Une demi-heure plus tard, Gilles regardait s’éloigner le chariot, conduit par Pongo, qui emmenait les six morts vivants. Quand la nuit les eut engloutis, il eut l’impression qu’on venait d’ôter, de sur sa poitrine, un pesant quartier de roc. L’air nocturne lui parut plus pur, les étoiles plus brillantes et plus puissante l’odeur de la terre remuée par les charrues. Après cette plongée dans les eaux troubles de la plus noire magie, après un regard jeté par la porte entrebâillée de l’enfer, il se sentait à la fois accablé de fatigue et merveilleusement vivant, merveilleusement libre sous le ciel d’un Dieu à qui force venait de rester contre les puissances des ténèbres…
Quand il rentra chez lui, il vit Judith. Pâle et inquiète, drapée dans un grand peignoir de batiste blanche qui lui donnait l’air d’un fantôme, ses cheveux croulant librement sur ses épaules, elle l’attendait en haut de l’escalier, un bougeoir à la main, semblable à quelque génie familier veillant dans l’obscurité.
Il monta vers cette lumière comme vers le jour lui-même après un parcours souterrain.
— Viens, murmura-t-il en refermant ses bras sur sa fragilité parfumée. Viens ! Tout est fini !… Nous avons gagné le droit de vivre.
Mais la tension de tous ces jours avait été trop forte pour la jeune femme et ce fut une Judith inconsciente qu’il emporta jusqu’à sa chambre.
1. Cf. Le Trésor.
CHAPITRE XIV
MORT D’UNE JUMENT BLANCHE
Assis de guingois sur l’une des lucarnes à chiens-assis qui trouaient le grand toit d’ardoises de sa maison, une longue-vue soigneusement adaptée à son œil droit, Gilles examinait les alentours de « Haute-Savane », principalement les terrains boisés qui, plus haut que la clairière-cimetière, escaladaient les flancs du morne.
Ces terres appartenaient au gouvernement qui n’en faisait rien et Gilles se proposait de les acheter. Il souhaitait, en effet, agrandir son domaine et suivre les conseils de Gérald de La Vallée qui lui proposait des plants de café. Selon le maître de « Trois Rivières », le café était, en effet, la denrée d’avenir pour Saint-Domingue bien qu’il fût alors considéré, par les rois de la canne à sucre et de l’indigo, comme une culture mineure. Les hautes terres de l’île produisaient un grain large, d’un beau brun clair une fois torréfié et qui dégageait un parfum sublime, et Gilles pensait qu’il serait bon d’en faire pousser sur ces terrains bien exposés. Mais, s’il voulait se lancer dans ce genre de culture, il fallait faire vite et négocier l’achat au plus tôt : il fallait compter, en effet, quatre années avant que les jeunes plants ne portent des fruits et, avant de planter, il fallait défricher…
Cette perspective fit sourire le maître de « Haute-Savane ». Il aimait de plus en plus son métier de planteur et, à présent que le grave danger dont le domaine avait été menacé commençait à reculer dans le temps – il y avait environ deux mois –, il s’y donnait avec une véritable passion, débordant chaque matin de nouveaux projets.
Ainsi, il avait décidé d’abandonner la culture de l’indigo qui selon lui présentait de moins en moins d’intérêt. Il y avait beaucoup d’indigoteries à Saint-Domingue et le marché français, le seul officiellement ouvert aux planteurs, était saturé. En revanche, la culture du tabac qu’il avait espéré pratiquer en Virginie sur les rives de la Roanoke était beaucoup plus prometteuse et quand le Gerfaut, actuellement au carénage, serait en mesure de reprendre la mer, il comptait passer avec lui dans l’île voisine de Cuba pour s’y procurer les plants qui viendraient remplacer l’indigo. En attendant que ces nouvelles cultures commencent à donner, on étendrait les plantations de coton qui se révélaient d’un excellent rapport et auxquelles Pierre Gauthier s’intéressait tout particulièrement.
Habitué à la dure terre bretonne, le jeune homme s’émerveillait de la prodigieuse fertilité de cette terre du bout du monde. Il s’était pris d’amour pour le pays… et peut-être aussi pour l’une de ses habitantes, la gentille Marie Vernet, fille d’un cordier de Port-Margot. Et Gilles savait déjà qu’il amputerait peut-être « Haute-Savane » d’une partie de ses terres à coton afin que Pierre eût sa propre plantation. Raison de plus pour agrandir sur d’autres plans…
Il était tôt et Gilles aimait cette heure entre toutes. De temps en temps, comme ce matin, il montait jusqu’aux combles de la maison afin de voir les premiers rayons du soleil se répandre, roses encore, sur l’étendue de ses terres. Ensuite, il descendait pour le petit déjeuner dont l’odeur, celle du pain frais, du café et des œufs au jambon, emplissait déjà la cage de l’escalier et montait jusqu’à lui.
