L’intérieur de Mount Vernon était simple : un vestibule, d’où partait un bel escalier, séparait deux pièces de réception : un salon appelé parloir et une salle à manger dans laquelle la table était mise. Et Tournemine remarqua avec amusement que les trois pièces, tout comme l’hôtel de l’ambassadeur Jefferson à Paris, étaient décorées par des bustes de grands hommes : Alexandre et César, naturellement, Charles XII de Suède et Frédéric II de Prusse (ce buste-là était un cadeau du modèle), le général anglais Marlborough et le prince Eugène.
En rentrant chez lui, Washington commença par accrocher sa longue-vue près de la porte puis entraîna ses hôtes vers un petit lavabo afin de procéder au lavage des mains, après quoi l’on alla rejoindre Mme Washington qui attendait dans la salle à manger.
Du même âge que son mari, Martha Dandridge, épouse du général, était une petite femme plutôt ronde mais d’une extrême dignité et d’une aménité pleine de charme qui lui valait les suffrages unanimes de tous ceux qui passaient par Mount Vernon. À cinquante-cinq ans, elle était encore fraîche et de visage agréable, s’habillant avec une simplicité pleine de goût.
Le général et elle étaient mariés depuis vingt-neuf ans mais les deux enfants qu’elle avait eus lui venaient d’un premier mariage, contracté à vingt ans avec le colonel Custis qui était l’un des plus riches propriétaires de Virginie et qui l’avait laissée veuve de bonne heure. Et Washington avait élevé les petits Custis avec autant de tendresse attentive que s’ils eussent été les siens car Martha était de ces femmes qui savent entretenir autour d’elles une atmosphère de bonheur paisible. Les soldats de son mari, pendant la guerre, ne s’y étaient pas trompés qui professaient pour elle une sorte de dévotion et l’avaient surnommée lady Washington.
L’accueil qu’elle fit au Français fut en tout point conforme à son caractère et, en prenant place à table, à sa droite, Tournemine aurait juré au bout de cinq minutes qu’il connaissait et affectionnait Martha Washington depuis des années.
— Nous apportez-vous des nouvelles de notre cher marquis de La Fayette ? demanda le général tandis que circulaient autour de la table les gâteaux et le thé au miel dont se composait le petit déjeuner. Il y a des mois que je n’ai rien reçu de lui.
— Malheureusement non. Il y a même fort longtemps que je ne l’ai vu.
— Comment cela ? Ne va-t-il donc jamais à la Cour ?
— Je pense que si… encore que la reine ne l’aime guère. Mais c’est plutôt moi qui n’ai vu la Cour depuis bien des mois.
— C’est vrai, vous avez eu d’assez sérieux ennuis. Je les ai appris par ce bon Tim. Ainsi vous voilà en disgrâce ?
— En aucune façon, général. Je le suis si peu qu’à défaut de nouvelles du marquis, je vous apporte une lettre du comte de Vergennes que vous connaissez bien.
— Que je connaissais bien… par écrit tout au moins ! C’est donc une sorte de testament qu’il m’envoie car j’ai appris hier, par un courrier rapide, la mort de M. de Vergennes. Il s’est éteint le 13 février paraît-il.
Tournemine sentit une main glacée lui serrer le cœur : la maladie avait été plus vite encore qu’il ne le craignait. Et c’était le meilleur serviteur de Louis XVI qu’elle enlevait au royaume.
Vergennes appartenait à cette race, beaucoup trop rare et d’ailleurs en voie de disparition, des véritables hommes d’État, de ceux qui font passer sans jamais hésiter l’intérêt de la patrie avant le souci de leur fortune. Toujours, il avait suivi les impulsions de son intelligence, qui était grande, et de son cœur qui ne l’était pas moins. Ainsi, il n’avait pas hésité à épouser, au temps où il était ambassadeur à Constantinople, une jeune veuve sans naissance, Anna Testa, qu’il aimait depuis longtemps et sa carrière avait failli s’en trouver brisée mais, sous ses dehors de nonchalant ennui, Louis XV savait apprécier un homme et Vergennes avait pu poursuivre sa tâche au service du royaume.
