— Excusez-moi, Judith, dit-il sans la regarder, mais je viens ici rendre justice. Fanchon, dites-nous donc où vous rangez votre fronde, cette fronde avec laquelle vous avez tué Rozenn et tenté, aujourd’hui, de tuer votre maîtresse, sans parler de Mlle Gauthier ?
Le cri de protestation indignée de Judith s’étrangla dans sa gorge devant la pâleur verdâtre qui envahit le visage de sa camériste, comme si une soudaine bouffée de fiel s’y infiltrait.
— Une fronde, moi ? dit Fanchon soutenant fermement, non sans insolence, le regard de son maître. Quel est ce conte ?
— Ce n’est pas un conte et vous le savez très bien. Inutile de mentir plus longtemps car, par la mémoire de ma vieille Rozenn que vous avez impitoyablement abattue, je vous jure que vous allez avouer… et que vous allez payer.
— Êtes-vous fou ? gronda Judith. Comment pouvez-vous accuser ainsi sans preuve ?
— Voilà preuve !
Pongo, à son tour, venait d’entrer dans la chambre, une fronde entre les mains, et il vint la déposer sur la chaise longue de Judith.
— Trouvée dans chambre Fanchon, dans manteau…
Devant cette poche d’aspect innocent et qui, cependant, pouvait donner la mort, la jeune femme eut un mouvement de recul plein de répulsion. C’était bien la preuve, en effet, et devant elle Judith découvrait une rivale haineuse dans cette fille qu’elle avait protégée, défendue et qu’elle croyait dévouée. Elle en avait fait sa confidente, presque son amie, et le résultat était là, devant elle.
Son regard las se détourna pour revenir vers les frondaisons des arbres, vers les lointains bleus de la mer.
— Enlevez cela, s’il vous plaît, Pongo ! Et emmenez aussi cette femme…
Mais Fanchon, profitant de la diversion qu’avait créée involontairement Pongo en apportant l’arme meurtrière, s’était esquivée. Le bruit de sa course affolée résonnait encore dans l’escalier.
— Cours, Pongo ! Rattrape-la ! Et enferme-la dans sa chambre sous bonne garde.
L’Indien partit comme une flèche.
— Que vas-tu en faire ? demanda Finnegan qui s’était approché de Judith et, la voyant si pâle tout à coup, s’emparait de son poignet.
— Je vais la ramener au Cap pour la faire embarquer à destination de la Louisiane. Elle ira rejoindre là-bas ses semblables, les filles de mauvaise vie qu’on y déporte. Le nouveau gouverneur, M. de Vincent, s’en chargera volontiers. Elle mérite trois fois la mort mais je ne me vois guère devenir ici juge et bourreau.
Brusquement, Judith se retourna vers lui.
— Vous n’en avez pas le droit. Faites-la embarquer, soit, mais pour la France et sans entraves. Si, quand nous avons traversé l’océan, vous n’aviez pas mis cette malheureuse dans votre lit, elle ne serait peut-être jamais tombé amoureuse de vous et, en tout cas, elle n’aurait jamais eu l’idée d’essayer d’éliminer les femmes qui vous entouraient pour prendre leur place…
— Éliminer les femmes qui m’entouraient ? Prendre leur place ? Songez-vous à ce que vous dites ? Il faudrait que cette fille soit devenue folle.
— Et pourquoi donc ? Dans ces pays où n’importe quelle mulâtresse peut espérer amasser une fortune grâce à sa beauté, où les servantes parfois deviennent maîtresses et sur cette terre de liberté et d’égalité que se veut l’Amérique, pourquoi donc une jolie fille n’aurait-elle pas imaginé devenir votre femme ? Tant que vous n’êtes pas entré dans notre vie, Fanchon m’a servie avec dévouement. C’est vous qui en avez fait une meurtrière et, si vous voulez mon sentiment tout entier, c’est vous le principal coupable. Alors laissez-la repartir librement vers son pays !
Pensant qu’il était temps pour lui de laisser seuls les deux époux, Finnegan reposa doucement la main de Judith sur sa robe blanche et, opérant un silencieux mouvement tournant, gagna la porte qu’il referma derrière lui.
