La main de Gilles se posa, affectueuse mais ferme, sur l’épaule du coureur des bois.
— Ceci ne me concerne plus, Tim. Tu es toujours mon frère et tu le resteras toujours, mais je viens de rompre avec tous mes espoirs d’intégrer jamais mon nom et ma famille à la nation américaine. La page est tournée. Lorsque j’aurai accompli ici la tâche qui me reste je partirai sans me retourner.
— Pour la Louisiane ?
— Pour la Louisiane ou pour ailleurs. J’ai lancé la première idée qui m’est passée par la tête au plus fort de ma colère et de ma déception mais, après tout, cette idée-là en vaut une autre…
Tim hocha la tête et, tirant de sa poche un immense mouchoir à carreaux, y engloutit son nez et se moucha vigoureusement à plusieurs reprises, ce qui était sa manière à lui de cacher ses émotions.
— Je crois, moi, que tu as tort. Pourquoi ne t’associerais-tu pas avec moi ? Le commerce des fourrures est le plus fructueux que je connaisse et personne ne t’empêche d’acheter des terres autour de New York. La ville enfle à une allure folle et bientôt le bout de marais le plus insalubre vaudra une fortune. Pourquoi tenir à ce point à la Virginie ? Tu peux devenir un gentleman du Nord et l’un des hommes les plus riches de tout le pays. La spéculation vaut largement le tabac, crois-moi.
— Tu as sans doute raison mais je ne suis pas fait pour elle. Comme beaucoup de Bretons, je suis un homme de la terre, Tim. C’est d’elle que je veux vivre et puisque je ne peux m’installer dans celle où repose mon père, je préfère m’en aller.
Il y eut un silence que brisa le roulement de la voiture qui venait chercher Tournemine.
— Que vas-tu faire, à présent ?
— Chercher le camp de Cornplanter et lui reprendre mon fils ! Ensuite seulement je repartirai.
Tim se hissa aux côtés de son ami et, claquant des doigts, fit signe au cocher noir de se mettre en route.
— Alors, je vais avec toi…
— Quoi ? Comme cela ? Tu n’as pas fait tes adieux que je sache ?
Tim haussa les épaules avec désinvolture.
— Aucune importance. On a l’habitude, ici, de me voir arriver et repartir sans tambour ni trompette. Et si tu tiens vraiment à visiter le camp de Cornplanter avec quelque chance d’en sortir vivant ou de n’être pas échangé contre un tonnelet d’eau-de-vie, tu as besoin de moi. D’abord parce que je sais où le Planteur de Maïs a établi ses feux de cuisine et que toi tu l’ignores.
— Échangé contre un tonnelet d’eau-de-vie ? Mais échangé avec qui ?
— Avec qui ? Mais avec les Anglais, mon fils. On les a peut-être jetés à la mer à New York mais ils sont encore solidement implantés dans le Nord-Ouest. Je t’expliquerai…
— Dans le Nord-Ouest ? murmura Tournemine, accablé. Là où, si j’ai bien compris, Mr. Adams me proposait une concession ?
— Tout juste ! fit Tim avec un grand sourire. Ce que c’est que les réputations, tout de même ! Le cher homme pensait que le Gerfaut devait être capable de gagner sa petite guerre personnelle à lui tout seul. Tu as encore beaucoup à apprendre sur nous autres Américains.
1. Le Potomac marque la limite du Maryland et de la Virginie.
2. Environ 5 000 hectares.
3. Cf. Le Gerfaut, tome II, Un collier pour le diable.
CHAPITRE III
LA LOI DU « PLANTEUR DE MAÏS »
Les deux hommes suivaient d’un pas rapide l’étroit sentier qui serpentait entre les arbres où, lorsqu’ils traversaient un endroit éclairé par la lune, leurs ombres s’allongeaient et s’étiraient comme des fantômes. Chaussés de mocassins, leurs pas ne faisaient aucun bruit. L’air était calme et froid avec le léger frémissement qui annonce l’aurore. Enfin, portée par un léger souffle de vent, l’odeur du feu de bois parvint jusqu’à eux.
— Nous ne sommes plus loin, souffla Tim. Reposons-nous un instant. Cette fin de nuit est diablement fraîche. Un bon coup de rhum serait le bienvenu.
Entassant au bord du chemin leurs havresacs et leurs couvertures, ils s’y adossèrent pour se protéger du vent frais et la gourde que Tim portait à sa ceinture passa de l’un à l’autre.