À Versailles, on l’appréciait différemment. Le roi l’aimait et le soutenait avec une énergie, rare chez lui lorsqu’il s’agissait de combattre les inimitiés de la reine car Marie-Antoinette ne l’aimait pas et, au moment de la dramatique affaire du Collier, cette inimitié était presque devenue de la haine. Vergennes n’avait-il pas osé dire, avec sa franche honnêteté, qu’à son sens le cardinal de Rohan était innocent de ce vol crapuleux ? Quant à la Cour, beaucoup plus soucieuse d’embrasser les goûts de la reine que les amitiés du roi, elle ne déguisait qu’à peine ses dédains au gentilhomme bourguignon, croyant ainsi se venger, non sans sottise, d’une puissance qu’elle n’avait pu empêcher. Mais qu’allait-il advenir à présent d’un royaume dont Vergennes ne serait plus jamais le timonier ?
— Vous semblez très ému, chevalier ? fit la voix calme de Washington. Étiez-vous à ce point lié au comte de Vergennes ?
Tournemine tressaillit et vit qu’autour de la table tous le regardaient. La dramatique nouvelle l’avait, en effet, pétrifié, figé comme une statue dans le geste de porter à ses lèvres sa tasse de thé. Il la reposa d’une main qui tremblait légèrement et adressa à son hôtesse un sourire d’excuse machinal.
— J’étais lié à lui, en effet, général… mais seulement par le respect et l’admiration que je lui portais. Le royaume de France vient de perdre son plus grand serviteur. Peut-être ne s’en rend-il pas vraiment compte…
Washington prit des noix dans un compotier et commença à les éplucher. Il adorait les noix et en mangeait presque à tous ses repas mais, en l’occurrence, le geste lui permettait de garder les yeux baissés sur ses doigts occupés.
— On m’a rapporté qu’en apprenant la nouvelle le roi a pleuré… On m’a dit aussi qu’au jour des funérailles, une foule de pauvres gens qui s’était amassée au long des avenues de Versailles attendait le char funèbre, s’est agenouillée sur son passage puis l’a suivi, sans un mot mais en versant des larmes jusqu’à la sépulture. Je crois que la France a senti l’importance de ce deuil…
— Je n’en espérais pas autant, de la part du peuple tout au moins car, en ce qui concerne le roi, je sais depuis longtemps quel grand cœur s’abrite sous son cordon bleu et quelle affection il porte à ceux qui le servent fidèlement. Sait-on qui remplacera M. de Vergennes aux Affaires extérieures ?
Washington leva un sourcil.
— Sa Majesté la reine prônait M. de Saint Priest mais le roi a préféré M. de Montmorin. Le connaissez-vous ?
— En aucune façon…
C’était bien de Marie-Antoinette cette idée de proposer, pour remplacer Vergennes, un homme qui lui avait toujours été opposé, mais c’était un bon point pour Louis XVI d’avoir su résister et défendre par la même occasion l’œuvre de son ministre et ami, contre les volontés de sa Circé. Quant à Montmorin, tout dernièrement encore gouverneur de Bretagne, Tournemine savait seulement de lui qu’il avait été ambassadeur en Espagne au temps où lui-même exerçait ses talents à Aranjuez auprès de la future reine d’Espagne3 mais ignorait tout de la ligne politique qu’il allait instaurer dans son nouveau poste. Et une inquiétude lui venait…
En effet, la lettre de Vergennes dont il sentait crisser le papier dans la poche intérieure de son habit faisait état, il le savait, des énormes dettes de guerre contractées par les États insurgés envers la France, dettes que, depuis la signature du traité de Paris, on ne semblait guère, outre-Atlantique, songer à rembourser. Or, ces millions engloutis dans la liberté d’un peuple grevaient lourdement non seulement le budget royal mais aussi celui de généreux particuliers tel celui de l’armateur Leray de Chaumont, grand maître des Eaux et Forêts de France et grand ami de Franklin cependant, ou ceux des souscripteurs de la Société Rodrigue Hortalez. Les Américains allaient-ils prendre prétexte de la mort de Vergennes pour éluder encore leurs paiements ?
Le petit déjeuner s’achevait. Sur un signe imperceptible de son époux, Martha Washington se leva et alla rejoindre ses servantes en cuisine tandis que son époux entraînait Gilles vers son cabinet de travail, laissant Tim faire de son temps ce qui lui conviendrait. Le coureur des bois n’hésita pas longtemps sur l’emploi de ce temps. Allant jusqu’à un râtelier d’armes disposé dans une petite pièce près de l’office, il y choisit un fusil, fourra quelques munitions dans ses vastes poches et, sifflant les chiens, prit, en habitué des lieux, la direction de la forêt.
Pendant ce temps, Gilles remettait à Washington, sur sa demande, la lettre du défunt ministre des Affaires étrangères français. Le général s’approchant d’une fenêtre la lut très soigneusement, réfléchit un instant, la relut puis la mettant dans une de ses poches revint à son hôte.