— Bien qu’elle ait tué celle qui m’était aussi chère qu’une mère, il en sera fait comme vous le désirez, Judith. Je ne peux pas vous le refuser. Je n’en ai même pas le droit après les torts immenses que je me suis donnés envers vous…
— Les torts ? Quels torts ? Celui d’avoir cru que j’avais voulu tuer cette fille ? Ah, c’est vrai : je vous ai aussi entendu dire, tout à l’heure, à Finnegan que j’avais tué cette pauvre vieille Rozenn. C’était nouveau pour moi, cela…
— Comprenez-moi, Judith. Fanchon avait fait tout ce qu’elle pouvait pour diriger mes soupçons sur vous. Pongo avait trouvé accroché à un buisson, à l’endroit où elle s’était tenue pour manier sa fronde, un fragment de dentelle provenant d’un de vos jupons…
Elle eut un petit rire plein de tristesse et d’amertume.
— Et sur ce bout de dentelle vous avez conclu que je pouvais tuer froidement une vieille femme qui ne m’aimait pas, sans doute, mais qui ne m’avait rien fait, une femme de mon pays ? fit-elle avec une fierté douloureuse qui emplit Gilles de honte. Fallait-il que vous me détestiez et que vous me méprisiez ?
— Ne le croyez pas, je vous en supplie…
— Allons donc ? Ne vous avais-je pas donné, d’ailleurs, toutes les raisons de me mépriser pour cette folie qui s’était emparée de moi et qui m’avait jetée dans une existence qui eût tué mon père de honte s’il avait seulement pu l’imaginer ? Je n’étais plus moi-même, je crois. Le suis-je vraiment, d’ailleurs, depuis que le comte de Cagliostro m’avait fait l’honneur de me prendre pour assistante ? Il est des moments où je ne le sais plus…
— Judith, vous vous faites du mal. Je vous en supplie, ne…
Mais elle ne l’écoutait pas. Le regard à nouveau perdu sur l’horizon bleu, elle continua :
— Pourquoi m’avoir emmenée, Gilles, si vous ne m’aimiez plus ? Pourquoi ne m’avoir pas laissée à ma misère, à ma folie ? Vous seriez libre puisque je croyais notre mariage nul…
— Mais il ne l’était pas. Devant Dieu, devant ma conscience vous êtes toujours ma femme et vous le serez…
— Jusqu’à ce que la mort nous sépare ? Je sais, je sais… À présent, je vous en prie, laissez-moi, j’ai besoin d’être seule.
Il hésita un instant à s’approcher d’elle, à prendre cette main que Finnegan avait abandonnée mais il n’osa pas.
— Me pardonnerez-vous mes injustes soupçons et le mal qu’ils vous ont fait ?
Sous le moelleux tissu blanc de sa robe, ses épaules eurent un mouvement plein de lassitude.
— Je n’ai plus de colère contre vous, si c’est cela que vous souhaitez entendre. Je n’ai que des regrets auxquels vous ne pouvez rien. Laissez-moi seule, je vous en prie…
Il obéit sans insister et quitta la chambre sur la pointe des pieds. Il ne vit pas, sur le visage détourné de Judith, les larmes qu’elle ne pouvait plus retenir…
Contrairement à ce que l’on aurait pu supposer, Pongo ne rattrapa pas Fanchon et en ressentit une grande indignation. La disparition inexplicable de la jeune femme, qu’aucune trace ne signalait hors de la maison et que personne n’avait vue, lui avait fait l’effet d’une atteinte à sa science des pistes et à son flair de chasseur. Fanchon semblait s’être volatilisée dans le vestibule même de « Haute-Savane » et ce ne fut que le lendemain, après avoir fouillé maison et jardin avec acharnement, que Pongo découvrit, dans une des caves, un étroit passage caché par des fagots qui débouchait dans une petite grotte au flanc du morne. Curieuse comme un chat, la camériste de Judith avait beaucoup fureté dans la maison et avait dû garder pour elle sa découverte.
— Laissons-la à son destin, dit Gilles quand l’Indien vint lui rapporter le résultat de ses recherches, mais fais boucher ce souterrain. Je n’aime pas beaucoup savoir qu’un chemin d’invasion arrive jusque dans la maison. Legros ne devait pas le connaître car il n’aurait certainement pas négligé pareil atout.
— Lui plus se manifester. Peut-être parti ? Ou bien renoncé ?
— Cela m’étonnerait. Ce genre d’homme ne renonce guère. Bien sûr, il n’a rien tenté contre nous depuis deux mois mais cela ne veut pas dire, crois-moi, qu’il est enfin décidé à nous laisser en paix. Je croirais plutôt qu’il prépare autre chose.
— Peut-être mort ? sugéra Pongo avec un espoir si visible que Gilles se mit à rire.
— Tu aimerais bien et moi aussi ! Tu as peut-être raison, après tout. Il arrive qu’un bandit finisse par se prendre à son propre piège et, de toute façon, il ne doit pas avoir que des amis…
Mais Simon Legros n’était pas mort.
