Le regard brun du coadjuteur, abrité sous une épaisse frange de cils, parcourut les rangs serrés.
— Que veulent ces esclaves ? demanda-t-il d’un ton où perçait la méfiance.
— Rien d’autre que rendre hommage à Votre Révérence, répondit Gilles, suave. Ils espèrent seulement qu’une fois achevé le vilain ouvrage où la contraignent mes ennemis, elle voudra bien leur donner sa bénédiction… ainsi qu’à moi-même, d’ailleurs.
Sur un signe de Moïse, deux hommes munis des outils nécessaires à l’ouverture du cercueil de cuivre sortirent des rangs tandis que Gilles ouvrait la grille. Puis il s’écarta pour livrer passage aux ouvriers et aux deux religieux tandis que Judith se laissait tomber à genoux dans l’herbe et commençait à prier. Gilles resta debout auprès d’elle, bras croisés, attendant. Seul Finnegan avait suivi le coadjuteur à l’intérieur du tombeau.
Les minutes qui coulèrent parurent à Gilles durer une éternité. Son imagination lui présentait tout ce qui pouvait se passer dans la petite crypte qu’il connaissait si bien et, sous son jabot de dentelle, son cœur battait la chamade.
Soudain, Judith releva vers lui un visage blêmissant dont les narines palpitantes se pinçaient.
— Mon Dieu ! Quelle… quelle horrible odeur…
En effet, par l’étroit soupirail auprès duquel la jeune femme était agenouillée, une atroce puanteur filtrait. Vivement, Gilles se pencha, enleva dans ses bras sa femme qui était en train de s’évanouir et l’emporta à l’écart. Au même moment le coadjuteur reparaissait soutenu d’un côté par le frère Ignace et de l’autre par Finnegan dont les prunelles vertes pétillaient de gaieté contenue à grand-peine. Dans ses mains tremblantes, Collin d’Agret tenait un mouchoir parfumé qu’il appliquait sur son nez, visiblement au bord de l’évanouissement lui aussi.
Abandonnant Judith, qui d’ailleurs revenait à elle, aux soins de Pierre, Gilles se précipita.
— Votre Révérence n’est pas bien ?
Tandis que Finnegan le réinstallait dans son palanquin avec des soins de mère, le coadjuteur entrouvrit les paupières, montrant une prunelle vacillante.
— Faites… faites-moi ramener chez vous, monsieur de Tournemine. J’ai… j’ai grand besoin de réconfort. Quelle… quelle affreuse chose !
— Si Votre Révérence avait daigné m’écouter, elle se serait évité cet instant atroce. J’étais persuadé que M. de Ferronnet était bien dans son tombeau.
— Vous… vous aviez raison ! Frère Ignace, ajouta-t-il à l’adresse du moine qui, les yeux à terre et les mains au fond de ses manches, rongeait visiblement son frein, tâchez à l’avenir de ne plus nous imposer de telles épreuves. Quelle horreur, doux Jésus ! Cette odeur abominable nous colle à la peau…
Tandis que les porteurs noirs hissaient le palanquin sur leurs épaules et prenaient, presque en courant, le chemin de la maison suivis par le frère Ignace, Gilles interrogea Finnegan qui visiblement retenait héroïquement un fou rire.
— Si tu m’expliquais ?
— Il n’y a rien à expliquer, sinon que Tsing-Tcha a vraiment bien gagné l’or que tu lui as donné. Juste avant que nous ne refermions le couvercle, il a crevé une petite vessie de porc dissimulée dans une poche de l’habit et qui contenait un morceau de viande en putréfaction. Ce détail a dissuadé le coadjuteur et ce rat de frère Ignace de se pencher trop longuement sur le cadavre…
Trop ému pour parler, Gilles se contenta de serrer avec force le bras de son ami. Le sentiment de délivrance qu’il éprouvait alors l’étouffait presque par sa violence. D’un seul coup, le sombre voile de brume qui couvrait sa maison et les siens venait de se déchirer.
— Je pense qu’un bon repas et un présent intéressant achèveront la déroute de nos adversaires et nous concilieront définitivement le coadjuteur, soupira-t-il enfin.
— Cela ne fait aucun doute mais dépêchons-nous de rentrer. Il faut que tu sois là pour le recevoir à sa descente de palanquin. Ce bonhomme est terriblement attaché aux formes extérieures.
Entraînant entre eux Judith, tout à fait remise de son léger malaise, les deux hommes prirent leur course vers l’habitation, coupant à travers un champ en jachère pour arriver avant le cortège de Collin d’Agret qu’ils doublèrent juste avant qu’il ne tournât le coin de la maison.
