Judith l’avait écouté avec un grand calme apparent. Seule sa main fine ornée du seul anneau de mariage dénonçait une légère fièvre en jouant, comme par mégarde, avec une boulette de pain. Quand ce fut fini, elle se contenta de regarder son mari.

— Qu’allez-vous faire ? dit-elle d’une voix toujours aussi calme.

— Me défendre. Mais, avant tout, vous mettre à l’abri. J’ai là une lettre de notre ami La Vallée. Il viendra vous prendre demain, avec votre femme de chambre et les dames Gauthier, pour vous conduire à « Trois-Rivières » où Denyse vous attend. Vous y resterez jusqu’à ce que les choses soient rentrées dans l’ordre.

— Et si elles ne rentrent pas dans l’ordre ?

— Mais… il n’y a aucune raison. J’ai du monde avec moi et je suis de taille à me défendre. Contre quoi, d’ailleurs ? Une poignée de prêtres plus ou moins valables qui prétendent me mettre en accusation ? Je n’aurai aucune peine à les chasser de chez moi.

— Alors il n’y a aucune raison que je parte. Mais peut-être pensez-vous sans le dire que ces prêtres pourraient avoir l’idée de demander la protection de la troupe. Cela se fait lorsque l’on veut porter le fer sur un homme que l’on sait dangereux.

— Que je le pense ou ne le pense pas est sans importance. Je ne veux pas que le moindre danger vous menace. Vous partirez demain avec Fanchon, Anna Gauthier et…

— Et votre chère Madalen ? Mais comment donc ! Croyez-vous que je sois dupe de votre sollicitude ? C’est elle, avant tout, que vous voulez mettre à l’abri mais comme, tout de même et ne fût-ce que pour le monde, il vous faut d’abord sembler songer à votre épouse, vous avez décidé de nous expédier toutes en chœur. Eh bien, n’y comptez pas !

Elle aussi s’était levée. Sa tête rousse fièrement dressée au-dessus de sa gorge fine qui battait d’émotion, elle faisait face à son mari.

— Ne soyez pas stupide, Judith ! Vous avez beaucoup trop d’imagination. Il est normal que je veuille épargner les femmes de ma maison. Que deviendriez-vous si l’on m’arrête ?…

— Les femmes de la maison ? Pourquoi donc pas alors les Noires aussi bien que les Blanches ? Que deviendront-elles, elles aussi, si l’on vous arrête ? On les renverra à la Criée aux Esclaves pour y être de nouveau vendues ? Non, Gilles, mettez à l’abri Mme Gauthier et sa fille, Fanchon aussi ; j’y consens car elle n’est pas brave. Après tout, ce sont femmes de même sorte. Moi, je reste !

— Il n’en est pas question, Judith. Je désire que vous partiez…

Elle lui tournait déjà le dos, se dirigeant vers la porte de son allure royale, suivie comme d’une traîne de son ample jupe verte mais, avant d’atteindre le seuil, elle se retourna.

— Que vous souhaitiez préserver votre maîtresse, rien de plus naturel, mon ami ! Moi, je ne suis que votre femme mais j’entends l’être jusqu’au bout. Vous ne me ferez pas partir car je ne suis pas, moi, une Madalen Gauthier. Je suis Judith de Tournemine de La Hunaudaye. Je suis la maîtresse de « Haute-Savane » et j’aime cette terre autant que vous pouvez l’aimer vous-même. On m’y enterrera peut-être dans quelques jours mais, sur la mémoire de mon père, on ne m’en fera pas partir !…

Cette fois, elle sortit et la porte, précipitamment ouverte par Charlot qui s’inclina avec un respect quasi prosterné, retomba derrière elle. Les deux hommes demeurèrent seuls en face de la table encore servie et abandonnée. Gilles sentait sur lui le regard insistant de l’Irlandais mais ne se décidait pas à le rencontrer. Les mains nouées derrière le dos, il marchait lentement de long en large, faisant crier le parquet sous le talon rouge de ses souliers. Un instant, il s’arrêta près de la table, saisit une carafe de cristal et se versa un plein verre de bourgogne qu’il avala d’un trait. Ce fut alors que vint ce qu’il attendait.

— Elle est vraiment ta maîtresse ? demanda la voix impersonnelle de Finnegan.

Gilles haussa les épaules.

— Non ! Sur mon honneur, je jure que non. Madalen est… la pureté, l’innocence… Il faut être Judith pour imaginer…

— Imaginer quoi ? Comment n’imaginerait-elle pas le pis en voyant son époux se détourner d’elle pour se soucier d’une autre ? Car tu l’aimes, n’est-ce pas ? Une femme amoureuse ne se trompe pas sur ces choses-là…

— Amoureuse ? Il y a longtemps que je ne crois plus à l’amour de Judith.

