Alors, arrachant son habit, tirant ses bottes, Gilles se jeta à l’eau et se mit à nager furieusement. Et le sablier du temps d’un seul coup se retourna…

La mer bleue, l’île du bout du monde s’effacèrent pour le jeune homme. Il avait quinze ans, il n’était qu’un petit paysan bâtard qui pêchait sur les bords du Blavet, regardant descendre les bateaux pour la pêche du soir. Il y avait une barque, derrière laquelle brillait, étalée sur l’eau, une chevelure d’or rouge…

Il n’était pas possible que tout cela disparût, anéanti par sa propre sottise, son propre aveuglement ? Rien ne s’était passé, ni guerre, ni fortune, ni grandes aventures ! Il n’était pas le chevalier de Tournemine et Judith, la Judith de ses quinze ans, était toujours la petite sirène de l’estuaire qui avait si joyeusement mordu au plus chaud de son cœur…

Pour voir où elle en était, il se dressa sur l’eau, à la manière d’un marsouin, l’aperçut à une trentaine de brasses. Elle nageait toujours. Alors il l’appela, de toutes ses forces, de tout son désespoir.

— Judith ! Judith ! Je t’en prie, Arrête-toi ! Attends-moi !…

Un faible cri lui répondit tandis qu’à nouveau il fonçait vers elle. Mais quand il regarda de nouveau il n’y avait plus rien…

Nageant à s’en faire éclater le cœur, il força sa vitesse, les yeux dans la profondeur transparente de l’eau, priant éperdument le Seigneur de lui permettre d’arriver à temps. Et soudain il la vit devant lui, descendant doucement, comme une longue herbe marine vers les profondeurs bleues : elle coulait…

Avec un grondement de joie qui lui fit avaler de l’eau, il la saisit, l’élevant au-dessus de l’eau dans ses bras fatigués vers l’air pur, vers la vie. Mais elle ne bougeait plus… et la plage, soudain, lui apparut si loin, si loin… Jamais, avec le poids du corps de Judith, il ne pourrait y revenir.

Bien sûr, il allait essayer mais Dieu seul jugerait s’il méritait encore qu’on lui accordât le surcroît de forces qui lui permettrait d’y arriver.

Tenant la jeune femme d’un bras, il commença à nager sur le dos pour lui garder la tête hors de l’eau, lui parlant doucement comme si elle pouvait l’entendre, parlant aussi à cet enfant qu’il savait là, si près de lui, à l’abri sous la douce peau de sa mère, cet enfant qui ne demandait qu’à vivre, les adjurant de l’aider à les ramener jusque la plage.

Comme il les aimait, tous les deux, à cette minute où la mort allait peut-être les lui reprendre avec sa propre vie !

La voix de Finnegan lui parvint comme du fond d’une épaisseur de coton :

— Tiens bon ! J’arrive !

Il se retourna, aperçut, dans un étincellement de soleil, la proue d’une barque qui fonçait sur lui et comprit que Dieu l’avait entendu, qu’il avait encore droit à la vie et que la superbe « Haute-Savane » allait enfin devenir un vrai foyer, ce paradis impossible d’un petit paysan aux yeux tristes qui avait un soir, dans le soleil couchant, pêché son rêve sur les bords du Blavet…



1. Dieu vous bénisse en cette maison…