Le visage de Tournemine s’empourpra sous la poussée de la colère.
— Moi ? Un espion ? Qui ose dire cela ?…
— Mais… presque tout le monde hormis La Vallée qui a bien du mal, croyez-moi, à vous défendre au Conseil, dit tranquillement l’intendant. Allons, calmez-vous ! Personnellement, je n’en crois rien et je vous demande de ne pas vous jeter sur le premier planteur venu pour le provoquer en duel. On se demande déjà ce que ce malheureux Rendières avait bien pu vous faire pour que vous lui enleviez la main.
— Il avait insulté ma femme. Cela ne suffit-il pas comme raison ? lança Tournemine très raide.
— Eh oui ! Vous avez une trop jolie femme, mon pauvre ami. Les hommes vous l’envient, les femmes la jalousent. Tout cela n’arrange rien et j’en sais beaucoup qui applaudiraient, discrètement d’abord puis à tout rompre, si l’on réussissait à vous chasser… ou pis encore peut-être. Dès l’instant où les Noirs vous portent aux nues, vous n’avez guère de chances d’être l’ami des Blancs ! Êtes-vous bien en Cour ?
— Très bien. Le roi aussi bien que la reine m’ont donné de grandes preuves de leur protection.
— Et M. de Vaudreuil ? Il est né ici, vous le savez, et c’est l’un des grands noms de la colonie. S’il était votre ami, cela pourrait vous servir…
Gilles revit, dans le cadre élégant de l’entourage de la reine, le créole insolent et frondeur qui était l’un des plus chers amis de la souveraine et qui, le premier, avait offert son hôtel pour la première représentation, encore défendue, du Mariage de Figaro1.
— Nous ne sommes pas intimes, dit-il, mais nous nous connaissons et nous avons des amis communs, ajouta-t-il pensant aussi bien à Marie-Antoinette qu’à Beaumarchais.
— Je le ferai savoir. La chose pourrait vous servir et vous faire regarder avec moins de méfiance. À présent, chevalier, je vous laisse vous retirer… en regrettant de ne pouvoir faire davantage.
— Vous m’avez éclairé sur ma situation réelle, monsieur l’intendant général. C’est un précieux service dont je vous remercie…
Le service était précieux sans doute mais l’impression détestable. En quittant l’intendance générale, Gilles voyait les choses sous un éclairage tout différent de celui qu’elles avaient à son arrivée. Tandis qu’au pas noble de Merlin il traversait la ville pour reprendre la route de son domaine, il croyait lire à présent la méfiance, la malveillance, parfois même le mépris sous les saluts qu’on lui adressait ou qui répondaient aux siens. Seules les femmes lui souriaient immuablement, mais il n’aimait pas la lueur trouble qui se montrait dans certains de leurs regards car cette lueur il l’avait parfois observée chez d’autres en face de condamnés à mort marchant à l’échafaud. Un espion ! On le prenait pour un espion ! Le mot brûlait son orgueil, éveillant en lui une impuissante fureur. Il eût voulu provoquer en duel tous ceux qui osaient penser cela de lui…
Passant devant la cathédrale, il s’arrêta, entra. Les messes du matin étaient dites et l’église était vide. Seules, deux ou trois femmes agenouillées priaient devant les bouquets de flammes brûlant devant les statues des saints. Aucune ne fit attention à lui. Chacune devait avoir ses propres soucis car il put voir sur deux visages à demi cachés par les mantilles de dentelle à la mode espagnole des larmes coulant silencieusement.
Les laissant à leurs supplications, il alla droit à l’autel latéral où brillait la veilleuse rouge du Saint-Sacrement, mit un genou en terre et appela Dieu.