— Après le déjeuner du matin, dit-il aimablement, j’ai coutume de faire le tour de mes fermes. Me ferez-vous l’honneur de votre compagnie, chevalier ? Nous chevaucherons jusqu’au dîner mais vous ne risquerez pas de gâter vos vêtements car le temps me paraît superbe.
— Mes vêtements comme moi-même sommes à votre service, général, fit Gilles qui se demandait comment il allait pouvoir ramener sur le tapis le sujet des dettes de guerre puisque Washington ne semblait pas disposé à en parler.
Son visage était demeuré d’une parfaite impassibilité durant tout le temps de sa lecture et, celle-ci achevée, il n’avait fait aucun commentaire.
On amena deux très beaux chevaux dont la tenue faisait grand honneur à l’élevage de Mount Vernon et les deux hommes partirent au petit trot dans le joyeux soleil, déjà chaud, et contre les ardeurs éventuelles duquel le général avait glissé, dans ses fontes, une grande ombrelle.
Remettant à plus tard la visite des écuries, Washington emmena d’abord son hôte admirer les pâturages où s’ébattaient quelques-uns de ses produits. Mais ce dont il était peut-être le plus fier c’était un trio d’ânes, un mâle et deux femelles, qui occupaient à eux trois l’un des plus beaux endroits de l’élevage.
— Ces trois animaux, expliqua le gentilhomme virginien, sont des cadeaux de notre cher marquis de La Fayette. Je lui avais demandé de m’en envoyer afin de pouvoir faire des mulets qui sont des animaux de trait des plus intéressants. Nous n’en avons pas en Amérique. Les premiers produits doivent naître bientôt et j’en attends beaucoup car cet âne est sans doute le plus beau que j’aie jamais vu. Il est de race maltaise ; aussi, ajouta-t-il sans rire, l’avons-nous baptisé le chevalier de Malte.
— Superbe ! fit Gilles qui se demandait intérieurement comment le bailli de Suffren, par exemple, ou les autres serviteurs de la Religion prendraient le parrainage s’il leur arrivait de s’aventurer à Mount Vernon.
Après les chevaux et les ânes, Washington dirigea son compagnon vers celles de ses terres qui longeaient le Potomac et arrêta son cheval sur une éminence d’où l’on dominait la superbe vallée où s’étendait le grand fleuve. Là aussi, il avait quelque chose à montrer.
— Nous allons entreprendre très prochainement ici de grands travaux afin de canaliser les eaux du Potomac et de la rivière James pour les relier à celles de l’Ohio, du Mississippi et des Grands Lacs. Il est vital, pour la vie future des États-Unis, que soient établis des moyens de communication commodes entre nos États et ceux de l’Ouest. Ceux-ci sont placés pour ainsi dire sur un pivot. Il suffit du plus petit mouvement pour les faire tourner d’un côté ou de l’autre et si les Espagnols à leur droite ou les Anglais à leur gauche venaient à rechercher leur commerce et leur alliance, nous aurions à redouter une séparation complète.
— Ce qui ne sera pas puisque, ainsi que vous me faites l’honneur de me le dire, les travaux vont commencer, dit Gilles qui avait déjà entendu parler de cette histoire à l’ambassade américaine de Paris.
— Ils ont déjà commencé sur la rivière James. Nous avons ouvert des souscriptions auxquelles, d’ailleurs, s’est beaucoup intéressé notre La Fayette. Il sait que les jeunes États ne sont jamais riches et il fait tous ses efforts pour nous aider de son mieux. Ainsi les pêcheurs de l’île de Nantucket lui doivent un fort intéressant marché d’huile de baleine et nous ne doutons pas ici qu’il ne continue à œuvrer de son mieux dans l’intérêt d’un pays qui lui est cher.
Le chevalier ne répondit pas, préférant réfléchir avant de parler. Il n’aimait guère ce nouveau seau d’eau bénite adressé à l’universel La Fayette, pas plus que la petite phrase philosophique touchant les finances des jeunes États. Néanmoins, il ne pouvait pas laisser tomber cette occasion de ramener la conversation sur le chapitre des dettes américaines.
— On ne doute nullement, à Versailles, de l’attachement porté par M. de La Fayette à l’Amérique en général et à votre personne en particulier, général. Peut-être serait-il souhaitable, seulement, que ces attachements ne se substituassent pas entièrement à ceux qu’il doit à la France et à son roi.
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