— Eh ben !… Eh ben !…
— Vous mettez à la voile à quelle heure ? demanda Gilles.
— Eh ben… à dix heures, avec la marée mais…
— Parfait ! Nous y serons ! Faites préparer ma cabine et une autre… pour une dame. À tout à l’heure.
Et, toujours courant, Gilles repartit vers Madalen et ce qu’il croyait bien être son bonheur. Le soleil se levait sur le Cap déchaînant déjà sur le port l’agitation colorée et brouillonne qui allait y régner jusqu’à la nuit close.
Il espérait trouver la jeune femme à peine éveillée, sortant tout juste du lit, s’étirant paresseusement et mirant dans une glace le large cerne bleu de ses beaux yeux. Il la trouva debout au milieu du grand salon, sévèrement coiffée, strictement vêtue d’une robe et d’une cape que lui avait procurées Thisbé. Un petit sac était posé à terre, près d’elle. Elle avait l’air d’une domestique qui attend son congé.
Il la regarda sans comprendre.
— Mais… que fais-tu là ? Pourquoi es-tu ainsi habillée ? Qu’est-ce que cela signifie ?
— Que je m’en vais.
— Que tu… allons, mon cœur, c’est une plaisanterie ? Nous allons partir tous les deux, bien sûr. Je viens du port où le capitaine Malavoine nous attend…
— Non. J’ai dit que je m’en allais et c’est exactement ce que je voulais dire : je pars… et je pars seule.
Il voulut s’approcher d’elle mais elle le repoussa avec une sorte d’horreur qui le frappa.
— Ne m’approchez pas !
— Voyons, Madalen ! Explique-moi. Pourquoi me repousses-tu ? Nous étions d’accord, il me semble ? Nous nous aimons et…
— Non. Nous n’étions pas d’accord. J’étais folle, je crois. Cette femme… cette Olympe m’avait fait boire une potion diabolique qui avait fait de moi une autre… une autre qui me fait horreur !
— Horreur ? Parce que tu m’as aimé et permis de t’aimer ? Es-tu devenue folle ?
— Oui, je l’ai été ! Mais grâce à Dieu je ne le suis plus. Avais-je assez lutté contre moi-même pourtant, l’avais-je assez supplié, le Dieu de Justice, de m’arracher du cœur cet amour maudit, cet amour qui me faisait délirer, la nuit, auprès de la chambre où dormait ma pauvre mère ! Cette fille du Diable a fait, pour un temps, resurgir cela des profondeurs de mon être mais je suis dégrisée à présent et je me juge… et je me fais horreur !
— C’est ridicule ! Quel genre d’amour est donc le tien, Madalen Gauthier ? Qui t’a appris à fuir ainsi les joies du cœur qui magnifient celles du corps ? Tu es éveillée, dis-tu ? Alors regarde autour de toi ! Regarde comme la terre est belle, regarde la nature. Elle n’est qu’amour. Regarde-moi, moi qui t’aime… qui abandonne tout pour toi !
Avec stupeur, Gilles reçut le double jet glacé d’un regard méprisant.
— Je ne vous ai rien demandé, dit-elle froidement, sinon de me faire place et de me laisser partir.
— Mais où vas-tu ?
— À bord du Gerfaut puisque le capitaine Malavoine veut bien m’emmener. Puis, une fois en Bretagne, j’irai demander à Dieu, en lui consacrant ma vie, de me pardonner l’abominable péché de la chair que vous m’avez fait commettre.
— Le couvent ? Tu veux entrer au couvent ?
Elle releva orgueilleusement la tête fixant sur lui un regard étincelant d’un feu fanatique.
— Si l’on veut bien de moi, oui ! Je me ferai conduire chez les bénédictines de Locmaria… Là, j’expierai tant qu’il me restera un souffle de vie, j’expierai ces moments insensés où, poussée par le Diable, j’ai vécu avec vous l’adultère, où je me suis roulée dans la fange et la luxure et en y prenant un plaisir infâme.
Foudroyé par cette violence inattendue, Gilles se laissa tomber dans un fauteuil, le cœur battant la chamade, et ferma les yeux. Ce qu’il venait d’entendre faisait resurgir, des jours lointains de son enfance, tout ce qu’il avait souffert auprès d’une mère, persuadée comme Madalen elle-même, que l’amour n’était que honte et péché, une mère qui s’était abandonnée un soir, elle aussi, aux caresses d’un homme qui avait su la séduire et qui, devenue mère, n’avait eu de cesse de faire expier sa faute aussi bien à elle-même qu’à l’enfant qui en était né. Il revoyait la figure pâle de Marie-Jeanne Goëlo, cernée par la toile blanche de sa coiffe, il entendait sa voix âpre l’accabler de sa malédiction parce qu’il n’était qu’un bâtard.
