— Votre Altesse Royale est infiniment bonne. Mais Mme de Lauzargues n’est pas faite pour la vie de cour et nous repartons sous peu pour nos terres d’Auvergne…
— Vraiment ? C’est dommage. En ce cas, adieu comtesse…
C’était fini. La famille royale s’éloignait et derrière elle les « marraines » postiches et toute la cour. Le salon se vida. Alors seulement Hortense trouva assez de courage pour regarder Foulques de Lauzargues.
Il était bien là, toujours le même : arrogant et cynique sous l’auréole majestueuse de ses cheveux blancs. Suprêmement élégant aussi. L’habit de cour de satin noir brodé d’or lui seyait superbement et les blancheurs de son linge avaient l’éclat de la neige. Il souriait avec une satisfaction trop visible pour ne pas être insultante mais le sourire n’atteignait pas ses yeux d’azur pâle. Curieusement, ce fut cet air triomphant qui rendit à Hortense un courage qui venait de subir une déroute presque totale. Dégageant sa main si brusquement qu’il ne réussit pas à la retenir, elle s’écarta de lui :
— Si je ne me trompe, c’est à vous que je dois la grotesque comédie à laquelle je viens d’être contrainte ?
Le marquis se mit à rire, chiquenaudant son gilet de brocart de ce geste familier qu’il avait pour se débarrasser de menus brins de tabac.
— Quelle phrase discourtoise pour des retrouvailles entre gens qui ne se sont pas vus depuis si longtemps !
— Si longtemps ! Quelques semaines. Mais le temps ne fait rien à la chose. Des années de séparation n’eussent rien changé à notre revoir, marquis. Et si j’eusse pu supposer un seul instant que je vous trouverais ici…
— On ne décline pas une invitation royale, ma chère Hortense. Je croyais vous avoir au moins appris cela.
— Trêve de persiflage. Ce que vous m’avez appris de plus clair, c’est à quelle sorte d’homme vous appartenez. C’est aussi à vous haïr.
La colère faisait monter le sang aux joues de la jeune femme et s’enfla encore à constater que son ennemi se contentait de sourire.
— Je vous dis que je vous hais et cela vous amuse ? s’écria-t-elle.
— Oui, parce que c’est sans importance. Ce qui compte c’est que la colère vous va toujours aussi bien. Vous êtes infiniment belle aujourd’hui, madame, et j’en suis infiniment heureux. Cela me montre combien j’avais tort, naguère, de me laisser aller à… certaines humeurs excessives…
— Humeurs excessives ! Votre intention de me supprimer ?
— Plus bas, je vous prie ! fit le marquis en désignant les gardes, dressés comme des cariatides bleu et or de chaque côté de la porte. N’oubliez pas où vous êtes !
— Vous l’avez oublié avant moi en m’attirant dans ce piège… déshonorant.
— En vérité, vous perdez l’esprit ! Que voyez-vous de déshonorant dans le fait que j’aie demandé votre présentation à la Cour ? Sans vos folies, la chose se fût faite avec infiniment plus d’éclat et tout naturellement.
— Oserai-je vous rappeler qu’en fait de cérémonie, c’était plutôt celle de mes funérailles que vous prépariez ?
— Ne revenons pas là-dessus ! Je vous ai laissé entendre que je regrettais cette poussée de fièvre. D’honneur, ma chère Hortense, je ne souhaite rien d’autre que vous ramener avec moi à Lauzargues pour y vivre à mes côtés selon les règles normales d’une famille…
— Je sais ! Vous l’avez même annoncé à Son Altesse Madame la Duchesse de Berry, sans même songer à me demander ce que j’en pensais. Or, il se trouve que je n’ai aucune envie de retourner en Auvergne.
— Vraiment ? N’avez-vous pas envie de revoir votre fils ?
Sous le choc du mot, sous la douleur de l’image instantanément évoquée, Hortense ferma les yeux. Ce misérable employait pour la ramener le plus odieux des chantages… Bien sûr, elle mourait d’envie de retrouver son enfant mais, si elle acceptait de suivre le marquis, vers quoi la ramènerait-il ? Vers quel esclavage ignoble ? A quoi devrait-elle se soumettre une fois revenue derrière les murailles de Lauzargues ?… Néanmoins sa tendresse fut la plus forte et elle ne put s’empêcher de demander, d’une voix que l’émotion fragilisait :
— Comment va-t-il ?
— A merveille ! Nous avons dû lui trouver une nouvelle nourrice tant il est vorace. C’est un superbe enfant… un vrai Lauzargues !
