— Eh bien, je vous attends ! lança-t-il avec insolence tandis que José Calvès se glissait le long de la balustrade de la véranda afin d’atteindre l’escalier sans passer trop à portée de Charlot.
Mais il ne réussit pas à lui échapper tout à fait et ce fut propulsé par un magistral coup de pied au derrière qu’il quitta l’habitation Tournemine et rejoignit le cheval qu’il avait attaché au tronc d’un latanier.
Le soleil était couché à présent. La rapide nuit tropicale tombait comme un rideau foncé mais un dernier éclat de jour caressait encore la façade rose de « Haute-Savane ». Avant de s’engouffrer sous le tunnel dense des chênes centenaires, Gilles se retourna sur sa selle pour regarder une dernière fois sa maison… C’était un adieu. Il savait qu’il ne reviendrait pas, qu’il allait mourir et que Madalen mourrait avec lui car il n’accepterait jamais de signer les actes sans doute préparés par Legros pour lui enlever légalement son bien… même pour sauver la femme qu’il aimait. Jamais il ne remettrait au bourreau, contre quelque monnaie d’échange que ce soit, la terre qui était sienne et surtout les hommes et les femmes qui en étaient la substance…
Puisque Pongo n’était pas revenu c’est que quelque chose n’avait pas marché et, à mesure que coulaient les heures de cette terrible journée, c’était à cela qu’il s’était résolu : se rendre à Legros et se laisser tuer par lui. C’était la seule façon de sauver « Haute-Savane » que Judith et Finnegan continueraient après lui. La jeune femme, il le savait, était capable de poursuivre son œuvre quand il ne serait plus. Simplement, il essaierait, tout à l’heure, de tuer Madalen de sa main afin de lui éviter la torture qui allait sans doute faire partie de l’arsenal de Legros. Et puis il essaierait de se tuer lui-même s’il en avait le temps car, apparemment sans arme, il dissimulait dans sa botte la mince lame d’un des scalpels de Finnegan qu’il y avait glissée sur le conseil de son ami quand, à tout hasard, il s’était tout à l’heure préparé pour cette visite qu’il attendait.
Le voyage à cheval dura plus de deux heures car le chemin, peu facile, ne permettait guère le galop et s’acheva dans une petite crique, près de la pointe d’Icague où débouchait la rivière des Bananiers. Un bateau attendait là, monté par six hommes et gréé d’une voile latine. Gilles comprit alors qu’en définitive c’était dans l’île de la Tortue que Legros avait cherché refuge, la Tortue, l’ancien repaire de pirates et de boucaniers, truffée de grottes et de cachettes secrètes où il était bien certain que personne ne tenterait jamais, à moins d’être fou, de venir le déloger.
Il comprit aussi que personne ne réussirait à le sauver, mais ce fut tout de même sans la moindre hésitation qu’il sauta dans le bateau, que les hommes repoussèrent dans le courant de la rivière.
Assis à l’arrière près du Maringouin qui le surveillait avec l’avidité inquiète d’un avare couvant son trésor, Gilles regarda les marins embarquer en voltige, puis hisser la voile. La mer était belle, à peine ridée par une légère brise qui portait avec elle toutes les senteurs de la terre que le soleil avait chauffée dans la journée. Le ciel, d’un bleu profond, n’était qu’une coulée d’étoiles et il se surprit à penser qu’on ne pouvait rêver plus belle nuit pour quitter la vie.
— Puis-je fumer ? demanda-t-il soudain.
— Pourquoi pas ? Vous avez les mains libres, n’est-ce pas ?
— Oui. C’est assez inattendu d’ailleurs.
— Pourquoi ? On n’a pas besoin de vous lier. Nous sommes sept, vous êtes seul. Et puis vous n’êtes pas notre prisonnier. Vous venez seulement discuter affaires avec notre chef. Nuance !
— Croyez que je l’apprécie.
Tirant de sa poche sa fidèle pipe de terre fine, Gilles la bourra soigneusement, permit au Maringouin, décidément aux petits soins, de l’allumer, tira quelques bouffées voluptueuses qui, jamais, ne lui avaient paru meilleures puis demanda presque distraitement :
— Cette fille qu’Olympe a trouvée dans les bois…
— La Fanchon ?
— Oui. Qu’en avez-vous fait ? Je suppose que vous l’avez conduite chez Legros ?
— Bien sûr. Olympe la connaissait déjà pour lui avoir dit la bonne aventure. Quand elle l’a trouvée elle a compris que c’était une bonne affaire pour nous et elle l’a emmenée chez nous…
— Où elle se trouve à présent, j’imagine ?
