— Vous voulez vraiment rentrer à pied ? demanda-t-il.

— Oui, vraiment. La marche me fera du bien…

Au bras du colonel, Hortense descendit le grand escalier de façade. Un peu de soleil avait fini par percer les grisailles du ciel et arrachait des étincelles joyeuses à la fontaine de la place où des pigeons se promenaient à pas lents. Le décor était si paisible qu’il acheva de réconforter la jeune femme, déjà un peu remise par sa prière. Et puis, le bras qui la soutenait semblait solide. Personne, sûrement, ne s’attaquerait à elle tant qu’elle serait aux côtés d’un tel défenseur.

Tous deux cheminèrent un moment en silence. Duchamp, visiblement, réfléchissait et Hortense n’osait pas troubler sa méditation. Pourtant, elle savait que la plus simple reconnaissance lui faisait un devoir de lever pour lui le masque, bien fragile, qu’elle avait porté tout au long du voyage. Elle le souhaitait même car, en cet homme énergique, elle devinait un esprit intelligent, capable de lui donner de bons conseils. Et Dieu savait si elle en avait besoin !… Mais comment engager de nouveau la conversation ? Après tout, peut-être le colonel n’avait-il pas envie d’en savoir davantage ?

Elle se trompait car, au bout d’un moment, il dit, sans la regarder :

— Ne me répondez pas si cela vous déplaît, madame… mais je ne crois pas que vous vous appeliez réellement Mme Coudert, ni que vous soyez provinciale.

— Je suis la comtesse de Lauzargues et quand vous m’avez rencontrée, je fuyais le château de mon beau-père qui est aussi mon oncle. De là le pseudonyme que j’ai pris. En outre, je suis née à Paris. Je m’appelais Hortense Granier de Berny.

— Vous êtes la fille du banquier assassiné ?

Elle le regarda, sincèrement surprise.

— Pourquoi dites-vous assassiné alors que tout un chacun croit qu’il s’est donné la mort après avoir tué ma mère ?

— Tout un chacun ? Allons donc ! Dites la Cour et tout ceux que cela arrange de croire cette sinistre fable. Votre père était trop riche et, surtout, on lui reprochait d’avoir trop bien servi l’Empereur. Il ne lui est rien arrivé sous Louis XVIII qui était un homme intelligent et qui savait où étaient les intérêts du royaume. Mais la mort du Roi a lâché la bride à tous les appétits rentrés. Charles X est un tel imbécile qu’on peut lui faire avaler n’importe quelle couleuvre pourvu qu’elle soit présentée avec toutes les formes de l’étiquette de Versailles !… Quant à vous, que vous soyez en danger à présent, ne m’étonne plus guère.

— Vous n’imaginez pas le bien que vous me faites en pensant ainsi. Déjà, au jour de l’enterrement de mes parents, quelqu’un était venu crier la vérité…

— Je sais ! Ce jeune fou de Gianfranco Orsini dont on ne sait plus rien à présent… et qui doit pourrir dans quelque prison bien cachée.

— Vous le connaissiez ?

— Un peu. Voyez-vous, tous ceux qui veulent en finir avec ce régime étouffant sont frères et se reconnaissent pour tels. Avez-vous, au moins, un asile sûr ? Cette amie qui vous héberge…

— … est la propre sœur de Gianfranco Orsini. Elle aussi cherche désespérément sa trace…

Un éclair de joie illumina le visage ordinairement sévère de Duchamp, lui rendant une jeunesse que les épreuves subies depuis la chute de l’Empire avaient fait disparaître.

— Nous allons chez elle, alors ?

— Mais oui… !

— Alors, allons-y vite !

Le récit du danger couru par son amie arracha des cris d’indignation à Félicia. Puis une décision à laquelle Duchamp applaudit.

— Quand vous aurez à sortir, décréta-t-elle, Timour vous accompagnera, ou encore Gaetano avec la voiture. Mais le mieux serait encore que vous n’ayez plus à sortir seule.

Cela dit, elle remercia le colonel de son aide miraculeuse puis, ayant appris qu’il avait connu son frère, l’invita à dîner sans plus de façons. Mais il déclina l’invitation :

— Je suis venu à Paris sous l’égide d’un ancien camarade qui a su conserver sa place à la Police et qui est des nôtres secrètement mais j’y suis venu dans un but bien précis. Ma promenade au Luxembourg n’était qu’un passe-temps agréable en attendant l’heure d’un rendez-vous. Je ne vous en remercie pas moins, comtesse…

— Une autre fois, peut-être ?