Le sourire attendri qui s’épanouissait au cœur d’Hortense monta, sans qu’elle en eût conscience, jusqu’à son visage.
— J’en suis heureuse ! Mon petit Étienne…
La voix froide du marquis trancha net cette minute de douceur.
— Je ne connais pas d’Étienne. Mon petit-fils s’appelle Foulques, comme moi !… Allons, ma chère, je crois que nous nous sommes suffisamment attardés ici, avec, je dois le dire, la bienveillante permission du Roi. Sa Majesté a volontiers admis qu’avant de quitter le palais nous aurions quelques phrases à échanger. A présent, il est temps de rentrer…
— Je partage votre avis. Aussi vais-je rentrer. Je suppose que les aimables dames qui m’ont amenée vont me reconduire ?
— Il n’en est pas question, dès l’instant où je me trouve à point nommé pour remplir cet office. Accepterez-vous mon bras ?
Après une toute légère hésitation, la jeune femme posa sa main sur la manche brodée. Mieux valait peut-être ne pas créer d’esclandre dans ce palais où elle devinait que tout lui était hostile… Silencieusement, ils quittèrent le salon, descendirent le grand escalier où Hortense prit conscience, cette fois, des regards qui s’attachaient à elle, curieux ou admiratifs. Elle songeait que dans son émoi de tout à l’heure, elle n’avait même pas cherché à voir si Mme de Dino était mêlée à la suite royale… Mais, au fond, c’était sans importance. La nièce de Talleyrand eût été impuissante à la protéger. De quoi d’ailleurs ? D’un oncle à l’allure superbe, au sourire plein de charme ? La duchesse qu’une si longue passion liait à son propre oncle qui, lui, était un vieillard devait à cette heure la prendre pour une folle…
Quand ils atteignirent le grand vestibule, la voix d’un laquais se fit entendre, appelant la voiture de M. le Marquis de Lauzargues. On l’attendit à peine et, avec la parfaite courtoisie qui le caractérisait lorsque l’on ne se mettait pas à la traverse de ses projets, le marquis aida sa nièce à monter en voiture et prit place à ses côtés. La voiture tourna lentement puis se dirigea vers les guichets du Louvre.
— C’est aimable à vous de me ramener chez la comtesse Morosini, dit Hortense au bout d’un moment. Mais perdez dès à présent l’idée de me voir vous accompagner dans votre voyage de retour. Je ne rentre pas à Lauzargues…
— Je crois, moi, que vous y viendrez. De toute façon, vous ne rentrez pas davantage rue de Babylone…
— Comment ?… Où prétendez-vous donc m’emmener ?
— Mais… chez vous, tout simplement !
— Je n’ai plus de chez moi… Vous savez aussi bien que moi qu’un intrus s’y est installé et que l’on a osé vendre sans mon aveu « mon » château de Berny…
— Ne faites pas la sotte. Vous êtes toujours chez vous rue de la Chaussée-d’Antin. La meilleure preuve est que j’y loge moi-même. La maison est immense et le prince San Severn est bon homme au fond…
— Vous voulez m’emmener chez ce…
Elle n’acheva pas la phrase, la gorge serrée par la peur qui lui venait. Ce n’était pas possible !… Elle ne pouvait pas se laisser emmener chez cet homme… et par cet autre homme qui, naguère encore, prétendait la tuer…
La panique lui inspira un geste insensé. La voiture qui venait de franchir les guichets allait heureusement assez lentement mais eût-elle été plus vite qu’Hortense eût sans doute agi de même. Ramassant d’un geste brusque l’encombrante traîne de sa robe, elle ouvrit la portière et, avant que le marquis ait pu l’en empêcher, sauta sur le pavé. Puis se mit à courir, droit devant elle, sans prendre garde aux cris du marquis, ou à la stupeur des passants qui prenaient le soleil de ce dimanche sur le quai de la Seine… Beaucoup d’entre eux devaient garder le souvenir de cette très belle jeune femme en robe de cour qui, jupe relevée, courait comme une folle, serrant contre elle un impressionnant métrage de brocart améthyste, ses blonds cheveux, vite dénoués par le mouvement de la course, dansant sur son dos sans perdre pour autant les grotesques barbes de dentelle qui y demeuraient accrochées…
Hortense n’avait plus qu’une idée : rentrer chez Félicia, retrouver la sûreté de la maison paisible et surtout la silhouette rassurante de Timour… Il fallait qu’elle rentre, il fallait qu’elle réussisse cette espèce d’exploit insensé – Sans regarder derrière elle pour voir si on la suivait – le marquis sans doute avait ordonné que l’on fit tourner la voiture – elle courait, elle courait… Bientôt elle atteignit le Pont-Royal. Son cœur cognait dans sa poitrine mais elle ne ralentit pas sa course quand elle entendit derrière elle la voix du marquis crier : « Arrêtez-la ! » et le bruit des sabots des chevaux… Heureusement, il y avait beaucoup de monde, sur le pont. La foule s’ouvrait devant la jeune femme mais elle vit, soudain, barrant toute la largeur du pont, une bande d’étudiants qui brandissaient des cannes et chantaient quelque chose qu’elle ne comprit pas.