— C’est parce que tu es un rude imbécile. Ou bien parce que cela t’arrange…

La voix de Finnegan avait claqué comme un coup de fouet et Gilles, surpris par sa violence, se retourna, le regarda.

— Tu es fou… dit-il.

— Crois-tu ? Au fait : tu n’as pas répondu à ma question : tu aimes Madalen ?

Un bref silence et puis :

— Oui…

— Et elle ? Elle t’aime aussi ?

— Je crois que oui.

— Ah !

Charlot était sorti par discrétion et Finnegan ouvrit lui-même la porte qui claqua derrière lui. Gilles entendit le bruit de ses bottes décroître sur le dallage du vestibule. Puis il n’y eut plus rien que le chant assourdi des pleureurs funèbres. Gilles était seul, plus seul qu’il ne l’avait jamais été, avec une horrible impression de malaise. Se pouvait-il vraiment qu’il eût, en quelques mots, perdu un ami qui lui était devenu cher ?

Un moment plus tard, le galop d’un cheval l’attira à la fenêtre donnant sur le devant de la maison. Le temps d’un éclair, il aperçut Finnegan qui, à bride abattue, embouquait le tunnel obscur formé par les grands chênes de l’allée. Il s’en allait. Il l’abandonnait, lui aussi, retournant sans doute à son ivrognerie et à la crasse du port.

Incapable de supporter plus longtemps la solitude de la grande salle luxueuse avec sa nappe brodée, ses flambeaux d’argent et l’étincellement de ses cristaux, il sortit à son tour, hésita un instant au pied de l’escalier, taraudé par l’envie de rejoindre Judith, ne fût-ce que pour se prouver, en la soumettant à son désir, qu’il était toujours le maître. Mais il devina que, ce soir, il lui faudrait enfoncer sa porte pour qu’elle consentît à l’accueillir. Et encore…

Plus désemparé qu’il ne voulait l’admettre, il gagna la cour de derrière où, à la lumière dansante des torches, une foule noire veillait le corps de Celina. Elle reposait sur son catafalque de branches fleuries, vêtue d’une belle robe rouge toute neuve et casquée du diadème de plumes noires et rouges. Un épais collier de fleurs cachait l’horrible blessure que des mains pieuses avaient recousue de leur mieux. Devant elle, des corbeilles contenaient des fruits, des poissons séchés, des biscuits que se partageraient tout à l’heure, à la fin de la nuit, ceux qui veillaient là. Dans un coin, Coralie surveillait une énorme marmite posée à même un feu de branches, sur le sol. Et puis, tout autour de la morte, des hommes vêtus de leurs meilleurs habits, des jeunes filles vêtues de blanc qui chantaient doucement, au rythme doux d’un tambour que frappaient les longues mains noires de Cupidon, assis par terre. Certains commençaient à danser.

Adossé à un tulipier, les bras croisés, Pongo regardait lui aussi. Il tourna à peine la tête quand Gilles le rejoignit mais sourit, chose rare chez cet impassible personnage.

— Eux faire belle fête pour vieille Celina ! Chez nous aussi faire fête quand grand chef partir pour forêts éternelles parce que grand chef aller vers grande joie et grande puissance.

Il était très rare que Pongo fît allusion à sa tribu indienne qui l’avait condamné à mort et jeté au fleuve, ce dont apparemment il ne lui gardait pas rancune. Il fallait qu’il fût très ému…

— Ils feront la fête encore demain. J’ai dit à Moïse de leur distribuer un peu de tafia après l’enterrement.

Puis, changeant de ton :

— … Je crois qu’il va falloir que tu t’occupes seul de l’hôpital. Finnegan est parti.

— Pongo savoir. Lui très malheureux. Grande douleur d’amour pour fille aux cheveux de lune. Elle pas aimer lui, aimer toi…

— Comment le sais-tu ? Il te l’a dit ?

— Non, mais Pongo avoir yeux pour voir. Et puis Finnegan parler tout seul tout à l’heure en sellant cheval. Pas te tourmenter. Lui revenir !

— Je ne crois pas. Il ne reviendra pas.

— Si. Lui bon médecin et bon médecin jamais abandonner malades.

Gilles haussa les épaules.

— L’hôpital est presque vide en ce moment. Tu peux parfaitement t’en charger.

— Malade plus important pas à l’hôpital.