Un étrange spectacle les y attendait : sur la pelouse, amoureusement entretenue par Pongo et ses aides, qui faisait suite au grand bassin, une troupe de cinq ou six hommes en guenilles armés de pioches et de pelles étaient en train d’y creuser des trous. La vue de ces hommes arracha à Finnegan un cri sourd et inarticulé. Gilles vit alors que cinq de ces hommes étaient noirs mais que le sixième, incontestablement un vieillard, était blanc… et qu’une large tache de vin s’étalait sur l’une de ses joues.
— Bon Dieu ! gémit Finnegan. Des zombis !… Qui les a amenés ici ?
Son regard, chargé d’horreur, se tourna vers l’angle de la maison que le palanquin tournait à cet instant précis. Le coadjuteur et surtout frère Ignace ne pouvaient manquer de voir ces fantômes de chair et d’os et, parmi eux ce Blanc dont la présence allait signer l’arrêt de mort de Tournemine, la fin de « Haute-Savane »… Puis il revint se poser sur son ami.
— Tu es perdu, dit-il, et nous avec toi. Seul celui qui conduit les zombis peut les emmener… ou encore un des damnés prêtres vaudous.
Mais Gilles ne l’écoutait pas. Il courait déjà vers ces envahisseurs d’un nouveau genre qui, insensibles à ce qui se passait autour d’eux, continuaient, avec des gestes d’automates, leur travail de destruction. Parvenu auprès d’eux, il essaya de les entraîner, saisissant le bras maigre du vieillard à la tache de vin et manquant crier d’horreur quand le regard mort de celui-ci, semblable au regard de pierre d’une statue, se tourna vers lui sans paraître le voir. Mais avec un grognement sourd, les zombis le repoussèrent.
Affolé, il allait peut-être frapper, essayer sa force contre ces malheureux mais une voix essoufflée se fit entendre derrière lui.
— Écarte-toi, maître… je crois que je sais ce qu’il faut faire. Celina m’avait dit…
C’était Désirée qui venait à la rescousse, couverte de sueur d’avoir couru à s’en briser le cœur quand depuis la terrasse sur pilotis de l’hôpital, elle avait vu ce qui se passait sur la pelouse. D’une main ferme, elle saisit la main du vieillard, murmura quelques paroles incompréhensibles puis fit un geste qui ressemblait un peu à une bénédiction. Alors, laissant tomber sa pioche, le zombi tourna vers elle son visage figé sur lequel, heureusement, retombèrent ses longs cheveux gris et, docilement, se laissa emmener vers le rideau de cactus. Les autres laissèrent aussi tomber leurs outils et suivirent.
Le cœur cognant encore dans sa poitrine sur un rythme enragé, Gilles ferma les yeux un instant, passant sur son front trempé de sueur la manche de son habit. Pour la première fois de sa vie il avait eu peur, vraiment peur, de cette peur viscérale qui efface tout raisonnement sain et engendre la panique. Un instant même il avait cru s’évanouir… comme une femme.
Quand il rouvrit les yeux, Désirée et ses zombis disparaissaient dans la direction des bâtiments d’exploitation et de l’hôpital, et le palanquin s’arrêtait devant le perron. Rassemblant ses forces, Gilles courut le rejoindre et arriva juste à temps pour aider le coadjuteur à en descendre.
— Je suis rompu, lui confia celui-ci. Quelle horrible expérience, mon cher ami.
— Nous allons essayer de vous la faire oublier, Votre Révérence, fit Gilles qui avait noté avec plaisir le « mon cher ami ». Ma maison et mes serviteurs sont à votre service…
— Qu’était-ce que ces gens de si mauvaise mine que j’ai aperçus il y a un instant ? coupa le frère Ignace, acerbe. Ils semblaient bien loqueteux pour appartenir à une plantation où, à ce que l’on dit, les esclaves sont choyés, dorlotés…
— Aussi n’étaient-ce pas des esclaves mais bien des malheureux que le docteur Finnegan a recueillis, en fort mauvais état, dans la campagne. Il s’efforce de les soigner mais ils sont à peu près insensés…
— Vraiment ? J’aimerais les voir. À l’hôpital de la Charité nous soignons aussi les fous…
— En les enchaînant et en les privant de nourriture ? coupa Finnegan. Je préfère mes méthodes. Et puis…
— Et puis en voilà assez ! coupa le coadjuteur à qui le mot nourriture venait de donner des idées. Vous nous avez tous suffisamment tourmentés pour aujourd’hui, frère Ignace. Après avoir dérangé les morts, souffrez que je refuse de vous voir déranger les fous… Monsieur de Tournemine, j’ai grand-faim et je crois qu’un punch bien glacé me ferait le plus grand bien. À moins qu’un peu de vin de France, si vous en avez…
— J’en ai, Votre Révérence, j’en ai ! Et je crois que vous en serez content.
