— Vous avez raison… Cent fois, mille fois raison ! Pongo ! Pongo !

Et Gilles, criant à pleins poumons, sortit en courant de la maison laissant Pierre seul en face de Judith.

— Madame, dit le jeune homme d’une voix altérée, vous ne voulez pas dire que ce Legros oserait exiger qu’on lui rende le domaine en échange de la vie de ma sœur ?

— Inutile de se leurrer, mon pauvre Pierre. C’est certainement cela. La plantation a été le but de tous les agissements de cet homme depuis que nous sommes arrivés. Mais inutile aussi de vous tourmenter. Madalen ne craint rien tant que Legros n’a pas fait connaître ses exigences et que mon époux ne les a pas refusées… ce qu’il ne ferait certainement pas, d’ailleurs. Ce qu’il faut, c’est le prendre de vitesse et, grâce à Pongo, la chose est possible, croyez-moi… Vous allez rester ici cette nuit. Je vais dire que l’on vous prépare une chambre…

— Non, je vous remercie. Je ne veux pas laisser seul le corps de ma mère.

— Dans une maison dévastée ? Non, Pierre. Je vais aller chez vous avec Désirée et des servantes. Nous rapporterons ici votre pauvre mère et je vous promets qu’elle y recevra tous les soins, tous les honneurs qui sont la tradition chez nous, gens de Bretagne. Nous ferons la « chapelle blanche » dans la bibliothèque.

L’évocation des vieux usages de leur pays commun fit jaillir les larmes des yeux trop secs de Pierre. En quelques mots, Judith venait d’effacer les distances sociales et de tisser entre elle et le jeune homme des liens qu’il n’aurait jamais cru pouvoir exister. Elle avait dit « chez nous, gens de Bretagne » et c’était un peu comme si, à la voix de l’ex-Judith de Saint-Mélaine, la vieille terre ancestrale qui, depuis l’aube du monde, ouvrait sur les lames vertes de l’océan sa gueule de granit, venait de mordre au plein de l’île tropicale pour y affirmer son emprise et sa suprématie.

Silencieusement, il prit la main de la jeune femme, y posa un instant son visage humide.

— Doué d’ho pennigo en ti1 ! murmura-t-il retrouvant d’instinct la langue du terroir en face de celle qui venait de s’affirmer sa sœur de race. Il ne permettra pas qu’elle soit le prix du salut de ma sœur…

Une heure plus tard, tandis que Judith faisait tendre de draps blancs trois des côtés de la bibliothèque, Pongo qui avait longuement examiné les traces de la maison ravagée s’enfonçait dans la nuit, armé d’une lanterne sourde, un long couteau et un tomahawk passés à sa ceinture. Il avait dépouillé la toile blanche du planteur pour ses culottes de daim indiennes et ses mocassins qui le faisaient aussi silencieux qu’un chat.

Dans la nuit, Anna Gauthier, revêtue de son plus beau costume à bandes de velours et corsage brodé d’or, une coiffe de dentelle cachant la blessure de sa tête, fut étendue sur un lit de parade devant lequel on alluma une bonne partie de la provision de chandelles de la maison.

Contemplant la forme rigide, sous ses superbes habits bretons, de cette femme dont toute la vie n’avait été que silence et obéissance et sur laquelle Judith jetait des brins de jasmin, Finnegan hocha la tête, soucieux.

— Vous devriez envoyer dès maintenant un coureur chez l’abbé Le Goff, dit-il. Il faut qu’il vienne demain matin et que l’enterrement se fasse au plus vite.

— Déjà ? Mais pourquoi tant de hâte ?

— La nuit est chaude et la journée de demain le sera plus encore. Le sang n’a presque pas coulé de la blessure. Dans quelques heures le visage noircira… sans parler de l’odeur qui sera vite pénible.

— On ne peut pas l’enterrer en l’absence de sa fille, protesta Gilles qui entrait à cet instant et qui avait entendu.

Le regard calme du médecin enveloppa le jeune homme.

— Nous ignorons quand sa fille reviendra mais je peux t’assurer que, demain soir, la vue de ce cadavre sera pénible…

— Je vais faire ce qu’il faut, Liam, coupa Judith. J’envoie tout de suite Cupidon chez l’abbé Le Goff. Puis j’irai tout expliquer à Pierre.

— Ne prenez pas cette peine, fit Gilles avec un soupir. C’est à moi de le faire.

