Déjà heureuse à cette idée, elle se mit à dresser des plans : demander à Félicia de lui faire porter son bagage et le peu d’argent qu’elle possédait, envoyer prendre un billet… Elle se sentait fébrile tout à coup, avec l’envie profonde que le peintre revînt pour lui expliquer ce qu’elle avait décidé. Il lui semblait déjà respirer les senteurs de l’été auvergnat, l’odeur des fougères après la pluie, celle plus amère des gentianes jaunes, le parfum merveilleux des sapins et des pins sylvestres… Mais il allait falloir attendre encore un peu. Delacroix n’était pas parti depuis bien longtemps et si la rue de Babylone n’était pas très éloignée, ce n’était tout de même pas la porte à côté.

Se relevant, Hortense avisa derrière un paravent le coin destiné à la toilette. Il y avait là une grande cuvette de porcelaine à décor bleu, un pot assorti et ce pot était plein d’eau fraîche. Elle s’en bassina le visage puis, trouvant un peigne, des brosses, remit un peu d’ordre dans sa coiffure… La blouse rouge, à présent, ne lui faisait plus peur. Elle lui trouvait, tant ses pensées avaient changé de couleur, la nuance exacte des coquelicots émaillant les champs de seigle… Plus calme, elle revint s’asseoir sur le bord du divan et, avisant une pile de livres posée par terre, prit celui qui se trouvait dessus. Et ouvrit au hasard. Elle vit alors que c’étaient des vers :

Si, le fer à la main, vingt nations entières

Paraissant tout à coup autour de nos frontières

Réveillaient le tocsin des suprêmes dangers ;

Surtout si, dans les rangs des soldats étrangers,

L’homme au pâle visage, effrayant météore.

Venait en agitant un drapeau tricolore ;

Si sa voix résonnait à l’autre bord du Rhin…

Qui sait si cette voix fertile en mille échos.

D’un peuple de soldats n’éveillerait les os ?

Si d’un père exilé renouvelant l’histoire,

Domptant les ennemis complices de sa gloire

L’usurpateur nouveau de bras en bras porté

N’entrerait pas en roi dans la grande cité…

L’auteur de ce long poème qui s’étendait sur des pages et des pages se nommait Barthélemy. Quant au titre, « Le Fils de l’Homme », il donna à Hortense l’envie d’en savoir davantage. Elle comprit vite qu’elle ne se trompait pas. L’homme « au pâle visage », c’était celui qui, au jour commun de leur naissance à tous deux s’appelait le roi de Rome et n’était plus derrière les frontières d’Autriche qu’un enfant prisonnier de sa mère, affublé d’un nom allemand, lui, prince français.

Le poème était de ceux qui peuvent frapper un esprit ardent. Celui qui l’avait composé décrivait le fils de Napoléon comme un prisonnier persécuté. C’était un jeune homme à présent puisqu’il avait le même âge qu’Hortense mais ce jeune homme avait pour geôle des palais impériaux, pour geôlier un chancelier d’Autriche. La jeune femme se souvenait d’avoir rêvé de lui, jadis derrière les murs de son couvent. Puis elle l’avait oublié parce qu’un amour de rêve ne peut lutter contre une passion bien réelle. A présent, il lui semblait doux de s’apitoyer sur une auguste souffrance. Cela la changeait d’elle-même… Et puis les choses eussent été tellement différentes si Napoléon II avait succédé à Napoléon Ier ! Jamais ces affreux Bourbons ne seraient revenus sur leur vieux trône écroulé, jamais les anciens serviteurs de l’Aigle n’auraient eu à souffrir d’eux… et à cette heure Henri et Victoire Granier de Berny seraient sans doute encore en vie…

Partant de là, Hortense se prit à rêver à ce que seraient les choses si le jeune prince blond que le poète disait si beau pouvait échapper à sa prison, reprendre sa place à la tête de la France. C’en serait fini peut-être des inquisitions policières, de la férule d’une Église devenue étouffante, des pouvoirs inouïs de la Congrégation, de tout ce qui, enfin, faisait qu’un cœur épris de liberté ne se sentait plus à son aise en France. Il y avait trop d’avidité de revanche de la part des ultras qui les faisait presque aussi redoutables que des étrangers. Ne l’étaient-ils pas un peu devenus après tant d’années d’émigration ? D’autre part, il y avait toute la rancœur des anciens frères d’armes de l’Empereur, réduits au silence, à l’inaction, à la misère le plus souvent et tenus sous la surveillance de la police. Il suffisait de rencontrer le regard du colonel Duchamp pour deviner ce que pensaient tous ses semblables…

Passant de la lecture à la philosophie, Hortense finit par passer au sommeil et, laissant son livre glisser à terre, s’endormit, roulée en boule au milieu des coussins, comme un chat…