— Ce sera avec plaisir… Mme… Coudert sait où me trouver…

— Comptez-vous rester longtemps à Paris ?

— Assez longtemps, j’espère pour y voir changer les choses. A moins que l’on ne m’arrête.

— En ce cas, prenez bien garde à vous ! dit Hortense en lui tendant une main qu’il baisa avec élégance, sans doute, mais aussi une sorte de dévotion.

— Cet homme-là est amoureux de vous, Hortense, affirma Félicia dès que Duchamp eut disparu escorté jusqu’à la porte de la rue par Timour.

— Ce serait une maladie bien soudaine. Je ne vois pas quand il en aurait pris le temps…

— Je sais ce que je dis. En tout cas, c’est une bonne recrue. Cet homme-là est des nôtres ou je ne suis plus une Orsini…

— Vous pensez que c’est un…

— Un carbonaro ? Sans aucun doute ! Et je vous dirais même mieux, il est sûrement venu à Paris appelé par sa « vente » en vue d’une mission… D’ailleurs, nous allons nous en assurer.

Félicia achevait à peine de parler qu’elle s’était déjà installée à son secrétaire et couvrait une grande page de son écriture nerveuse…

Déjà au couvent, Félicia avait toujours eu une extrême facilité pour écrire. Les devoirs qu’elle rendait étaient abondants, prolixes même, et rédigés dans un style imagé qui faisait la joie des connaisseurs mais déchaînait parfois l’hilarité des ignares. Hilarité qui se devait de demeurer feutrée car on craignait les rebuffades de la jeune princesse Orsini autant que son orgueil de caste. Il semblait qu’elle n’eût rien perdu de ce talent car, en un rien de temps, la page fut remplie, séchée, cachetée. Et Timour, appelé par une sonnette impatiente, était aux ordres :

— Ce mot à qui tu sais, où tu sais ! ordonna Félicia. Puis, comme le serviteur s’éloignait, elle s’excusa auprès de son amie des termes sibyllins de son commandement.

— Je n’ai pas encore le droit de vous mettre au fait de certains secrets, lui dit-elle, mais je demande justement dans cette lettre l’autorisation de vous instruire étant donné la situation particulière et… dangereuse qui est la vôtre. Or, c’est aujourd’hui le premier jeudi du mois…

— Ah ! fit Hortense qui ne voyait pas ce que tout cela pouvait signifier mais ne cherchait pas à l’éclaircir. Félicia se mit à rire.

— Cela ne vous dit rien, n’est-ce pas ?

— Rien du tout, en effet.

— C’est très simple pourtant : le jeudi est la veille du vendredi et certaine « vente » dont je suis proche se réunit toujours le premier vendredi du mois…

Il était assez tard quand Timour revint, porteur d’un petit billet dont le contenu sembla satisfaire tout à fait la comtesse Morosini, car elle souriait en le dépliant dans la cheminée.

— Demain soir, si vous le désirez, vous êtes autorisée à m’accompagner chez des amis. Viendrez-vous ?

— Vous savez bien, Félicia, que j’irais avec vous jusqu’en enfer si cela pouvait m’aider à mettre ordre à mes affaires et surtout à venger les miens…

— Pour demain, vous n’irez pas plus loin que le Palais-Royal. Nous prendrons cependant certaines précautions puisque apparemment on vous surveille…

— Mais enfin qui peut me surveiller ou me faire surveiller. Personne ne sait que je suis ici !

— Sauf ce cher San Severo. Avez-vous pu voir quelque détail de la voiture qui vous attaquait ?

— Tout ce que je peux vous dire, c’est qu’il s’agissait d’une voiture noire attelée de deux chevaux. Je n’ai rien vu d’autre : le colonel Duchamp m’avait aplati le nez contre une porte. Vous ne pensez tout de même pas que la Police…

— La Police vous arrêterait sous un prétexte quelconque, fumeux très certainement, mais ne vous tuerait pas. On vous enfermerait jusqu’à ce que l’on juge que vous avez cessé d’être gênante. Je croirais plutôt…

Elle arrêta sa phrase, réfléchit un moment, puis reprit :

— Au fond qui gênez-vous le plus ?

— Le marquis de Lauzargues, bien sûr, puisqu’il voulait ma mort…

— Je ne crois pas qu’il vous aurait tuée. Il a sans doute voulu vous faire très peur pour vous amener à composition. Il vous aime…

— Vous appelez ça aimer ? s’écria Hortense révoltée.

