— Des installations ? Quel genre ?

— Cela vous intéresse ? Eh bien, mon cher, je pense me lancer dans le commerce des esclaves en grand. Je vais raser la plupart des plantations pour établir de grands enclos où les esclaves bruts amenés d’Afrique seront dressés, entraînés, éduqués pour toutes sortes de travaux, depuis ceux des champs de coton jusqu’aux domestiques, après quoi ils seront revendus, à un gros prix, croyez-moi, en Louisiane et dans les États du sud des États-Unis. Vous voyez que je vois grand mais, croyez-moi, ma fortune le sera aussi. Alors, vous signez ?

— Jamais ! À aucun prix.

— Vraiment ? C’est ce que nous allons voir. Venez donc un peu par ici.

Machinalement, Gilles le suivit. Le fond de la grotte, qui était d’ailleurs aménagée assez confortablement, était caché par un rideau que Legros empoigna et tira d’un seul coup, révélant un spectacle qui sécha d’un coup la gorge de Tournemine et lui mit le visage en feu : attachée à la muraille par une chaîne reliée à un anneau de fer bouclé autour d’une de ses chevilles, Madalen était recroquevillée sur un matelas sans autre vêtement que ses blonds cheveux dénoués. Assise en tailleur auprès d’elle, Olympe, drapée dans une barbare soierie rouge et noir brodée d’or, séparait gravement à l’aide d’une baguette un tas de cailloux blancs en plusieurs petits tas réguliers.

L’apparition soudaine de Gilles arracha un cri de détresse à la jeune fille qui roula à plat ventre, cachant désespérément son visage sur ses bras repliés. Olympe se contenta de sourire aimablement.

— Bienvenue, monsieur le chevalier. Venez-vous déjà nous reprendre votre jolie maîtresse ? Nos hommes vont être tristes car elle leur plaît beaucoup.

— Je crois qu’ils vont pouvoir l’admirer de plus près, dit Legros.

Se baissant vivement, il ramassa à terre une sorte de maillet et en frappa un gong pendu à la roche qui emplit la grotte d’une puissante vibration sonore.

Instantanément, parurent une vingtaine d’hommes dont quelques-uns sans même qu’un signe quelconque leur en eût donné l’ordre tombèrent sur les bras et les épaules de Gilles, profitant de l’espèce de stupeur où l’avait plongé la vue de la beauté enfin révélée de celle dont il rêvait depuis si longtemps. Il ne réagit qu’en se sentant touché et lutta alors furieusement pour retrouver sa liberté mais, si grande que fût sa force, il ne put lutter contre le nombre. Un instant plus tard, les bras liés derrière le dos il était posé comme un paquet auprès de Legros.

— Puisque vous ne voulez pas conclure affaire avec moi, dit celui-ci avec un sourire de loup, je vais donc tuer cette belle enfant. Mais elle va mettre assez longtemps à mourir pour que vous ayez tout le temps de réfléchir.

— Misérable ! Qu’allez-vous lui faire ? C’est une enfant innocente…

— Une enfant innocente ? Avec ces seins appétissants, ces fesses rondes ? Allons donc ! Vous ne seriez pas l’homme de votre réputation si vous n’y aviez déjà goûté ? À présent, il est temps de partager. Vous êtes, je crois, pour l’égalité ? Alors, écoutez bien : j’ai choisi pour cette belle enfant une façon assez agréable… du moins dans les débuts, de quitter cette vie. Je vais, devant vous, la livrer à mes hommes… à tous mes hommes et autant de fois qu’ils le désireront. Ensuite, si cela ne suffit pas à vous convaincre, c’est un âne que je ferai monter dessus. Après, peut-être, elle ne sera plus en très bon état. Alors, nous commençons ?

— Vous ne pouvez pas faire une chose pareille. Tuez-moi et finissons-en !

— Vous priver d’un pareil spectacle ? Jamais de la vie… Allez, qu’on retourne cette fille et qu’on l’attache.

La grotte s’emplit des hurlements de la malheureuse Madalen. Aidés par Olympe, un vieil homme et un autre plus jeune la retournèrent sur le matelas offrant, dans la lumière des torches plantées dans des crocs de fer, toute la grâce de son corps, la peau nacrée du ventre souligné d’une mousse d’or, les seins de crème blonde couronnés de rose, les cuisses douces que des mains brutales écartèrent.

Olympe alors intervint :

— Attends ! dit-elle. Laisse au moins cette pauvre fille prendre un peu de plaisir.