La bande ne s’ouvrit pas devant elle et même l’un des jeunes gens l’arrêta :
— On vous poursuit ? demanda-t-il.
— Oui… là… derrière… cette voiture.
— Continuez votre chemin ! Je vous garantis qu’elle ne passera pas !
Il y avait donc, parfois, des miracles ? Le mur de jeunes gens s’ouvrit devant elle puis se referma tandis qu’elle reprenait sa course. Elle atteignit le bout du pont… Il fallait à présent prendre la rue du Bac… Mais soudain, elle eut conscience de l’aspect étrange qu’elle devait présenter, des regards curieux. Elle crut apercevoir, vers l’entrée de la rue, la double silhouette noire de deux agents de police. Sûrement, ceux-là allaient l’arrêter !… Ils arrivaient de son côté et elle était si fatiguée, si fatiguée – Il lui sembla que son cœur allait céder, qu’elle allait tomber là, aux pieds des argousins quand, soudain, elle sentit une main vigoureuse s’emparer de son bras.
— Par ici !
Il venait d’arriver trop d’aventures pour qu’elle fût seulement surprise de reconnaître Eugène Delacroix.
— Je ne peux pas… Je suis… à bout de souffle…
— Si, vous pourrez ! A-t-on idée aussi d’un pareil attirail ! J’habite à deux pas… Courage !
Hortense sentit qu’il glissait un bras sous sa taille pour mieux la soutenir. Il devait être d’une grande force nerveuse car elle eut soudain l’impression de s’envoler, après tout, c’était peut-être tout simplement parce qu’il la portait plus qu’il ne l’aidait à marcher.
Avec surprise, elle vit que les deux policiers passaient à côté d’eux sans paraître marquer la moindre surprise. Ce genre d’incident était-il donc si fréquent ?… Tournant la tête vers le pont, Hortense vit, avec une joie immense, que la voiture était toujours prisonnière de l’espèce de petite émeute que les étudiants avaient déchaînée et elle leur envoya une pensée pleine de gratitude…
Déjà l’ombre d’une porte cochère les engloutissait, le peintre et elle. C’était celle d’une haute maison et, pour gravir l’escalier avec Hortense, Delacroix la lâcha, se contentant de tenir sa main :
— Mon atelier est au dernier étage, dit-il. Vous sentez-vous encore un peu de force ?
Hortense lui dédia un sourire tremblant :
— Vous m’avez sauvée. Je me sens forte à présent…
Derrière lui, elle monta plusieurs étages. Enfin, le peintre s’arrêta devant une porte de bois luisant et tira une clef de sa poche :
— C’est ici, dit-il. Donnez-vous la peine d’entrer. Hortense entra comme on l’y invitait, fit quelques pas… et s’évanouit avec grâce…
CHAPITRE V
L’ATELIER D’UN PEINTRE
Hortense reprit connaissance dans un océan de coussins moelleux mais sous le choc de deux gifles assenées plutôt sèchement :
— Excusez-moi, dit Delacroix, mais je ne possède pas de sels d’ammoniac. Il n’est encore jamais arrivé que l’un de mes modèles s’évanouisse… Tenez, buvez ceci…
Elle vit qu’il était assis près d’elle et qu’il lui tendait un petit verre plein d’un liquide doré.
— Qu’est-ce que c’est ?
— Du rhum… C’est souverain pour une foule de malaises, et vous me semblez encore un peu pâle.
— Du rhum ? Je n’en ai jamais bu…
— Cela, je le crois volontiers, mais vous ne risquez rien à essayer.
La brutalité du liquide la fit tousser, cependant sous le feu qu’il fit couler dans sa gorge elle découvrait un parfum agréable. Sans aller jusqu’à vider le verre, elle but une seconde gorgée et se sentit assez bien pour s’asseoir sur le bord du grand divan où on l’avait étendue. Le peintre s’était levé aussi et, debout à quelques pas d’elle, la regardait avec un demi-sourire qui lui fit penser qu’elle devait avoir une allure impossible.
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