— Mon Dieu non ! où elle ne se trouve plus.
— Qu’en avez-vous fait ?
— Que vouliez-vous qu’on en fasse ? On l’a tuée. Après qu’elle nous a guidés jusqu’à la maison de la fille blonde, elle ne pouvait plus servir à rien. Bien plus, elle pouvait être dangereuse si un goût de revenez-y l’avait prise pour ses anciens maîtres. Elle était fièrement amoureuse de vous… et elle connaissait le chemin de la cache à Legros. À l’heure qu’il est elle doit commencer à pourrir quelque part dans les roseaux de la rivière des Bananiers. On laisse jamais rien au hasard chez nous…
— Je vois ! fit Gilles maîtrisant à grand-peine son dégoût.
L’horreur du sort qu’elle s’était choisi effaçait en lui la rancune qu’il éprouvait pour cette malheureuse Fanchon et faisait place à la pitié. Elle avait conçu des rêves trop grands et elle les avait payés durement. C’était affaire, à présent, entre Dieu et elle. Lui-même ne pouvait plus que lui pardonner humblement. Judith n’avait pas tout à fait tort quand elle l’accusait d’être la cause première de la folie de Fanchon…
Poussé par une bonne brise, la barque marchait bien et bientôt le cap le plus oriental de la Tortue, la Tête-de-Chien-au-Maçon, se silhouetta résolument sur le ciel étoilé.
— L’est temps que je vous bande les yeux, monsieur le chevalier, dit José Calvès en tirant de son cou le foulard crasseux qui y était noué.
— Si cela ne vous fait rien, j’aimerais mieux ça, dit Gilles en lui offrant son propre mouchoir que l’autre examina soigneusement pour s’assurer qu’il n’y avait pas de trou.
— Je veux bien vous le mettre en dessous, mais je mettrai l’autre par-dessus. Ça m’a l’air un peu transparent ce bout de chiffon.
— Comme vous voudrez…
L’île chevelue de cocotiers et d’une dense végétation tropicale dont le dos arrondi, porté sur des falaises, trouait la mer Caraïbe comme l’écaille géante d’une tortue disparut sous la double épaisseur de tissu. Gilles se surprit à penser qu’il aurait aimé visiter en d’autres circonstances cette Tortue légendaire où les ombres des grands flibustiers français ou espagnols devaient hanter encore les quelques tavernes demeurant au port de Basse-Terre qui, à ce qu’on lui avait dit, donnait jadis accès à huit vaisseaux de ligne rangés de front et dont les canons du fort avaient jadis donné bien du fil à retordre à messieurs les Anglais de la Jamaïque. Il savait qu’une poignée de soldats y tenait encore garnison pour le roi, mais se contentait d’y vivre paisiblement en se gardant bien de chercher à savoir ce qui pouvait se passer sur les côtes ou dans l’arrière-pays. Et, d’après la direction suivie, car le bateau continuait à filer droit, ce n’était pas à Basse-Terre qu’on le conduisait…
Peu de temps après, le fond du bateau raclait les galets. Aidé d’un marin, le Maringouin aida Gilles à franchir le bordage puis à prendre pied sur une plage de sable doux. L’ancien commandeur lui prit le bras.
— Laissez-vous conduire…
On remonta la plage. Le sable fit place à la dureté caillouteuse d’un chemin puis, au bout d’un moment, à un sol plus moelleux, tapissé de feuilles et d’herbe. À une plus grande fraîcheur, au parfum de bois de santal, de citronnier et de fougère qui montait à ses narines, Gilles comprit que l’on cheminait sous bois. Le chant d’un rossignol, contrepoint ironique au pas pesant des hommes qui l’escortaient, monta dans la nuit avec un doux froissement de feuilles puis s’éteignit…
Le chemin semblait étrangement capricieux. Il montait, descendait, tournait au point que Gilles en vint à se demander si on ne lui faisait pas effectuer plusieurs fois le même parcours. Puis brusquement, il y eut une descente par un sentier évidemment rocheux, une odeur de bois brûlé et de viande rôtie qui s’accentua à mesure que le chemin devenait à nouveau pente douce et sable. À travers la double épaisseur de son bandeau Gilles perçut la lumière d’un feu dont la chaleur lui sauta au visage.
— Le voilà, dit le Maringouin. Il n’a pas fait d’histoire pour me suivre.