Il le prenait seul, la plupart du temps. Judith mangeait peu : un peu de café et quelques fruits, avant de partir pour sa promenade à cheval quotidienne qu’elle faisait très matinale afin de pouvoir ensuite consacrer son temps aux soins de la maison, ceux tout au moins qui relevaient de sa compétence : ordonnancement des menus, décision des achats à effectuer, surveillance de l’entretien et des vivres, secours à porter aux nécessiteux de la région, surveillance des travaux de couture ou de tapisserie, etc. C’était l’heure, aussi, où Madalen allait à la messe, seule la plupart du temps car la santé d’Anna ne s’arrangeait pas en dépit des efforts de Finnegan. La mère de Pierre et de Madalen semblait minée par un mal intérieur qui la rongeait et qui, peut-être, était le mal du pays. Anna, Gilles le soupçonnait, n’aimait pas Saint-Domingue et regrettait La Hunaudaye mais ce n’était qu’une hypothèse : cette femme silencieuse ne livrait jamais rien d’elle-même. Là où ses enfants étaient bien, il fallait qu’elle le fût aussi.
Jamais plus, depuis qu’il avait découvert l’amour de Finnegan, Gilles n’avait essayé d’approcher la jeune fille seule, en dépit de la tentation que lui faisaient endurer ces courses solitaires vers la chapelle du Limbé. Il savait que le médecin, en dépit de leur amitié, ne pouvait s’empêcher de l’observer discrètement et il craignait, se retrouvant seul avec Madalen, de ne plus pouvoir contenir le désir qu’il avait d’elle. C’était une sorte de faim que le temps passé rendait douloureuse et que n’apaisaient pas les heures passées auprès de Judith.
Il s’était efforcé, vainement, de mettre son amour sur le plan spirituel : Madalen était un ange de pureté et on ne touche pas à un ange de pureté : on l’adore à genoux. Malheureusement, cet ange-là avait des cheveux de soie claire, une peau de pêche, des seins drus et provocants et des hanches dont le doux balancement donnait à Gilles des idées de viol. Il avait honte, certains matins au réveil, des rêves qu’elle lui inspirait. L’ange y devenait une bacchante nue qui se tordait, délirante, sous ses caresses et s’offrait ouverte, impudique et sublime à sa possession… Alors, il évitait Madalen et s’efforçait d’y penser le moins possible car elle représentait pour lui une perpétuelle tentation et un problème insoluble tout à la fois. Il en venait à penser qu’il ferait peut-être mieux de la renvoyer en France avec sa mère car il se voyait mal vivre sa vie entière à côté de ce délicieux instrument de supplice. Loin d’elle, il finirait bien par l’oublier, mais comment demander à Pierre de vivre éloigné des deux femmes qu’il aimait le plus au monde ? Et puis, en vérité, le cœur lui défaillait à l’idée de voir partir Madalen…
L’odeur du café chaud se faisait de plus en plus insistante et Gilles allait replier sa lorgnette quand la silhouette élégante de sa femme montée sur Viviane s’inscrivit dans la petite fenêtre ronde. Le tableau valait la peine d’être contemplé un instant car Judith était une excellente cavalière et sa mince silhouette couronnée d’or rouge se détachant sur la robe blanche de la jument et sur le vert dense de la végétation pouvait ravir l’œil le plus difficile. L’une portant l’autre, elles descendaient à un trot guilleret le chemin menant vers la chapelle du Limbé et vers Port-Margot.
Et soudain ce fut le drame. Au moment précis où Madalen et son âne apparaissaient sous l’arceau vert des grands eucalyptus, la jument se cabra puis, prenant le mors aux dents, fonça droit sur la jeune fille tandis qu’un épais nuage de poussière rouge se levait derrière ses sabots furieux.
Avec un cri d’horreur, Gilles, laissant tomber sa longue-vue, se jeta dans l’escalier et se précipita hors de la maison. Cupidon à cet instant ramenait Merlin qu’il venait de promener autour des champs d’indigo. Il vit son maître se jeter littéralement sur lui, arracher la bride de ses mains, sauter en voltige sur le dos de l’animal qui n’était même pas sellé et talonnant furieusement les flancs du cheval le lancer dans le chemin.
