Ce morceau de littérature compliqué laissa les deux jeunes femmes éberluées et silencieuses. Félicia prit la lettre des mains d’Hortense pour la relire à son aise, sourcils froncés. Ce fut Hortense qui réagit la première :
— Moi, présentée à la Cour ? Qu’est-ce que cela veut dire ?
— Honnêtement, je n’en sais rien. Mais, à première vue, je n’aime pas cela !
— Alors, c’est tout simple, dit Hortense, je n’irai pas…
Lentement Félicia roula la lettre et se mit à jouer machinalement avec elle.
— C’est impossible. Je ne vois vraiment pas comment vous éviter cela.
— Je pourrais ne pas être là… être… repartie ?
— Ce n’est plus possible et je dois dire que c’est de ma faute. Le messager insistait pour vous remettre cette lettre en main propre et, ignorant ce qu’elle contenait, je me suis contentée de lui dire que vous n’étiez pas visible parce que vous étiez souffrante…
— Eh bien, voilà l’excuse toute trouvée : je suis malade, incapable de me traîner… encore plus de faire une révérence. Alors, vous pensez ! Trois !…
Félicia hocha la tête :
— Si l’on veut vous voir, on y arrivera. On vous enverra un médecin royal pour juger de votre état. On fera prendre de vos nouvelles par des gens qui auront tout loisir de venir jusqu’à vous. La seule solution serait, sans doute, de prendre la fuite dès ce soir. Vous, moi… et toute ma maison.
Hortense se sentit pâlir.
— Vous voulez dire qu’un refus pourrait vous mettre en danger ?
— Sans aller jusque-là. Mais je suis assez mal vue aux Tuileries. Madame la Dauphine n’aime guère les Italiens qu’elle assimile tout simplement à Napoléon. Ce en quoi elle nous fait beaucoup d’honneur. En outre, souvenez-vous que mon frère est en prison.
Un silence passa sur les deux amies. Les fauvettes chantaient toujours mais elles ne les entendaient plus. De même qu’elles ne sentaient plus le parfum des fleurs.
— Que dois-je faire, Félicia ? demanda Hortense au bout d’un instant. Y aller ?… Je ne sais pas pourquoi mais cela me fait peur…
— Je ne crois pas que vous ayez quelque chose à craindre dans une voiture de la Cour. Pas davantage aux Tuileries. On n’y a pas grand-chose à vous reprocher, sinon d’avoir faussé compagnie à votre beau-père. Et jusqu’à présent, je n’ai jamais entendu dire que l’on eût arrêté une dame au jour de sa présentation… Mais je vais tout de même demander un conseil…
— A qui ?
— A la femme la plus intelligente de Paris. A la duchesse de Dino. Nous sommes assez liées et je sais qu’elle a quitté son château de Rochecotte, sur la Loire, pour participer aux fêtes données en l’honneur du roi et de la reine de Naples. Voulez-vous venir avec moi ? C’est la créature la plus fascinante que je connaisse.
— Non, merci, Félicia. Vous savez que j’aime peu me montrer et je ne serais pas très à l’aise. Ma situation est déjà tellement bizarre. Je crois que ce que je crains le plus, dans cette affaire de présentation, ce sont les regards qu’il va me falloir subir. J’ai encore en mémoire ceux qu’il m’a fallu supporter à l’enterrement de mes parents…
— Comme il vous plaira.
Laissant son amie sur le banc aux pivoines, Félicia quitta le jardin en courant. Hortense l’entendit commander sa voiture puis, par la fenêtre ouverte de sa chambre, demander une robe à sa Livia… Puis elle n’entendit plus rien. Félicia était partie.
De longues minutes, la jeune femme demeura au jardin mais sans plus songer à lire. Les Mémoires de la contemporaine avaient glissé de ses genoux et gisaient à présent sur l’herbe. Hortense se sentait la tête vide, avec une curieuse envie de pleurer. C’était ridicule sans doute. Une invitation aux Tuileries n’équivalait tout de même pas à une condamnation à mort mais celle-là ressemblait trop à un ordre pour qu’il fût agréable d’y répondre. En outre, pour que, chez le Roi, on sût sa présence rue de Babylone, il fallait que quelqu’un l’eût révélée. Et ce quelqu’un ne pouvant être que le prince San Severo, cette révélation fleurait un peu la dénonciation puisque, apparemment, le prince était son ennemi…
Elle eut froid tout à coup et rentra au salon où, en prévision de la fraîcheur qui tombait avec le soir, un valet était en train d’allumer le feu. Le valet, un jeune homme blond du nom de Firmin et qui rappelait un peu Pierrounet à Hortense, leva les yeux quand la jeune femme prit place auprès de la cheminée :
— Madame la Comtesse est un peu pâle, remarqua-t-il. Veut-elle que je lui apporte du thé ?