— Il a aussi bien fait, grogna une voix profonde. Enlève-lui son bandeau et fous le camp ! Je te paierai plus tard.
Enlevé d’une main nerveuse qui lui griffa la tempe, le bandeau quitta les yeux de Gilles. Debout de l’autre côté du feu dont la fumée montait droit vers un orifice percé dans la haute voûte de la grotte, un homme le regardait.
Debout auprès d’une table de bois doré, chargée de liasses de papiers, d’un pichet et de gobelets d’argent, Simon Legros apparut à Gilles comme le prototype du meneur d’esclaves, l’homme dont la vocation se sentait, des bottes poussiéreuses à la chemise tachée de sueur, de vin et de traînées plus sombres qui étaient peut-être du sang séché. La cravache à la ceinture cloutée d’or, les deux pistolets à long canon – un sous chaque aisselle – étaient presque superflus : l’image était complète et le visage épais, mangé de barbe, n’apparaissait que comme un détail supplémentaire.
Tournemine soutint le dur regard qui, sous des sourcils noirs et broussailleux, le fixait sans ciller et ne bougea pas, attendant…
— Heureux que vous ayez accepté mon invitation, chevalier ! fit Legros affectant avec insolence de s’adresser à un égal. Il y a longtemps que j’espérais une telle entrevue.
— Il n’a tenu qu’à vous qu’elle ait lieu plus tôt, Simon Legros. J’avoue, pour ma part, que je ne suis pas fâché de vous rencontrer. Il y a, entre nous, un compte qui ne cesse de s’allonger… et je n’ai jamais aimé les comptes qui traînent.
— Voilà un langage qui me plaît. J’avoue d’ailleurs que vous aussi me plaisez, chevalier, et j’en suis le premier surpris. En d’autres circonstances, j’aurais aimé m’assurer vos services.
— Je ne vous retournerai pas le compliment. Même si vous n’aviez fait tout ce que je suis en droit de vous reprocher, je ne vous aurais jamais gardé à mon service car vous appartenez à la race d’hommes que je déteste le plus au monde : les tortionnaires…
— Serez-vous surpris si je vous confie que votre opinion m’est indifférente ? Mais laissons à présent les politesses de l’entrée. Un verre de vin d’Espagne ?
— Certainement pas ! Je ne bois qu’avec mes amis… Et finissons-en, s’il vous plaît. Vous avez enlevé Mlle Gauthier et je suis venu négocier sa liberté. Que voulez-vous pour me la rendre ?
Legros se versa un gobelet de vin, le but à petites gorgées tandis que ses yeux sombres épiaient son visiteur par-dessus le bord brillant.
— Ce que je veux ? dit-il enfin. Je veux que vous me rendiez « Haute-Savane ». Rien de plus… mais rien de moins.
— Non.
Les sourcils broussailleux se relevèrent puis Legros s’assit à demi sur le coin de la table et, se penchant, y prit un grand papier qu’il se mit à parcourir des yeux.
— Je crois que vous n’avez pas bien compris. Vous n’avez pas le choix, monsieur de Tournemine, ou bien vous me donnez « Haute-Savane »… ou plutôt vous me la vendez car je vous la paierai. Vous voyez que je suis honnête. Je vous en offre… disons dix mille livres. Je ne peux pas faire plus : ce sont toutes mes économies. Ou bien donc vous me la vendez ou bien je tue la fille.
— Et vous supposez que je vais accepter pareil marché ? Alors écoutez-moi bien, monsieur Legros : je ne suis pas venu vous échanger Mlle Gauthier contre mon domaine. Je suis venu vous l’échanger contre ma vie. Tuez-moi et laissez-la libre.
Cette fois, les sourcils de Legros se haussèrent démesurément.
— Qu’est-ce que vous voulez que je fasse de votre vie ? Votre mort ne me donnera pas « Haute-Savane » légalement. Bien sûr, privée de sa principale défense naturelle, elle tomberait sans doute plus facilement dans mes mains.
— N’en soyez pas si sûr. « Haute-Savane » n’a même plus besoin de ma protection car elle n’a plus d’esclaves. Cela lui vaut d’être défendue désormais par près de trois cents hommes armés qui savent bien qu’en la défendant ils défendraient du même coup leur vie et leur liberté.
— Pauvre fou ! Je n’aurai guère de peine à trouver de l’aide chez les autres planteurs qui vous considèrent comme un insensé dangereux… et peut-être même auprès des troupes gouvernementales. Mais ce serait une grave perte de temps et j’ai des installations à faire avant la belle saison maritime.
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