les dossiers étaient rangés dans un ordre parfait, une grosse mappemonde posée à même le sol et des gravures de navires en composaient, avec le pavillon royal et quelques fauteuils, l’ameublement. Dans un coin, un négrillon dormait à moitié auprès des cordes, inutiles par cette chaleur douce, du grand panka dont l’aile de toile occupait une partie du plafond.

— Que puis-je pour vous, monsieur de Tournemine ? demanda courtoisement l’intendant général en offrant une tabatière que Gilles, non moins courtoisement, refusa.

Il n’avait jamais été capable de priser sans éternuer et ne comprenait pas le plaisir que l’on pouvait trouver à cette pratique. Ce n’était pas le moment de se rendre ridicule.

Posément, calmement, il raconta la visite du frère Ignace et sa menace de faire ouvrir la tombe du précédent propriétaire de « Haute-Savane ». Sans toutefois mentionner le fait qu’il avait déjà ouvert lui-même cette tombe qui ne contenait qu’un tronc d’arbre drapé dans un linceul, ni l’assassinat de Celina. La mort d’une esclave n’offrait aucun intérêt pour l’intendant général.

Celui-ci écouta son visiteur avec l’attitude impassible qui lui était familière, mais à certain pli qui se formait au coin de sa bouche, au jeu lent de ses doigts autour d’un coupe-papier d’argent, Gilles devina qu’il n’aimait guère ce qu’il entendait.

Barbé-Marbois laissa le silence s’installer un instant quand Gilles se tut, réfléchissant visiblement. Puis, relevant brusquement les paupières pour darder son regard sur son visiteur, ce qui était encore dans sa manière, il soupira :

— Je ne vois là rien de particulièrement inquiétant, monsieur. Auguste de Ferronnet est mort et sa mort a été dûment enregistrée. Il n’y a aucune raison pour qu’il ne soit pas couché dans sa tombe aussi bien que sur les papiers de son notaire. Laissez faire le frère Ignace qui est un homme simple et qui a peut-être un peu trop tendance à prêter l’oreille aux contes fantastiques dont cette île est peuplée. Vous serez tranquille ensuite.

— Mais je n’admets pas, monsieur l’intendant général, que l’on vienne troubler ainsi, pour un racontar venimeux, la paix des morts, s’écria Gilles non sans hypocrisie. Je suis breton et d’un pays où l’on n’admet pas ce genre de pratique.

— Je suis lorrain, monsieur, et d’un pays où l’on ne l’admet pas davantage mais, en l’occurrence, je ne peux rien faire pour vous. L’Église ne fait guère de bruit ici. Mieux vaut la laisser tranquille quand elle se manifeste un peu. Au surplus, je n’ai aucun pouvoir sur elle. Seul le gouverneur pourrait peut-être intervenir mais il est déjà en mer. En outre, je doute qu’il eût accepté de se mêler de cette affaire. Comme toutes les minorités, l’Église est jalouse de sa dignité.

— Je ne vois pas ce que sa dignité peut gagner à l’ouverture de cette tombe. En revanche, je vois très bien ce que sa bourse pourrait y gagner au cas, par exemple, où l’on aurait enlevé le corps de M. de Ferronnet. Ce Legros que l’on ne retrouve pas n’a certainement pas renoncé à s’approprier mes terres…

— Allons ! Allons ! Ne fabulez pas ! Quel pouvoir peut encore garder ici un homme pourchassé et condamné à mort ?

— Pourchassé très mollement. Quant à la condamnation, elle tomberait d’elle-même si je pouvais être impliqué dans une affaire aussi nauséabonde que celle dont on m’accuse. Je suis un des principaux planteurs de Saint-Domingue et je crois avoir fait du bon travail à « Haute-Savane ». Enfin, je ne me livre à aucune contrebande. J’espérais que le représentant du gouvernement, ou même le Conseil du Cap, pourrait m’aider. Ne fût-ce que par solidarité…

Barbé-Marbois quitta son fauteuil et vint s’adosser à son bureau face à son visiteur et beaucoup plus près.

— Je vais être franc, monsieur de Tournemine, et brutal. Si graves que puissent être les ennuis qui vous assaillent, vous n’avez rien à attendre de la solidarité de vos pareils. On vous reproche beaucoup de choses ici…

— Je vois mal ce qu’on pourrait me reprocher ? J’entretiens d’excellentes relations avec les autres planteurs…

— En apparence, sans doute. Mais – et là j’excepte M. de La Vallée qui, je crois, vous porte une amitié sincère – on vous reproche en général vos méthodes par trop… révolutionnaires. On sait, dans les plantations, que vous n’avez plus un seul esclave véritable mais des « libres de savane », que vous n’en achetez que pour leur offrir le même statut. On dit que vous gâchez le métier, que vous apportez un exemple déplorable. Enfin, on vous reprocherait plutôt de ne vous livrer à aucune contrebande comme le font la plupart des autres, d’ailleurs.

— Comment ? fit Gilles abasourdi. On me reproche de respecter la loi et c’est vous qui me le dites ?

— Ce n’est pas ici l’intendant général qui parle et je ne fais que vous exposer la situation. On trouve étrange qu’un ancien combattant d’Amérique ne brûle pas de commercer avec ses anciens frères d’armes et comme on se souvient parfaitement de votre superbe arrivée sous l’uniforme des gardes du corps de Sa Majesté, on en déduit tout doucement que vous pourriez bien être – passez-moi le mot mais c’est le seul qui convienne ici, tout brutal qu’il soit – un espion de Versailles.