— Non, merci, Firmin. J’ai seulement senti un léger froid. Le feu me réchauffera…
Il flambait joyeusement à présent et Hortense, pelotonnée dans une bergère bleue, se sentit, en effet, moins angoissée. Le feu avait toujours été son ami mais aucun ne la réchaufferait jamais autant que ces grandes flambées que l’on faisait dans la cuisine de Lauzargues. Sans doute parce que la vestale en était la vieille Godivelle, le génie familier de la maison, le bon génie que l’on avait éloigné d’elle afin de pouvoir en disposer et lui offrir le plus odieux des marchés… Où était Godivelle à cette heure ? Que lui avait dit le marquis pour expliquer la fuite d’Hortense ? Il avait dû inventer un mensonge bien noir, bien affreux… Restait seulement à savoir si Godivelle l’avait cru ? La vieille femme avait tant de bon sens ! Et Hortense avait toujours eu l’impression qu’elle l’aimait bien…
De Godivelle, Hortense passa à son fils. Il fallait qu’elle fût bien déprimée pour s’autoriser d’y penser car généralement elle s’efforçait de tenir à distance le souvenir du petit Étienne de peur d’y laisser son courage. Cette fois elle permit à la minuscule image de l’envahir, de s’emparer de son cœur et de le noyer de désespérance. Alors, elle s’abandonna et se mit à pleurer…
Les larmes coulaient encore quand Félicia revint et, à sa grande confusion, Hortense vit qu’elle n’était pas seule : une dame l’accompagnait, une dame en qui tout de suite elle devina quelqu’un d’important. C’était une femme jeune, bien qu’elle eût passé l’âge de la prime fraîcheur, mais d’une extrême beauté. Petite, faite à ravir, elle avait un visage en forme de cœur où les yeux, énormes, prenaient tant de place que l’on en oubliait de regarder les traits, jolis d’ailleurs. Avec une suprême élégance, la dame portait, sur une robe blanche dont la grande collerette de dentelles retombait sur ses épaules, un manteau de soie mordorée coupé à la dernière mode, dont l’ampleur, resserrée par une ceinture large, rendait pleine justice à une taille d’une extraordinaire minceur. Un grand chapeau de paille d’Italie, à larges bords sous la passe duquel moussaient des dentelles précieuses et que nouaient sous le menton des rubans de satin mordoré complétait, avec des gants blancs et un réticule brun, une toilette qu’Hortense, en dépit de son chagrin, apprécia, en bonne fille d’Ève, à sa juste valeur.
— Mme de Dino a tenu à venir vous voir, Hortense, commença Félicia. Mais déjà la nouvelle venue, coupant court à la révérence de la jeune femme, l’entraînait avec autorité jusqu’à un canapé où elle la fit asseoir auprès d’elle.
— Ma parole, elle pleure ! s’écria-t-elle d’une voix chaude et un peu rauque d’où avait disparu depuis longtemps toute trace d’accent allemand. Mais, ma chère, on ne pleure pas parce qu’on est invitée à la Cour. On s’entraîne seulement à ne pas bâiller avec trop d’évidence. Ce n’est pas un endroit inquiétant : c’est l’endroit du monde où l’on s’ennuie le plus. Les rois ne sont impressionnants qu’autant que l’on veut bien se laisser impressionner…
— Vous parlez d’or, Madame la Duchesse, dit Félicia. Les cours royales sont pour vous le lieu du monde le plus familier…
En effet, née princesse de Courlande, mariée par le tsar Alexandre Ier et pour des raisons politiques à Edmond de Périgord, neveu et héritier de Talleyrand, Dorothée de Dino – le titre lui avait été offert par le royaume de Naples après le congrès de Vienne – avait été dame d’honneur de l’impératrice Marie-Louise mais, surtout, elle avait aidé puissamment Talleyrand, auquel l’attachait une tendresse passionnée en dépit de leur différence d’âge, quand il s’était agi d’imposer la présence de la France à ce fameux congrès dansant. Elle avait reçu pour lui au palais Kaunitz, promu ambassade de France, tout ce que l’Europe d’alors comptait de grand ou d’illustre car elle était sans doute la femme la plus européenne qui fût au monde.