Superbe sous sa perruque blanche et sa livrée flambant neuve, Charlot venait d’apparaître sous la véranda.
— Monseigneu’ est se’vi ! clama-t-il de toute sa voix.
La superbe appellation acheva de réconcilier Collin d’Agret avec le nouveau maître de « Haute-Savane ». Passant son bras sous le sien, il s’y appuya avec abandon.
— Parfait ! Eh bien, allons donc nous restaurer. J’ai hâte à présent de faire plus ample connaissance avec vous, cher ami.
Le coadjuteur et frère Ignace repartis, l’un avec un présent royal et l’autre avec une substantielle aumône, Gilles et Finnegan allèrent rejoindre Désirée. Elle avait enfermé ses zombis dans l’une des réserves de l’hôpital et ils attendaient là, assis sur le sol, sans faire le plus petit mouvement, pareils à des statues de chair grise. À les regarder, Gilles retrouva le frisson d’horreur qui, tout à l’heure, l’avait mené si près de la panique. Le pis résidait dans ces regards de pierre, ces yeux morts qui avaient connu les ténèbres du tombeau.
Surmontant son dégoût, il posa la main sur l’épaule du Blanc, de cet homme dont il savait à présent qu’avant de tomber sous l’empire d’une créature démoniaque, il avait été un planteur, comme lui, riche et puissant, le maître de cette terre de « Haute-Savane » qui lui était si chère à présent… Mais le vieillard ne bougea pas.
Finnegan, pour sa part, examinait les six hommes avec une attention toute professionnelle mais, enfin, se redressa, découragé.
— Je ne comprends pas. L’organisme de ces hommes paraît à peu près normal, pourtant ils ne sont plus que des machines sans pensées et sans volonté. Une simple période de catalepsie n’explique pas cela…
— Qu’allons-nous en faire ? murmura Gilles. Si ce vieillard est bien M. de Ferronnet, je devrais lui rendre son bien, sa maison…
— Non, coupa Désirée avec un mélange de dégoût et d’horreur. Il n’est plus le vieux monsieur. Ce n’est qu’un zombi, un mort qu’il faut rendre à la terre.
— Mais c’est impossible. Cet homme n’est pas mort et nous n’avons pas le droit de le tuer pour nous en débarrasser. Qu’allons-nous faire alors ?
En dépit de son courage et de la douceur de ce crépuscule, Désirée frissonnait. Elle resserra autour de ses épaules le châle d’indienne qu’elle y avait drapé.
— Celina m’a dit que, si l’on donne du sel à un zombi, il retourne de lui-même à son tombeau et y meurt pour de bon. Mais je… je n’ose pas. J’ai peur, maître ! J’aimerais mieux que l’on conduise ces… choses chez Prudent.
— Qui est Prudent ?
— Un ami de Celina, un puissant « papaloï » qui habite le Morne Rouge du côté de Plaisance. C’est chez lui qu’elle s’était réfugiée. Je sais y aller mais ne me demande pas de m’en aller la nuit seule dans la montagne avec eux…
— Personne ne te demandera une chose pareille, Désirée, s’écria Gilles. Tu as déjà tant fait ! Sans toi je perdais tout et peut-être même la vie. Tu peux demander ce que tu veux : ta liberté d’abord et puis…
Elle l’arrêta du geste.
— Rien ! Je suis heureuse ici. Une seule chose pourtant : apporte-moi la tête de Simon Legros et tu m’auras fait le plus beau présent du monde.
La sauvagerie du ton frappa Gilles mais il n’en montra rien. Il fallait que Désirée eût durement souffert quand elle servait le gérant de la plantation pour exiger un tel paiement.
— Je ferai tout pour te donner satisfaction. En ce qui concerne ces malheureux, indique-moi le chemin : c’est moi qui les conduirai.
— Non, coupa Finnegan. Il vaut mieux que ce soit moi et Pongo. Si par hasard quelqu’un te reconnaissait accompagnant ce genre de bonshommes, tout pourrait être remis en question. Et puis, j’avoue que la curiosité me pousse. Je voudrais voir ce que va faire ce « papaloï ».
— En ce cas, dit Désirée, j’irai avec vous. Le vieux Prudent me connaît alors qu’il ne vous connaît pas.
"Haute-Savane" отзывы
Отзывы читателей о книге "Haute-Savane". Читайте комментарии и мнения людей о произведении.
Понравилась книга? Поделитесь впечатлениями - оставьте Ваш отзыв и расскажите о книге "Haute-Savane" друзьям в соцсетях.