— Je n’ai pas choisi d’être mère. On me l’a imposé ! Aucun forçat n’aime son boulet.
Elle avait dit ça ! Elle lui avait jeté au visage, comme une insulte, le récit de ses brèves amours et comment elle n’avait plus songé, n’y voyant qu’une malédiction, à les expier par la prière et le renoncement au monde. Oui, il revoyait trop nettement Marie-Jeanne Goëlo, sa mère… sa mère qui le croyait mort et qui priait pour lui, d’un cœur allégé, justement dans ce couvent des bénédictines de Locmaria, le plus sévère de toute la Bretagne, où Madalen voulait s’enfermer.
— Pourquoi, gémit-il douloureusement, pourquoi Dieu habille-t-il de tant de beauté des âmes si dures, si fermées ? Je t’en supplie, Madalen, écoute-moi encore ! Il faut…
N’entendant aucun bruit, il ouvrit les yeux, vit le salon vide et la porte ouverte. Madalen était partie…
Combien de temps demeura-t-il ainsi, prostré au fond de ce fauteuil, la tête vide et les yeux lourds de larmes qu’il refusait farouchement de laisser couler ? Longtemps sans doute. Il ne voyait plus rien, ne sentait plus rien qu’un goût amer dans la bouche et l’envie de rester ainsi jusqu’à la fin des temps, changé en pierre. Il ne souffrait même pas, constata-t-il non sans surprise, sinon de cette douleur vague que l’on éprouve après la crevaison d’une tumeur qui vous a fait longtemps damner.
Enfin, il se redressa, s’étira jusqu’à sentir craquer ses os, avec l’impression bizarre de sortir d’un mauvais rêve ou peut-être de revenir des confins de la folie. À Thisbé qui s’encadrait dans la porte, il jeta un regard vague.
— Oui, Thisbé ?
— Il et, ta’d, déjà ! Le maît’e veut pas manger ?
— Manger ? Non, mais je boirais bien du café, Thisbé. Du café très fort et très parfumé, comme tu sais si bien le faire…
La blancheur de son sourire illumina le fin visage noir.
— Tout de suite, maît’e ! Un bon café, y a ’ien de mieux pou’ consoler les cœu’s t’istes.
Il but, brûlant, l’odorant breuvage dans lequel, à la mode de La Nouvelle-Orléans, Thisbé avait fait cuire de la cannelle, de l’écorce d’orange et qu’elle avait flambé au rhum. Par-dessus les frondaisons vertes du jardin, ses yeux se posèrent sur la mer. Là-bas le Gerfaut, toutes voiles dehors, doublait la première passe emportant l’amour le plus fou qui lui eût jamais traversé le cœur. Il y laissait une trace empoisonnée qu’il fallait chasser au plus vite. Avec une sorte de rage, il lui tourna le dos, vida le reste du pot de café puis, arrachant une branche de jasmin fleurie, il l’écrasa presque contre ses narines. Les parfums de la terre, sa force profonde devaient pouvoir venir à bout de tous les maléfices. Et, tout au fond de lui-même, commençait à poindre quelque chose qui ressemblait à un peu de soulagement. Peut-être était-il temps, à présent, de rentrer à la maison ?
La pensée de « Haute-Savane », dont il faisait si peu de cas il y a seulement quelques heures, traversa son esprit, l’illumina. Là était la vérité, là était le devoir, là était peut-être le bonheur. Et puis… là était Pongo, Pongo qui allait être heureux de le revoir. Et ce fut au grand galop qu’il reprit le chemin qui le ramenait chez lui…
Pourtant ce ne fut pas Pongo qu’il rencontra en premier. Ce fut Finnegan qui débouchait de derrière le rideau de cactus et qui s’arrêta net, sans même songer à cacher le chagrin inscrit sur sa figure. Le malheureux avait dû endurer toutes les tortures de l’enfer en croyant celle qu’il aimait partie avec son ami… Mais Gilles vit aussi que ses yeux, si semblables un instant plus tôt à des cailloux verts sans éclat, se remettaient à briller.
— Te voilà ! soupira l’Irlandais sans rien trouver d’autre. Te voilà ! (Puis, au bout d’un instant :) Tu n’es donc pas parti ?
— Non. Mais elle, elle est déjà loin. C’est mieux pour tout le monde, crois-moi… surtout pour elle. Madalen ne veut pas vivre sur terre…
— Tu crois ?
— J’en suis sûr ! N’aie pas de regrets. Aucun de nous ne l’intéresse : elle a choisi ce qu’il y a de mieux.
— Quoi donc ?
— Dieu ! Le capitaine Malavoine l’emmène dans un couvent breton.