— Que veux-tu dire ?

— Toi malade ! Malade mauvais amour et grands malheurs peuvent venir de mauvais amour. Homme-médecine le savoir. C’est pourquoi Pongo dire : lui revenir.

Mais le lendemain s’écoula sans que Finnegan reparaisse. Les funérailles de Celina furent une belle chose dont on parla longtemps dans la région. Afin de ne pas aggraver son cas vis-à-vis de l’Église autant que pour la satisfaction de ses propres convictions, Gilles avait fait chercher l’abbé Le Goff qui servait plus ou moins de curé à Port-Margot et qui desservait aussi la petite chapelle du Limbé. Dès son arrivée, il lui avait fait un don généreux, y avait ajouté un solide mulet qui permettait au bonhomme de se déplacer facilement et de venir, justement, assurer le service de la chapelle, ce qui en faisait en quelque sorte l’aumônier de la plantation.

L’abbé Le Goff était sourd comme un pot mais il n’en remplissait pas moins ses devoirs sacerdotaux avec une grande exactitude, du moins quand la goutte, cette calamité des gros mangeurs et des grands buveurs, le laissait tranquille. C’était un homme déjà âgé, une vocation tardive car il avait beaucoup bourlingué sur les mers et dans les îles, piratant même quelque peu, avant d’être touché par une grâce divine qui lui assurait une vieillesse paisible et assez confortable. C’était aussi un homme aimable mais tellement ami de sa tranquillité qu’il était bien inutile d’essayer d’obtenir son aide contre ses confrères du Cap-Français. D’ailleurs, il n’aurait certainement rien entendu…

La défunte « mamaloï » n’étant que baptisée, l’abbé se contenta de bénir le corps, de l’encenser puis retourna à ses occupations, un peu plus riche d’une pièce d’or, laissant les funérailles se dérouler comme l’entendraient les gens de la plantation. Et ce fut au milieu des chants et des danses que Celina fut portée en terre, le visage toujours découvert, par quatre solides Noirs, suivie de Gilles, des siens et de tous les esclaves auxquels s’étaient joints d’ailleurs de parfaits inconnus, des fidèles sans doute si l’on s’en tenait aux larmes abondantes qu’ils versaient et à l’ardeur avec laquelle ils chantaient.

Toute la nuit, comme ils avaient veillé le corps, les Noirs veillèrent la tombe en buvant du tafia et en mangeant puis, au matin, chacun retourna à son travail.

Cette journée-là, qui était la troisième du délai accordé par frère Ignace, parut à Gilles aussi pénible qu’interminable. Finnegan n’avait pas reparu et l’espoir de le voir jamais revenir s’amenuisait d’heure en heure. Judith, muette, murée dans un silence désapprobateur, vaquait à ses devoirs de maîtresse de maison, enseignant à la grosse Coralie ce qu’elle pouvait encore ignorer et mettant, avec ses servantes, de l’ordre dans ses armoires à linge. Aux repas, elle n’adressait pas la parole à son époux et, s’il arrivait à celui-ci de lui parler, elle ne répondait pas, le laissant admirer la grâce tranquille de ses gestes sans laisser supposer, même une seconde, qu’elle s’apercevait de sa présence.

Ainsi qu’elle l’avait décidé, Gérald de La Vallée était reparti seul, soulagé peut-être secrètement de n’être point mêlé à ce qui allait se passer à « Haute-Savane », mais non sans avoir vivement conseillé à Gilles d’user de toutes les ressources de la diplomatie avant de recourir à la force.

— Faites donc cadeau de quelques esclaves à ces rapaces. Vous êtes assez riche pour le faire et la paix, croyez-moi, n’a pas de prix !

— Je le ferais volontiers si je pensais, en effet, acheter la paix à ce prix, mais je crains que l’on ne s’en contente déjà plus. C’est tout le domaine qu’ils veulent à présent.

— Alors que Dieu vous aide ! Si vous avez besoin de moi, vous savez où me trouver.

Quand la nuit tomba de nouveau sur les collines du Limbé, Gilles en éprouva une sorte de soulagement en pensant que, peut-être, il allait pouvoir passer à l’action, faire autre chose que tourner en rond à la recherche d’un moyen de défense efficace. Ce fut avec une joie sauvage qu’il prit ses armes et, flanqué seulement de Pongo et de Moïse, se dirigea vers la clairière où reposait Celina. Si son assassin osait la moindre tentative contre sa tombe, il allait le payer de sa vie. De toute façon, s’il parvenait à mettre la main dessus, Gilles était bien décidé à ne pas lui faire quartier.