Depuis qu’ils avaient quitté Mount Vernon, ils n’avaient pas cessé de voyager. Le capitaine Malavoine les avait d’abord ramenés à New York où Gilles avait préféré ne pas s’arrêter, puis le Gerfaut avait remonté l’Hudson jusqu’à Albany, un gros bourg de 4 000 habitants où il avait jeté l’ancre pour une attente de longueur indéterminée car il lui était impossible de s’enfoncer plus loin dans les terres. Alors, reprenant l’équipement du coureur de prairies, Gilles et Tim avaient quitté le bord en direction du Nord-Ouest.
Il y avait à présent sept jours qu’ils avaient laissé Albany derrière eux. En bateau ou à cheval, ils avaient remonté le cours du Mohawk jusqu’au Fort Stanwix, là où le fleuve changeait de direction. Puis ils avaient traversé le lac Oneida avant de s’aventurer, en canoë cette fois, sur l’Oswego qui courait vers le lac Ontario. D’après les renseignements de Tim Thocker, c’était sur l’une des rives du fleuve que Cornplanter avait, depuis deux ou trois saisons, choisi de cultiver le maïs qui constituait la base de la nourriture de son peuple.
Ainsi que l’avait expliqué Tim, il n’était pas sans danger de s’aventurer au-delà de ce qui constituait alors l’État de New York car les Anglais étaient encore bel et bien implantés en Amérique. Sous la pression des chasseurs de fourrures canadiens et des tribus indiennes qui avaient été leurs alliés après avoir été ceux des Français tant qu’ils avaient tenu le Canada, le gouvernement britannique était cyniquement revenu sur les engagements contresignés dans le traité de paix de 1783 et avait, s’appuyant sur ses solides implantations au Canada, refusé d’évacuer non seulement les forts établis le long du Saint-Laurent et des Grands Lacs mais encore ceux d’Oswegatchie, de Pointe-au-Fer et d’Oswego qui traçaient un arc de cercle menaçant autour d’Albany. Que les treize États qui avaient conquis leur liberté ne réussissent pas à s’entendre et à se fédérer en un gouvernement solide et tôt ou tard l’Anglais viendrait reprendre ce qu’il considérait comme ses droits…
La veille au soir, les deux amis avaient arrêté leur canoë à environ un mile et demi du village iroquois. Cachant leur embarcation dans une sorte de petite crique où la végétation particulièrement dense permettait de la dissimuler, ils avaient campé à la manière habituelle des coureurs des bois : sur de longues bandes d’écorce de bouleau attachées à une perche étendue sur deux fourches et glissant doucement jusqu’au sol. Puis, quand la nuit leur était apparue suffisamment avancée, ils s’étaient mis en marche par le sentier forestier qui longeait le fleuve. Mieux valait, en effet, observer ce qui se passait chez Cornplanter avant d’y faire irruption.
— Le plus simple, avait préconisé Tim, serait encore d’essayer de voler l’enfant puis de s’enfuir à toutes jambes. N’oublie pas qu’il est le fils de Sitapanoki et que la tribu le considère comme un être quasi divin à cause de ses cheveux couleur de soleil.
— Je n’aime pas beaucoup ton idée. Cet enfant est mon fils et l’honneur commande que je le réclame les armes à la main. Je suis prêt à jouer ma vie contre celle de Cornplanter…
— J’ai bien peur que, chez les Iroquois, la chevalerie à la mode bretonne ne soit pas très appréciée. Cornplanter nous trucidera l’un et l’autre et offrira nos deux scalps au Grand Esprit. On sera peut-être obligés de se battre quand même mais, si nous le pouvons, essayons de limiter les dégâts.
Tournemine avait fini par se rendre aux saines raisons de son ami mais, à présent qu’il approchait du campement où vivait l’enfant, il ne pouvait se défendre d’une bizarre émotion qui accélérait les battements de son cœur.
Ils restèrent assis un assez long moment, écoutant les bruits alentour, attendant l’aube. La lune n’éclairait plus que faiblement les cimes des arbres. Puis la lueur blafarde qui décomposait les ombres disparut tandis que tout devenait plus noir. Quelque part devant eux, les deux hommes entendirent le cri enroué d’un coq puis, dans la même direction, un chien se mit à aboyer.