— Ah !
Pareil à une plante en voie de dessèchement et qu’une averse arrose, Finnegan parut reprendre vie. Si aucun homme ne devait posséder Madalen, il se consolerait de l’avoir perdue et Gilles se jura que jamais, au grand jamais, il n’apprendrait ce qui s’était passé dans la grotte de la Tortue ni dans la chambre du Cap.
Sachant que le sang britannique de son ami ne lui permettait pas d’attendrissement, Gilles rompit les chiens pour couper le chemin à l’émotion qui les gagnait tous deux.
— Où est Judith ? demanda-t-il. Il faut que je la voie tout de suite. J’ai beaucoup de choses à lui dire, beaucoup de pardons à lui demander…
— Je ne sais pas. Depuis le retour de Pongo elle est enfermée chez elle, défendant qu’on la dérange sous quelque prétexte que ce soit. Je la crois très malheureuse, Gilles…
Celui-ci allait s’élancer pour gravir le perron quand Charlot, énorme et radieux, s’encadra dans la porte.
— Bienvenue au maît’e ! s’écria-t-il. Mââme Judith pa’tie à cheval il y a une heu’e ! M’a dit qu’elle allait à son ca’bet…
— À cheval ? fit Gilles. Quel cheval ?
— Vot’ cheval, missié Gilles : le beau Me’lin !
Finnegan se mit à jurer avec une extraordinaire luxuriance.
— Elle est partie à cheval ? Et avec Merlin encore ? Dans son état ?
— Si sa côte cassée ne la fait plus souffrir, commença Gilles pensant que c’était à cela que le médecin faisait allusion mais Finnegan le regarda avec une fureur concentrée.
— Quel damné imbécile tu fais ! Il s’agit bien de ça ! Elle est enceinte !
Gilles reçut le mot en pleine figure, comme une gifle.
— Enceinte ? articula-t-il.
— Oui… enceinte ! Elle attend un bébé, si tu préfères d’autres mots, et si tu me demandes de qui, je t’aplatis la figure ! Elle ne voulait pas que tu le saches parce qu’elle espérait toujours que tu lui reviendrais sans cela. Maintenant courons ! Un cheval, Cupidon, un cheval ! Il faut la rejoindre.
— Que crains-tu ? demanda Gilles qui pâlissait. Une nouvelle chute ?
— Non. Le désespoir !
Il se mit à courir vers les écuries mais déjà Gilles partait comme un boulet de canon, talonnant furieusement son cheval qui l’emportait à un train d’enfer. La peur, une peur horrible lui tordait à présent les entrailles après la bouffée de bonheur que lui avait donnée la nouvelle de l’enfant à venir. Ce n’était pas possible ? Judith n’allait pas faire ça ? Elle ne pouvait pas l’aimer au point de vouloir se détruire et détruire avec elle l’enfant de Gilles ?
Quelque chose de salé lui mouilla les lèvres et il comprit que c’étaient des larmes. Des branches lui griffèrent le visage tandis qu’il se précipitait à tombeau ouvert, coupant à travers bois et ravins pour gagner du temps, arriver plus vite… Plus vite, plus vite ! Encore plus vite !
Des bribes de prières désordonnées, presque oubliées, lui remontaient aux lèvres tandis qu’il courait, chasseur forcené lancé à la traque de la mort. La terre des sentiers, l’herbe des talus volaient sous les sabots de son cheval.
Ce fut en atteignant la longue descente sinueuse qui menait à la petite crique entourée de cocotiers qu’il aperçut Judith. Vêtue d’une ample robe blanche, elle se tenait debout au bord de la mer tournant le dos à l’île, face à l’immensité bleue sur laquelle sa blanche silhouette se détachait, pareille à quelque nuage que sa chevelure empourprait comme un soleil couchant.
De toute sa voix, se dressant sur ses étriers, Gilles l’appela :
— Judith ! Judith !
Mais il était trop loin encore et la brise était contraire. Elle ne l’entendit pas. Il la vit laisser glisser de ses épaules la légère robe et s’avancer lentement dans la mer. Un pas puis un autre pas… Les vaguelettes léchèrent ses chevilles fines, ses genoux, puis ses cuisses… Envahi d’un terrible pressentiment, Gilles précipita sa course sans quitter des yeux la mince silhouette dorée qui avançait, toujours en diminuant. Puis il ne la vit plus. Elle venait de plonger.
Quand il déboucha en trombe sur la plage dans une tempête de sable, elle était déjà loin. Ses bras minces plumaient la surface de l’eau et, derrière elle, sa chevelure s’étalait sur la mer qu’elle teintait de roux, comme une moirure. Elle piquait droit vers le large… Bientôt elle serait au-delà de tout retour possible.
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