— Tout au moins il vous désire comme il désirait sa sœur. Et vous êtes à présent sa seule chance de jamais assouvir ce désir ancien… D’ailleurs, il faudrait qu’il vous sache à Paris et même s’il entretient des relations avec San Severo, la peste n’a pas encore atteint à ce degré de rapidité. Je crois, moi, qu’il y a ici quelqu’un que vous gênez bien davantage… et surtout plus immédiatement.

— Vous voulez dire : le prince ?

— Eh oui, le prince à qui vous n’avez pas craint de laisser entendre que vous souhaitiez récupérer votre hôtel, le prince qui n’a aucune envie de vous voir réclamer auprès de ces messieurs de la banque tout ce que l’on vous a… dirais-je, volé ? A commencer par le château familial.

— Et vous croyez qu’il pourrait aller jusqu’à tenter de me tuer ?

— Je me demande même s’il n’en a pas eu l’idée dès le premier soir. Souvenez-vous de la voiture qui vous attendait. C’était une voiture noire, sans armoirie, attelée de deux chevaux. Souvenez-vous que je me suis étonnée de ne pas voir sur le siège son cocher habituel, Luigi. Le prince nous a donné des explications plutôt vagues.

— Mais enfin, Félicia, c’est de la folie ! Qu’aurait-il pu faire ? Je lui avais demandé de me faire conduire auprès de Mère Barat, chez les Dames de la rue de Varenne.

— Vous n’y seriez probablement jamais arrivée. Réfléchissez, voyons ! Personne ne savait votre arrivée à Paris hormis San Severo..

— Et le vieux Mauger, l’ancien cocher de ma mère, qui est…

— … portier rue de la Chaussée d’Antin ! Autant dire personne, Si San Severo voulait vous faire disparaître, c’était l’occasion rêvée. Une fois dans la voiture bien fermée, on pouvait vous emmener n’importe où. De préférence dans la Seine avec une pierre au cou. L’homme qui devait vous conduire avait la taille d’un ours adulte. Vous n’auriez pas pesé lourd…

Accablée sous l’impitoyable logique de son amie, Hortense se laissa tomber sur une chaise et se mit à pleurer. N’y avait-il donc au monde que des gens avides qui en voulaient à sa vie pour mieux s’approprier sa fortune ? Elle se sentait lasse à mourir et regrettait amèrement à présent d’avoir obéi à Jean, d’avoir fui l’Auvergne. Elle n’aurait jamais dû aller plus loin que Chaudes-Aigues. Elle aurait dû insister pour qu’on lui trouve un asile sûr, bien caché… un couvent peut-être dont les portes eussent arrêté la malfaisance du marquis. Or, elle n’était venue à Paris que pour y constater qu’elle n’était plus rien sinon un pion gênant sur un échiquier où les rapaces évoluaient presque à visage découvert, à serres ouvertes…

Agenouillée devant elle, Félicia écarta doucement les mains qu’elle tenait appliquées sur son visage, découvrant des yeux déjà rougis, des joues vernies de larmes.

— Je n’ai pas changé, Hortense, dit-elle gentiment. J’ai toujours gardé la mauvaise habitude de dire les choses trop brutalement. Il ne faut pas m’en vouloir…

— Je ne vous en veux pas, Félicia. C’est à moi que j’en veux d’être venue follement me jeter dans ce piège… et vous y jeter vous aussi par la même occasion. Je crois que… je ferais mieux de retourner en Auvergne…

— Pour y retrouver votre délicieux beau-père ? Êtes-vous folle ?

— Non. Pour y retrouver au moins Jean. Je suis sûre qu’il pourrait me cacher quelque part…

— Vous dites des pauvretés. S’il l’avait pu, il l’aurait sans doute fait sans attendre que vous le lui demandiez. Il est probable qu’entre lui et le marquis la guerre est déclarée à cette heure. Il n’a sûrement pas besoin de vous. En outre, je vous rappelle qu’il n’y a pas cinq minutes vous vous déclariez prête à me suivre jusqu’en enfer pour venger vos parents. Où sont vos belles résolutions ?

Il y eut un silence. Puis, avec un soupir, Hortense se releva, essuya son visage et rejeta les mèches de cheveux qui retombaient devant ses yeux.

— Vous avez raison, dit-elle enfin avec un sourire encore tremblant, je dis des pauvretés…

Il était déjà tard et la nuit était tombée quand Félicia pria Hortense de venir dans sa chambre pour lui faire endosser des habits d’homme. Depuis vingt bonnes minutes déjà, Livia, enveloppée d’un manteau de soirée et empanachée, était partie avec Gaetano et la voiture pour laisser croire aux observateurs éventuels que sa maîtresse se rendait à une soirée.