Tout cela, Hortense le savait par Félicia. Elle savait aussi que l’hôtel de la rue Saint-Florentin que Mme de Dino partageait avec son oncle était le lieu géographique où se retrouvaient tous les partisans des princes d’Orléans et qu’en dépit du rang de Grand chambellan de son oncle, la duchesse était assez mal vue de la Cour. La Dauphine la considérait avec une sorte d’horreur, le Roi avec indifférence. Seule la pétulante duchesse de Berry trouvait plaisir à la rencontrer mais son avis comptait pour peu de chose.
— En outre, reprit Hortense, ma situation personnelle est de celles où l’on souhaite l’obscurité bien plus que les flambeaux. La comtesse Morosini a dû vous dire, Madame la Duchesse, que je souhaite surtout éviter de me rendre aux Tuileries.
— Cela, ma chère, c’est impossible, fit Mme de Dino catégorique. Dites-vous bien que même une maladie ne dispense pas de se rendre à un ordre royal. Car, bien sûr, le mot invitation n’est qu’un euphémisme. Il faudrait que vous soyez à la mort ou avec les deux jambes cassées pour que l’on vous permît de rester chez vous. Il faut vous exécuter. C’est mieux pour la sécurité de tous ici. Vous aurez, en vous présentant, fait acte de bonne sujette…
— Mais pourquoi veulent-ils me voir ? Ne peuvent-ils me laisser tranquille ?
La duchesse se mit à rire.
— Voilà un « ils » fort peu respectueux et qui sent sa rebelle d’une lieue… Allons, ma chère, remettez-vous, ajouta-t-elle plus doucement en posant sa main gantée sur celle d’Hortense. Ce n’est pas si grave. D’ailleurs, je serai là…
— Vraiment ? Je croyais que…
— J’étais mal vue à la Cour ? C’est un fait. Mais c’est un fait aussi que l’on reçoit le roi de Naples, mon suzerain direct pour le duché de Dino. On ne peut se dispenser de, m’inviter, même si l’on n’y trouve aucun plaisir…
— C’est un peu ce que j’espérais en venant à vous, Madame la Duchesse, dit Félicia. N’ayant pas droit de cité au palais, je vous avoue que j’étais… je ne dirais pas inquiète, mais un peu soucieuse de laisser mon amie aller seule dans un endroit où l’on ne doit guère l’aimer.
— Elle n’y va pas seule puisqu’elle a deux marraines. J’avoue qu’à mon sens c’est cela le plus redoutable. Mmes d’Agoult et de Damas, qui sont de l’entourage de notre Dauphine, sont à son image : ennuyeuses et compassées. Elles ne vous diront pas trois paroles et vous aurez l’impression d’être en état d’arrestation. Mais après tout le parcours n’est pas si long…
Ayant dit, elle embrassa spontanément Hortense, lui prodigua encore quelques bonnes paroles puis disparut, laissant derrière elle une légère senteur de tubéreuse.
— J’irai donc, soupira l’invitée royale en se laissant aller contre le dossier du canapé. Mais presque aussitôt, elle se redressa épouvantée :
— Mon Dieu, Félicia, la robe !
— Quelle robe ?
— La fameuse robe de cour, indispensable. Je ne possède rien de tel… et ne suis pas assez riche pour une telle dépense.
— Très juste ! C’est une chose qu’il faut considérer… Félicia réfléchit un instant puis son visage s’éclaircit :
— Je crois que j’ai trouvé la solution. Je vais, de ce pas, demander l’argent nécessaire à San Severo. Selon toute vraisemblance, c’est lui qui est responsable de cette corvée, c’est à lui de payer…
— Il n’acceptera jamais.
— Croyez-vous ? Alors je le lui gagnerai au jeu… Cela me gêne un peu de vous le dire mais je peux, pour une bonne cause, y être d’une extrême habileté. Et puis je ne serais pas fâchée de voir un peu la tête que va faire en face de moi cet assassin en puissance…
Mais, de ce discours, Hortense n’avait retenu que la première phrase.
— Félicia ! Voulez-vous dire que vous allez… tricher ? La jeune comtesse lui dédia un sourire sardonique.
— C’est selon la bonne volonté que l’on mettra. Je n’aurai peut-être pas à utiliser ce petit talent… que je dois à un croupier vénitien qui avait gagné un peu trop d’argent à mon époux et que j’ai obligé, sous la menace d’un pistolet, à me révéler la méthode… Allons, je vais m’habiller ! Passez une bonne soirée et dormez bien. Je rentrerai sans doute tard et n’irai pas vous réveiller.
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