CHAPITRE XV
UNE GROTTE À LA TORTUE
— Ma mère est morte et Madalen a été enlevée…
Le visage couleur de craie sous la broussaille de ses cheveux blonds en désordre, Pierre Gauthier appuyé de tout son poids sur sa canne et au bord de l’évanouissement s’efforçait visiblement de ne pas s’abattre sur le tapis.
Repoussant sa chaise qui se renversa, Gilles courut vers le jeune homme, le soutint et, doucement, l’amena jusqu’à un fauteuil dans lequel il le fit asseoir. Il était temps. Les jambes de Pierre ne le portaient plus et pliaient sous lui tandis que ses yeux commençaient à se révulser.
— Charlot ! De l’eau-de-vie ! cria le chevalier.
Mais déjà Judith avait quitté la table où, en face de son époux, elle achevait le repas du soir et elle avait empli un verre de vieux cognac qu’elle apporta à Gilles en constatant, non sans chagrin, qu’il était presque aussi pâle que Pierre. Mais elle ne dit rien. À eux deux, ils réussirent à faire avaler au malheureux garçon quelques gouttes du généreux breuvage et un peu de couleur revint à ses joues blanches. Un instant plus tard, il rouvrait les yeux.
— Donnez-lui encore un peu de cognac, conseilla Judith qui s’efforçait de réchauffer entre les siennes les mains glacées du jeune homme.
De lui-même, cette fois, Pierre vida le verre. Il eut un long frisson comme si un courant électrique le parcourait.
— Ça va mieux ! dit-il enfin. Merci, madame… Je… je suis désolé de vous déranger…
— Ne dites pas de sottises ! Que s’est-il passé ?
— Je ne sais pas exactement… Je me suis attardé à Port-Margot ce soir, à causer avec M. Vernet qui souhaitait d’ailleurs me garder à souper mais j’ai refusé : je ne voulais pas que ma mère et ma sœur s’inquiètent et j’étais déjà en retard. Et c’est en rentrant que j’ai vu… Oh ! monsieur Gilles, la maison est bouleversée comme si l’on s’y était battu. Ma mère gît au pied de son lit, assommée. Elle a dû vouloir défendre Madalen…
— Mais comment sais-tu qu’elle a été enlevée ?
— Il y avait ça sur la table.
Pierre tira de sa poche un morceau de papier plié qu’il tendit à Gilles.
« Je tiens la fille, Tournemine, lut celui-ci. Ne me cours pas après si tu ne veux pas que je la livre à mes hommes. Je te ferai savoir où et comment tu pourras la récupérer vivante. »
C’était signé Simon Legros…
Un nuage rouge passa devant les yeux de Gilles. Furieux, il froissa l’insolent billet et allait le jeter quand Judith le lui ôta des mains.
— Donnez ! dit-elle seulement. (Puis, quand elle eut parcouru les quelques lignes :) Qu’allez-vous faire ?
— Que voulez-vous que je fasse ? hurla-t-il. Rien ! Je ne peux rien faire ! Non seulement ce misérable a tué une femme pratiquement sous mon toit, il en a enlevé une autre mais encore je dois attendre son bon plaisir sous peine de…
— Je conçois, murmura Judith, que cette idée vous soit insupportable, mais il y a peut-être tout de même quelque chose à faire…
— Quoi ? Voulez-vous me dire quoi ? Si je lance mes hommes sur sa trace, il…
— Bien entendu. Aussi ne s’agit-il pas de « lancer vos hommes » comme vous dites mais bien d’en lancer un seul. Dieu vous a donné la chance d’avoir à votre service un homme pour qui les pistes les plus embrouillées se lisent à livre ouvert, un homme qui sait passer partout sans coucher l’herbe, sans froisser les feuilles, un homme qui sait se rendre invisible, silencieux. Vous avez Pongo et vous osez dire que vous ne savez pas quoi faire ? Où sont passés le Gerfaut et son habileté à la guerre d’embuscade ?
Gilles regarda sa femme comme s’il la voyait pour la première fois, presque foudroyé par sa soudaine violence.
— Vous ? C’est vous qui me dites cela ? Vous vous souciez donc du sort de cette pauvre enfant ?…
— Je me soucie surtout de « Haute-Savane ». Ne comprenez-vous pas ce que signifie le chantage de ce Legros ? Ne devinez-vous pas quel prix il vous faudra payer pour qu’on vous la rende vivante… et intacte ? Seule l’habileté de Pongo peut nous sauver. Alors qu’attendez-vous ?
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