« Seigneur, dit-il, je suis venu par avance réclamer votre clémence car je vais combattre ceux qui vous représentent sur cette terre. Bien ou mal, ce n’est pas mon problème. Vous m’avez donné “Haute-Savane”. C’est ma maison et je l’aime comme j’aime tous ces malheureux qu’avec votre aide j’ai pu arracher à leur noire misère, à leurs souffrances. Je suis venu vous dire que je ne les laisserai pas retomber dans une servitude pire qu’auparavant car elle suivrait une période de retour à l’espoir. Je me défendrai, je les défendrai au besoin par les armes. J’espère, en agissant ainsi, entrer dans les plans que vous avez formés pour ma famille et pour moi. Sinon, pardonnez-moi ! »
C’était à peine une prière. Plutôt une mise en demeure dont eût été bien incapable, quelques années auparavant, le fils de Marie-Jeanne Goëlo. Mais, en quittant l’église, Gilles se sentit réconforté par sa propre résolution et par la certitude intime d’avoir raison contre les prêtres aux vues étroites du genre d’Ignace et contre cette société d’exploitation de l’homme par l’homme abritée sous le futile prétexte d’une différence de pigmentation. Si Dieu avait créé des hommes rouges, jaunes ou noirs, pourquoi donc laissait-il les seuls Blancs empoisonner la vie de tous les autres ? De quel droit ceux-ci s’arrogeaient-ils l’autorisation de décréter que celui-ci ou celui-là devait le servir à genoux ? Et comment ces gens qui le croisaient, roulant ou chevauchant vers leurs belles demeures enfouies dans des jardins de rêve, portant des habits raffinés, des bijoux et se gorgeant de tout ce que la nature ou le travail des hommes pouvaient offrir de plus délectable et de plus raffiné, comment ces gens ne comprenaient-ils pas qu’ils dansaient sur un volcan et que leurs jours étaient comptés ? Ils n’étaient qu’une poignée : trente mille en face d’un demi-million de Noirs suant avec leur misère, la haine et le désir de vengeance… Un jour, quelque chose quelque part éclaterait et ce serait la fin d’un monde.
Ôtant son chapeau, Gilles passa sur son front humide une main qui lui parut glacée. Il venait d’avoir la vision effrayante, née peut-être du récent souvenir de la nuit passée dans la maison condamnée de Legros, de hordes noires se jetant à l’assaut de ces belles demeures, de ces riches plantations, pillant, violant, brûlant. Il avait vu couler le sang des têtes coupées par les lames meurtrières des machettes, entendu crépiter les flammes des incendies… Peut-être tout cela pouvait-il encore être évité mais il aurait fallu, alors, qu’au lieu de s’en prendre à lui, les riches planteurs du Conseil se penchassent sur leur propre conduite et cherchassent honnêtement comment remédier à trop de misères auprès de trop de richesses. Mais il savait que personne ne l’écouterait s’il essayait de se faire entendre.
En atteignant le portail d’entrée de sa propriété, Gilles leva les yeux vers les lions de pierre qui couronnaient les piliers. Il allait falloir leur donner des griffes, à ceux-là, et leur faire cracher des flammes car, même s’il devait affronter l’île tout entière, Tournemine était fermement décidé à rester le maître ici…
Il était déjà tard. C’était l’heure où les travailleurs rentraient des champs. Le soleil baissait sur l’horizon dorant au loin le bleu intense de la mer. Les voix de ses Noirs montaient de tous les sentiers, chantant comme ils avaient appris à le faire spontanément depuis que leur sort avait changé. Ce soir, le chant était empreint de tristesse parce que Celina venait de mourir et que demain on la porterait en terre mais ce n’était pas une plainte. À travers le rythme, inhabituel pour des oreilles européennes, passait encore le contentement du travail achevé et de l’approche du repos pris en famille et dans sa maison, si petite soit-elle. Oubliant un instant ses soucis, Gilles sourit. Ce chant c’était sans doute la meilleure réponse de la Divinité. Il ne fallait pas qu’il redevînt sanglot, cri de souffrance ou appel à la révolte. Il fallait qu’il continuât longtemps encore et pût s’élever, toujours aussi paisible, lorsque ce serait lui que l’on porterait en terre. L’heure du souper était proche. Dans la maison, les petites servantes achevaient de mettre le couvert et portaient des lampes allumées. Gilles escalada l’escalier quatre à quatre. Il avait juste le temps de se changer et Zébulon l’attendait déjà, dans le cabinet de bains, auprès du cuveau de cuivre rempli d’eau froide où son maître se débarrassait chaque soir des poussières de la journée. Il s’accordait alors, tout en barbotant, la détente d’un cigare et d’un verre de punch à la cannelle bien glacé.
Ce soir, il avait juste le temps de se laver, d’enfiler des vêtements propres et de lire la lettre que Zébulon, impavide, lui tendait sur un petit plateau d’argent. Comme il le pensait, les La Vallée acceptaient de grand cœur de recevoir les habitantes de « Haute-Savane » et Gérald annonçait sa visite pour le lendemain : il ramènerait lui-même les dames à « Trois-Rivières ». Mais, à travers les lignes, Gilles devina qu’il brûlait de curiosité.