Relevant la tête de Madalen, elle lui fit avaler le contenu d’un gobelet d’or puis, le rejetant comme une chose sans importance, se mit à faire courir ses doigts habiles sur le corps de la jeune fille dont les cris cessèrent peu à peu pour se changer en gémissements heureux. Stupéfait, les yeux exorbités, Gilles vit tout à coup la pure Madalen, la prude Madalen ronronner et se tordre comme une chatte en folie sous les caresses de la sorcière qui brusquement se releva.

— Elle est à point ! Le premier va être le bienvenu. À qui l’honneur ?

— Ce n’est pas l’envie qui m’en manque mais je suis en affaires avec monsieur. Alors, chevalier, vous me la cédez cette plantation ? Dites seulement un mot et c’est vous qui pourrez profiter des bonnes dispositions éveillées par Olympe. Regardez-moi cette petite caille si elle est en appétit !

Personne ne tenait plus Madalen à présent. Les yeux noyés elle vagissait, les mains crispées sur ses seins tandis que son bassin allait et venait à la recherche d’un accomplissement. Malade à la fois de désir et d’impuissante fureur, Gilles ferma les yeux pour essayer de retrouver un peu de raison car il se sentait au bord de la folie. Combien de temps allait-il tenir ? Et pourquoi tenir ? Aucun secours n’était possible et il n’avait même plus le moyen de tirer de sa botte le scalpel qui l’eût sauvé en lui donnant la mort.

— À toi, le Maringouin ! Je te la donne en premier. Tu l’as bien mérité.

Les yeux de Gilles se rouvrirent. Il vit José Calvès se ruer littéralement sur Madalen, s’enfoncer en elle mais, avant que lui-même ait pu protester, le râle de plaisir de l’homme se muait en un hurlement de douleur. Venue on ne savait d’où une flèche indienne venait de se planter dans son dos…

Se retournant Gilles vit Pongo debout sur un rocher ajuster à nouveau le tir de son arc près de l’entrée d’où dévalait une troupe de Noirs armés de machettes menés par François Bongo. Le grand Yolof, d’un seul revers de son arme, fit sauter la tête d’un des hommes qui lui barrait le chemin, ouvrant un geyser rouge.

La seconde flèche de Pongo s’enfonça dans la gorge d’Olympe tandis que Legros disparaissait sous une marée noire hérissée de lames meurtrières avant même d’avoir pu tirer l’un de ses pistolets.

— Détachez-moi ! hurlait Gilles qui luttait de toutes ses forces pour se débarrasser de ses liens. Mais détachez-moi donc !

D’un coup de machette, François Bongo le libéra et, sans même remercier, il se rua sur la masse noire qui s’était abattue sur Legros.

— Laissez-le-moi ! Je veux le tuer moi-même ! Laissez-le-moi !…

Mais quand les anciens esclaves qu’il avait tant fait souffrir s’écartèrent, Legros n’était plus qu’une masse sanglante dont François, d’un coup de sa terrible lame, trancha la tête.

— Pour Désirée ! dit-il seulement en fourrant son trophée dans un sac.

Gilles, déjà, se détournait pour tomber dans les bras de Pongo qui, oubliant pour une fois sa légendaire impassibilité, riait et pleurait tout à la fois.

— Heureux être arrivé à temps, tu sais ?…

— Pongo ! Mon vieux Pongo ! Je t’ai cru mort ! Comment as-tu fait pour amener tout le monde ici ? Comment as-tu trouvé la cachette ?

— Facile ! Beaucoup de chance aussi. Quand Pongo parti sur traces meurtriers de dame Gauthier, lui suivre traces jusqu’à rivière des Bananiers et là trouvé fille Fanchon pas tout à fait morte. Essayer de la soigner… C’était impossible. Mis longtemps à mourir mais bien expliqué chemin de grotte.

Après avoir pieusement enterré Fanchon, Pongo était revenu à « Haute-Savane ». Sur le chemin, caché derrière un buisson, il avait vu le Maringouin emmener Gilles mais devinant que ce serait une folie de tuer le messager de Legros, il l’avait laissé passer mais s’était précipité ensuite jusqu’à l’habitation où, soutenu par Finnegan, il avait réuni les hommes de la plantation. Tous, d’un seul mouvement, avaient réclamé l’honneur d’aller combattre Legros. Alors à la tête de sa troupe, Pongo était descendu à Port-Margot où il n’avait eu aucune peine à trouver trois bateaux pour charger son monde.

— Le reste, facile ! Nous abattre sentinelles et tomber sur Legros comme toi voir.

Jamais Gilles n’avait vu le visage de lapin de l’Indien s’illuminer d’une pareille joie, d’une si grande fierté. Il l’étreignit avec chaleur.