Et il s’en alla à la recherche du jeune homme, poussé autant par le besoin de le rejoindre que par le désir de fuir cette pièce qu’il aimait où la mort, pour un temps, venait de s’installer. De fuir aussi le regard indéchiffrable de Judith qu’il ne pouvait rencontrer sans malaise. Il ne savait pas ce qu’il y avait au fond de ces deux grands lacs noirs. Étaient-ce les larmes retenues qui les faisaient si brillants ? Et quand ils se posaient sur lui, exprimaient-ils la colère, la pitié ou une immense indifférence ?

Mais comment pouvait-il espérer deviner les sentiments secrets de sa femme quand il était incapable de s’analyser lui-même ? Quand il imaginait Madalen, si blonde, si douce, si fragile livrée aux mains brutales de ce Legros, il se sentait devenir fou. Son imagination lui montrait des images si abominables qu’il avait envie de crier, tout seul dans la nuit comme un loup malade. Il fallait qu’il pût la sauver, l’arracher à cet homme avant qu’il se fût approprié ce que lui n’osait même pas demander à genoux… Il le fallait s’il voulait pouvoir encore dormir…

Pourtant les paroles de Judith lui revenaient, accablantes comme les prophéties de Cassandre. Allait-il vraiment devoir abandonner « Haute-Savane », son domaine bien-aimé, à ce misérable qui n’avait reculé devant aucun crime ? « Haute-Savane » et les trois cents travailleurs qui lui donnaient sa richesse et qu’elle faisait vivre ? Ce n’était pas possible ! Il ne pouvait pas permettre que Legros revienne avec son arsenal de bourreaux, de fouets, d’instruments de torture en tout genre, qu’il replante un mancenillier dévoreur de chair humaine, qu’il chasse la paix et la liberté de ce coin de terre rendu à sa douceur naturelle pour y ramener la terreur, la violence et la haine… Pourtant, si Pongo échouait dans sa mission, s’il ne revenait pas à temps pour qu’avec tous les siens Gilles puisse aller enfumer la bête sauvage dans sa tanière c’était à cela qu’il faudrait en venir : livrer cette terre, cette maison qu’il aimait plus que lui-même ou bien laisser Madalen mourir après avoir subi les pires souillures. Cela non plus il ne pouvait pas l’admettre. Alors ?

Il s’efforça de se reprendre. Pongo était l’habileté même. Il n’avait jamais échoué dans une mission. Pourquoi donc, pour la première fois et quand tant de choses importantes étaient attachées à sa réussite, aboutirait-il à un échec ?

Mais les heures coulèrent sans ramener Pongo. Le jour se leva, illumina le monde. Anna Gauthier fut portée en terre, après une messe dite par l’abbé Le Goff dans le grand salon de « Haute-Savane », suivie par son fils qu’encadraient Judith et Gilles mais le chemin demeura désert. Tout au moins jusqu’à l’heure précédant le coucher du soleil. Malheureusement, ce ne fut pas l’Indien qui gravit alors les marches du perron en haut duquel Gilles, debout, guettait inlassablement, ce fut le Maringouin…

En le voyant paraître, Gilles, déçu et furieux, ne fut pas maître de son premier mouvement. Empoignant l’homme par sa veste il le souleva jusqu’à ce que sa figure de taupe fût à la hauteur de son propre visage.

— Comment oses-tu reparaître ici, misérable ? gronda-t-il. Comment oses-tu venir me narguer jusque dans ma maison ?

— Hé là ! hé là ! señor ! Lâchez-moi donc ! En voilà des façons… Ça n’arrangera pas les affaires de la jolie petite si vous m’étranglez ! Je… je viens en ambassadeur.

Le dégoût faucha net la colère de Gilles qui ouvrit les mains, laissant l’homme rouler sur les dalles de la véranda.

— Un ambassadeur, toi ? Alors, parle ! Que viens-tu me dire ?

Le Maringouin découvrit ses dents gâtées dans un sourire narquois, mais ses prunelles couleur de granit se firent encore plus dures si la chose était possible.

— Que la demoiselle va bien, que tout le monde chez nous en est déjà amoureux… et que M. Legros attend avec impatience que vous lui fassiez l’honneur de lui rendre visite. Il vous attend.

— Il m’attend ? Vraiment ! Et où ?

— Où je vais avoir l’honneur, moi, de vous conduire, señor, sans armes… et les yeux bandés quand il le faudra.

— Vous me prenez pour un enfant ? Je vais vous suivre désarmé, aveugle ? Et dans quel but ? Une fois dans ce mystérieux endroit qu’est-ce qui empêchera votre patron de me tuer, car au fond c’est ma mort qu’il veut et ensuite celle de sa prisonnière ?

Le Maringouin se gratta la tête, un peu embarrassé tout de même.