Fourrant la lettre dans sa poche, il descendit rejoindre Judith dans la salle de compagnie où elle l’attendait avec Finnegan. Quand il ne se sentait pas d’humeur à passer la soirée en compagnie d’un flacon de rhum, le médecin prenait ses repas du soir dans l’habitation. Il se révélait alors un convive disert et lettré dont la compagnie était fort agréable.
On se mit à table en silence. L’atmosphère, ce soir-là, était étrange. La maison silencieuse était enveloppée par la tristesse des chants qui se faisaient entendre continuellement à l’extérieur autour de la dépouille de Celina. À l’intérieur, les petites servantes se déplaçaient sans bruit sur leurs pieds nus sous la direction de Charlot qui, pour une fois, oubliait sa dignité pour, de temps à autre, essuyer une larme.
En face de lui, par-dessus le bouquet de bougies allumées bien que la nuit ne fût pas encore complète, Gilles jetait de temps en temps un regard au visage pâle de sa femme qui touchait à peine aux plats présentés. Contrairement à son habitude, elle ne s’était pas rendue à son carbet, ce jour-là, parce que la mort de Celina désorganisait la marche habituelle de la maison et Judith, tout naturellement, avait accompli son devoir de ménagère en veillant à remettre les choses en ordre. Vêtue très simplement, ce soir, d’une robe de léger taffetas vert sombre avec pour seul bijou une croix d’or portée au ras du cou sur un mince ruban de velours noir, ses magnifiques cheveux tirés en un énorme et sévère chignon qui rendait pleinement justice à la grâce de son long cou et à la structure parfaite de son visage, elle paraissait étonnamment fragile et juvénile.
Le silence devenait pesant. Elle en eut conscience et quand les servantes eurent remporté le potage presque intact, elle posa tour à tour sur les deux hommes le calme regard de ses larges yeux sombres.
— J’ai pensé que Coralie serait celle qui conviendrait le mieux pour remplir la place de notre pauvre Celina, dit-elle doucement. Qu’en pensez-vous ? Il y a longtemps qu’elle travaille avec elle.
La question s’adressait à Gilles qui s’efforça de sourire.
— Les soins de la maison vous appartiennent, ma chère. Mais si vous me demandez mon avis, je crois que vous avez bien choisi.
Le silence étant rompu, Finnegan prit le relais :
— Tu as été au Cap ? demanda-t-il en tendant à Charlot un verre qu’il ne laissait jamais longtemps vide.
— Oui. J’ai vu l’intendant général. La situation n’est guère brillante. Nous n’avons aucune aide à attendre de ce côté. J’ai appris aujourd’hui une dure leçon. Il paraît que, dans la colonie, on voit généralement en moi un… espion (Dieu que le mot avait du mal à passer !) de Versailles et que mes méthodes ne rencontrent guère d’assentiment.
Entre le cuir tanné de leurs paupières, les prunelles vertes de Finnegan se permirent un éclair de gaieté.
— Cela t’étonne ? Si c’était ce que tu souhaitais entendre j’aurais pu t’en dire tout autant sans courir chez l’intendant général. Bien sûr, tu ne peux guère être apprécié des planteurs d’ici. Tu réprouves l’esclavage et ils en vivent. Néanmoins, tel que je connais le marquis de Barbé-Marbois, il a dû exagérer son impuissance.
— Crois-tu ?
— J’en suis certain. Bien sûr, l’île est privée de gouverneur pour quelques jours mais s’il ne craignait pas de mécontenter le Conseil, il t’aurait envoyé de la troupe. Seulement, c’est un homme qui n’aime guère se mouiller. Surtout en faveur d’un révolutionnaire.
Sourcils légèrement froncés, Judith avait suivi la conversation des deux hommes avec la mine mi-inquiète mi-curieuse de qui n’est pas au courant.
— Si vous m’appreniez de quoi il est question, messieurs ? Je vous trouve bien sibyllins, ce soir. Un autre drame nous menacerait-il ?
Repoussant à la fois son assiette et sa chaise, Gilles se leva et alla fermer les fenêtres. À la longue, ces chants funèbres l’agaçaient car il avait l’impression d’entendre chanter, à l’avance, ses propres funérailles.
— Dis-lui ! fit-il sobrement, s’adressant à Finnegan.
En quelques mots, le médecin eut mis Judith au courant de ce qui s’était passé depuis la veille et de la grave menace qui pesait à présent sur le domaine.
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