— Tu m’as sauvé, Pongo ! Tu as sauvé « Haute Savane » et tous ses habitants ! Tu as sauvé Madalen…

Avec étonnement il s’apercevait que la fièvre du combat et de la délivrance avait détourné son attention de la jeune fille. Elle gisait toujours sur son matelas, à demi inconsciente cette fois. Les Noirs qui faisaient cercle autour d’elle s’étaient contentés de la débarrasser du Maringouin mais n’avaient pas osé la toucher.

En se penchant sur elle, Gilles vit qu’un peu de sang tachait ses jambes et comprit que la sauvage poussée de Calvès l’avait déflorée. Avisant alors une sorte de draperie de soie jetée à terre il en enveloppa doucement le corps de la jeune fille, après l’avoir libérée de sa chaîne, il voulut l’enlever dans ses bras pour l’emporter mais Pongo l’arrêta.

— Non. Laisse-la reposer ! Nuit pas finie et mer un peu grosse. Nous repartir seulement au jour.

— Tu veux que je la laisse ici ? Au milieu de tous ces cadavres ? protesta Gilles désignant du menton la jonchée de corps qui constellaient le sol de la grotte.

— Nous enlever et enterrer. Toi rester là te reposer. Veiller sur elle. Elle très peur…

— Tu as raison… Je suis aussi fatigué que si on m’avait battu. Merci, Pongo !

L’Indien s’éloigna avec un demi-sourire que Gilles jugea un peu bizarre mais il savait que quand Pongo avait une idée derrière la tête il était inutile d’essayer de l’en faire sortir. Et puis il était vraiment éreinté.

Tandis que les hommes emportaient les cadavres de Legros, d’Olympe et du reste de la bande, il s’assit au bout du matelas où reposait Madalen pour la regarder dormir. Depuis quelques instants, après lui avoir adressé un vague sourire, elle avait fermé les yeux et semblait dormir…

Pour qu’elle pût reposer plus tranquillement, il se releva, piétina le feu qui d’ailleurs n’était plus que braise et éteignit presque toutes les torches, n’en laissant brûler qu’une seule puis il revint prendre son poste, s’emplissant les yeux du doux spectacle de ce joli visage au repos et s’efforçant de chasser loin de lui le souvenir du corps en folie qu’il avait contemplé comme du fond d’un cauchemar si peu d’instants plus tôt.

La main de la jeune fille, abandonnée paume en l’air comme un coquillage rose sur une grève, reposait auprès d’elle, si attirante qu’il ne résista pas à l’envie de la prendre doucement entre les siennes. Il ne la serra pas, se contentant de la tenir délicatement comme une chose fragile, mais, soudain, il s’aperçut que les yeux clairs de Madalen étaient grands ouverts et posés sur lui. Il se pencha légèrement.

— Reposez-vous, Madalen, murmura-t-il. Vous en avez besoin. Il faut dormir un peu. Le chemin est long pour rentrer.

Elle ne répondit pas, se contenta de sourire tandis que ses doigts, doucement, s’enlaçaient à ceux du jeune homme. Elle se redressa sur un coude, laissant couler sa chevelure couleur de lin d’un seul côté de sa tête puis lentement, elle s’agenouilla sur le matelas, abandonnant la soierie dont elle était enveloppée et qui la dévoila. De sa main libre, elle caressa la joue de Gilles dont le cœur se mit à battre sur un rythme forcené.

— Tu es beau ! Si beau, mon amour… et je t’aime tant ! Tu as dit un jour que tu m’aimais ? Est-ce que tu m’aimes toujours ?

Elle parlait comme en rêve, d’une voix assourdie, voilée. Des larmes roulaient sur ses joues, mouillant les lèvres tendres qu’elle approchait déjà des siennes. Gilles n’eut qu’à tendre la main pour toucher une peau de soie, des épaules rondes et satinées, des seins qui, cette fois, non seulement ne se refusèrent pas mais allèrent au-devant de sa caresse.

— Si je t’aime ? Tu demandes si je t’aime ? Madalen… je suis fou de toi.

— Alors aime-moi, prends-moi ! Cet homme m’a souillée, purifie-moi…

— Mais tu ne voulais pas de mon amour… il te faisait horreur.

— Plus maintenant ! Il y a trop longtemps que je lutte contre moi-même. Viens, Gilles, viens !

Elle se laissa glisser de nouveau sur le matelas, l’attirant à elle de toute la tendresse de ses deux bras noués à son cou. Il se laissa entraîner avec ivresse. Cette nouvelle Madalen, nue et ardente, c’était celle de ses rêves insensés. Elle était venue à lui comme il l’avait toujours désiré et il repoussa loin de lui l’idée désagréable que l’infernale potion d’Olympe était peut-être pour beaucoup dans le soudain déchaînement sensuel d’une vierge à peine ouverte. Elle l’appelait de toute sa chair offerte. Il s’en empara avec une joie sauvage…