Il n’eut pas de mal à rejoindre le lieu du drame. Là où il l’avait vue disparaître dans la poussière, Madalen gisait à quelques pas de son âne qui, le plus calmement du monde, broutait l’herbe du talus. Judith et sa jument avaient complètement disparu. Seule se voyait dans la poussière la trace des sabots.
Sautant à bas de son cheval, Gilles courut jusqu’à la jeune fille dont le front saignait et la saisit dans ses bras. Elle était très pâle mais elle respirait encore faiblement. Affolé, il chercha autour de lui un secours, une aide, aperçut un négrillon, l’un des élèves de Pongo qui, armé d’un petit couteau, cueillait des herbes sous le couvert des arbres et l’appela :
— P’tit Jeannot !…
Le gamin accourut et ses yeux s’arrondirent devant la jeune fille étendue, du sang sur le front.
— Quoi a’ivé ? Demoiselle mo’te ?…
— Non, elle n’est pas morte mais elle peut mourir. Cours à l’hôpital ! Ramène-moi le docteur Finnegan. Tu le connais bien, le docteur Finnegan ?
— Oui, missié ! P’tit Jeannot bien connaît’e docteu’… T’ès gentil docteu’…
— Alors va vite ! La demoiselle est bien malade…
Le gamin partit comme une balle de fusil, abandonnant là sa cueillette tandis que Gilles, désespéré, essayait de ranimer Madalen. L’abandonnant un instant sur l’herbe, il alla tremper son mouchoir dans l’eau d’un des canaux d’irrigation du champ de coton voisin, essuya le sang qui coulait, tamponna le front blessé, les lèvres blanches et froides qu’il s’efforçait de réchauffer sous des baisers qu’il ne pouvait plus retenir, partagé entre le chagrin et la fureur. Il avait vu, vu de ses yeux, Judith lancer sa jument contre la jeune fille. Elle avait voulu la tuer… elle l’avait peut-être tuée. Si Madalen mourait, Judith elle aussi mourrait, il en faisait serment. Il la tuerait de ses mains, cette misérable meurtrière qui avait déjà assassiné sa vieille Rozenn et qu’il n’avait pas punie comme elle le méritait, simplement parce que son corps savait lui faire oublier bien des choses.
À demi agenouillé, tenant la jeune fille embrassée, il essayait de réchauffer tour à tour ses mains et son visage. Finnegan, qui accourait, le trouva dans cette position et lui jeta un regard sans tendresse.
— Curieuse façon de soigner un blessé ! grogna-t-il, hargneux. Au lieu de la laisser là dans la poussière et de m’envoyer ce gamin tu ne pouvais pas la mettre sur ton cheval et la ramener ?
— Je n’ai pas réfléchi. J’étais affolé… Je t’en supplie, dis-moi qu’elle ne va pas mourir ?
— Que s’est-il passé ?
— C’est Judith !
— Judith ?
— Oui… j’étais à la lucarne du grenier, j’ai tout vu. Elle a lancé Viviane sur Madalen et son âne qui revenaient de la chapelle. Elle l’a renversée et puis elle a disparu…
À genoux auprès de la jeune fille, Finnegan palpait sa tête avec une extrême douceur, examinait la plaie qui cessait peu à peu de saigner, tâtait le pouls et finalement tirait de sa poche un petit flacon de sels d’ammoniac.
— Pourquoi aurait-elle fait ça ? dit-il enfin.
— Pourquoi ? Mais parce qu’elle la hait… parce qu’elle sait que je l’aime et afin de s’en débarrasser comme elle s’est débarrassé de ma vieille nourrice. C’est une folle ! Une meurtrière et je…
— Assez !
Il y eut un silence stupéfait de la part de Gilles qui, au bout d’un instant, articula :
— Qu’as-tu dit ?
— Je t’ai dit de te taire. J’ai déjà entendu bien des âneries dans ma vie mais une de cette taille, jamais ! Judith, une meurtrière ? À qui le feras-tu croire…
— Je te dis que j’ai vu, tu m’entends ? Je l’ai vue lancer Viviane sur Madalen et son âne et je te dis qu’elle a voulu la tuer.
— Drôle de façon de tuer quelqu’un ! La jument a dû prendre peur, rencontrer un serpent par exemple, et tu ne l’as sûrement pas vu de ta lucarne. D’abord, elle ne l’a pas tuée. Tiens ! elle revient à elle. On va l’emporter chez elle. J’ai demandé un brancard avant de venir…
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