Dans sa tunique de daim, Gilles frissonna. Il avait froid et se frotta les mains l’une contre l’autre pour les réchauffer. Il se rendit compte alors que le jour se levait…
Pareil à de lentes volutes de fumée, un mince brouillard montait du fleuve avec la lumière faible et grise où se dissolvait la nuit. Gilles vit alors que leur chemin forestier débouchait dans une prairie dont ne les séparait plus qu’un mince rideau d’arbres. C’était dans cette prairie que s’élevait le village iroquois, un village qui n’évoquait plus guère les campements traditionnels des nomades.
Quelques huttes de branchages et de peaux d’élan se montraient encore ici et là, mais la plupart des cases étaient construites de rondins, comme les habitations des Blancs. Elles s’éparpillaient le long de la berge de l’Oswego de part et d’autre d’une construction plus ambitieuse qui ressemblait à la fois à un fortin et à une église à cause de l’espèce de clocher à claire-voie qui la surmontait et au milieu duquel était suspendue une cloche.
— La demeure de Cornplanter, commenta Tim. L’enfant doit être là-dedans.
— Je ne vois pas comment on pourrait l’en sortir par surprise, fit Gilles mi-figue mi-raisin. En tout cas, une chose m’étonne : je ne vois aucun guetteur. Cornplanter est-il si sûr de lui qu’il néglige la sécurité de son domaine ?
— Qui pourrait-il craindre ? Le Fort Oswego que tiennent les Habits Rouges, ses amis, n’est qu’à deux miles d’ici. En outre, les Six Nations iroquoises sont en paix et d’accord les unes avec les autres. L’année dernière les grands chefs, Sagoyewatha, Cornplanter et surtout le grand Mohawk Thayendanega, que l’on appelle aussi Joseph Brandt, qui vit au Canada et que tous considèrent comme le guide spirituel des nations, se sont réunis à l’embouchure de la Detroit River pour fumer le calumet et affirmer leur union et leur indépendance vis-à-vis du nouvel État américain, dont ils ne veulent pas. Si les Anglais savent s’y prendre les États-Unis resteront longtemps encore réduits à leur chiffre actuel, conclut Tim avec tristesse.
— Sagoyewatha et Cornplanter ? murmura Gilles en appuyant intentionnellement sur le et. Le chef du clan des Loups a-t-il donc oublié que le Planteur de Maïs lui avait pris son épouse ?
— Le chef du clan des Loups est un sage qui ne mettrait jamais en balance la sécurité de son peuple avec ses sentiments personnels. Refuser l’alliance des Six Nations c’était reprendre les guerres intestines. En outre, Sagoyewatha n’a jamais rendu Cornplanter responsable du départ de Sitapanoki. Il l’aimait et, parce qu’il l’aimait, il lui a toujours laissé une grande liberté. Peut-être aussi parce qu’il respectait en elle le sang du dernier Sagamore des Algonquins. Dès l’instant où elle a choisi un autre homme, Sagoyewatha estimait qu’elle était dans son droit. Et puis, à présent qu’elle est morte, une querelle n’aurait plus aucune signification…
— C’est, en effet, un grand sage, murmura Gilles évoquant la haute et calme figure du chef seneca, son regard serein et sa parole empreinte d’une si grande noblesse. Les hommes de l’Ancien Monde auraient beaucoup à apprendre de cet homme en qui, pourtant, la plupart ne verraient qu’un sauvage…
Un froissement de branches dans les environs le fit taire, mais ce n’était qu’un jeune daim qui s’en revenait du fleuve où il était allé se désaltérer.
— Le soleil va bientôt se lever, chuchota Tim.
La brume, en effet, devint rose et il fit bientôt assez clair pour distinguer devant les cases une rangée de perches au bout desquelles pendaient un grand nombre de scalps. Une sorte d’aire en terre battue s’étendait entre les principaux groupes de maisons et celle qui devait abriter le chef. Au milieu se dressaient un tronc d’arbre évidé qui servait de tambour et un poteau peint de couleurs violentes. Un poteau où une forme humaine, affaissée dans ses liens, était attachée.
Gilles et Tim se regardèrent, inquiets. La présence d’un prisonnier au poteau de tortures n’arrangeait pas leurs affaires. D’expérience personnelle, tous deux savaient parfaitement ce que cela signifiait : quand le soleil bondirait de l’Orient, le captif serait mis à mort plus ou moins lentement.
— Et par-dessus le marché, c’est un Blanc… marmotta Tim résumant les pensées de son ami en même temps que les siennes. Si nous nous mêlons de cette affaire, nous pouvons dire adieu à nos projets de… récupération discrète de l’enfant. Seulement…
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