— Faut pas prendre les choses ainsi, señor ! M. Legros n’a pas du tout l’intention de vous tuer. Il sait bien que ça lui coûterait trop cher. Et puis, ça n’arrangerait pas ses affaires. Ce qu’il veut, c’est conclure avec vous un bon arrangement, signer des papiers officiels…

— Et s’approprier mes terres, n’est-ce pas ?

— Ça, je n’en sais rien ! D’honneur ! Il ne m’a pas fait de confidences. Tout ce qu’il a dit c’est que si vous n’êtes pas là au lever du soleil, la fille mourra… après avoir été un peu violée, bien sûr, parce qu’elle est un peu belle !…

Derrière Gilles la voix de Judith s’éleva, chargée d’angoisse :

— Vous n’allez pas y aller, Gilles ? Chassez cet homme… ou plutôt faites-le parler : obligez-le à vous dire où se cache ce misérable Legros.

L’apparition de Judith parut plonger José Calvès dans la stupéfaction.

— Par la Madone ! C’est votre femme ?

— Oui. Pourquoi ?

Les yeux rivés à la fière silhouette de la jeune femme, l’homme haussa les épaules.

— Et c’est de l’autre que vous êtes amoureux ? Faut être fou…

— Mêlez-vous de ce qui vous regarde ! Qui vous a dit que je…

— Que vous en teniez pour la belle blonde ? Une petite, pas mal du tout d’ailleurs, que notre Olympe a trouvée quelque part au bord de la rivière Salée et qu’elle a ramenée chez nous. Mais je me demande si elle a eu raison. C’est madame qu’on aurait dû enlever…

— Taisez-vous ! coupa Gilles, furieux. Faites-nous grâce de vos réflexions ! Je vais vous suivre dans un instant…

— Non ! Je vous en supplie ! s’écria Judith. Vous n’allez pas commettre une telle folie ? Je sais que vous l’aimez. Mais songez qu’il n’y a pas qu’elle, qu’un monde dépend de vous…

Il alla vers elle et, doucement, prit ses deux mains qu’il baisa rapidement.

— Il faut que j’y aille, ma chère. Mais je vous demande de croire que c’est pas simplement parce qu’il s’agit de Madalen. J’en ferais autant pour n’importe quelle femme innocente… peut-être même pour cette misérable Fanchon qui, après avoir tenté de vous tuer, nous a trahis. Nous ne pourrions pas payer de son sang notre prospérité et connaître encore la paix. Dites à Cupidon de me seller un cheval, n’importe lequel sauf Merlin !

Vaincue par l’émotion, elle se détourna, enferma brièvement son visage entre ses mains puis les en arracha et, relevant la tête dans un sursaut d’orgueil désespéré, elle ramassa ses jupes et partit en courant chercher le jeune palefrenier.

Lorsqu’elle eut disparu, Gilles appela, d’un signe, Charlot qui, inquiet et roulant de gros yeux où se lisait clairement la haine que lui inspirait le Maringouin, se tenait à l’entrée de la salle de compagnie, dans l’attitude figée d’un bon serviteur mais, visiblement, prêt à bondir sur l’ancien commandeur de Legros. Le majordome s’approcha tandis que le Maringouin, instinctivement, reculait de quelques pas sans le quitter des yeux. Sa main déjà cherchait un couteau à sa ceinture.

Son attitude arracha à Tournemine un sourire de mépris. Calmement, il tira de sa poche un pli cacheté qu’il tendit à Charlot.

— Remets cela au docteur Finnegan ! Ce sont mes ordres au cas, toujours possible, où je ne reviendrais pas vivant. Dis-lui que je compte sur lui pour exécuter à la lettre mes instructions… et puis dis-lui adieu pour moi. Tu le trouveras à l’hôpital en train de soigner Léon Bambou qui s’est pris une main dans l’égreneuse.

— Vous ’eveni’, maît’e ? Vous ’eveni’, n’est-ce pas ?

— Je l’espère bien, Charlot. Mais il faut toujours tout prévoir. Veille bien sur ta maîtresse.

— Je ju’e ! Et toi, sale mulat’e, ajouta-t-il en se tournant vers José Calvès, sans plus pouvoir retenir sa colère, tu peux di’e à ce bandit de Leg’os que s’il ose mont’er ici un jou’ sa vilaine figue, ou si le maît’e ne “evenait pas, nous sommes t’ois cents qui l’attend’ont, qu’on a des a’mes… et qu’on l’éco’che’a tout vivant ! Et toi avec !

— Bon, bon ! Ça va ! On lui dira ! Pas la peine de te mettre dans cet état.

Ému, Gilles serra la main de son majordome puis, comme Cupidon, les yeux gros de larmes, apparaissait devant le perron menant un cheval par la bride, il descendit vers lui, sauta en selle et fit volter sa monture.