Dormait-elle depuis longtemps quand elle crut faire un rêve comme elle aimait à en faire : Jean de la Nuit, Jean de son amour était là, debout auprès d’elle. Il la regardait sans faire un geste et s’il n’y avait eu tant de lumière dans son regard, elle eût pu croire qu’il s’agissait d’une ombre… Comme il advient dans les rêves, Hortense pensa que ce n’était peut-être pas tout à fait lui car il avait changé. La courte barbe avait disparu ne laissant qu’une mince moustache tombant vers la commissure des lèvres… Cela lui allait bien d’ailleurs et montrait mieux le dessin ferme de sa bouche… De même, le grossier costume de berger qu’il avait coutume de porter était remplacé par un vêtement noir, haut boutonné comme en portait le colonel Duchamp… Non, c’était bien lui tout de même et le cœur d’Hortense chanta dans sa poitrine…

Ce fut seulement quand il se pencha pour poser sa main sur son épaule qu’Hortense comprit qu’elle ne rêvait pas, que l’invraisemblable, l’impossible venait de se réaliser… Qu’il était là…

Encore incrédule, elle demanda tout bas, comme si elle avait peur que le son de sa voix fit fuir la chère image :

— C’est toi ?… C’est… vraiment toi ?

— N’aie aucun doute, c’est bien moi…

L’instant d’après elle était dans ses bras, riant et pleurant à la fois, ayant tout oublié d’un seul coup, tout balayé pour vivre totalement cet instant prodigieux de leurs retrouvailles. Elle retrouvait l’odeur familière de son ami, la chaleur de ses mains si belles et si fortes, l’étincelle de gaieté qu’allumait le bonheur dans ses yeux clairs…

— Jean… mon Jean ! Tu es là !… Oh ! J’ai tant souffert sans toi… Mais comment es-tu ici ?

— Je l’ai trouvé chez la comtesse Morosini quand j’y suis arrivé moi-même, expliqua Delacroix qui, par discrétion était resté près de la porte.

— Mais comment y étais-tu arrivé ?

— Tu as envoyé ton adresse à François ? C’était bien pour qu’il me la communique, non ?

— Pourquoi ne m’as-tu pas écrit, alors ?

— Parce que c’était préférable. Là-bas, tu sais, c’est un peu la guerre. Mais je te dirai…

— Tu es venu me rejoindre… ou me chercher ?

— Ni l’un ni l’autre, Hortense, l’heure n’en est pas encore venue. Je suis seulement venu t’amener ton fils, comme je l’avais promis…

La violence de la joie qu’elle éprouva arracha Hortense des bras de Jean. Comme une folle, elle courut vers la porte.

— Mon fils ? Tu as amené mon fils ? Il est là ?… Vite, je veux aller le rejoindre…

Elle s’agrippa au peintre qui, d’instinct, s’était mis en travers du seuil pour l’empêcher de le franchir dans son élan fou… Jean, d’ailleurs, l’avait rejointe et, doucement, la ramenait vers le centre de l’atelier.

— Pas maintenant. Il te faut encore de la patience, mon cœur. Il est chez ton amie avec sa nourrice et tu n’as rien à craindre pour lui. Il est bien…

— Ce serait trop dangereux pour vous de retourner là-bas, renchérit Delacroix. La comtesse vous supplie de ne pas bouger d’ici pour le moment. Le marquis votre oncle vous fait rechercher par la police…

— La police ? Il ose ?…

— Je crois qu’il est prêt à tout pour te retrouver. Cet homme est un monstre mais un monstre entêté et qui sait ce qu’il veut. Or, ce qu’il veut, c’est toi, ma douce…

— Eh bien, qu’il cherche, qu’il fouille tout Paris, qu’il y use des mois, des années ! s’écria la jeune femme hors d’elle. Pendant ce temps, je vais fuir. Sais-tu à quoi je pensais tout à l’heure ? Que je n’avais rien d’autre à faire que rentrer à Lauzargues. Là-bas tu sauras bien trouver un coin où me cacher. Ou alors je demanderai au bon Dr Brémont. Et puisque tu as réussi à reprendre notre enfant, nous allons repartir avec lui. Mardi, nous prendrons tous les trois la diligence…

— C’était bien imaginé, dit le peintre, mais dans l’état actuel des choses, c’est impossible. Si la police vous cherche, les départs des Messageries, les ports mêmes seront surveillés…

— Quelle importance ! J’ai un passeport au nom de Mme Coudert, celui avec lequel je suis venue…

— Il peut t’aider à fuir ailleurs… mais pas en Auvergne. Contrairement à ce que tu imagines, Lauzargues ne s’attardera guère ici. Il devinera que, le sachant à Paris, tu n’auras qu’une idée : retrouver ton fils et profiter de son absence. C’est exactement ce que j’ai fait moi-même. J’ai profité de son départ pour reprendre l’enfant à la nourrice…

— La nourrice ? Mais ne m’as-tu dit qu’elle est venue avec toi ?

— Non. Celle qui est venue avec moi, c’est Jeannette, la nièce de François. L’enfant qu’elle a eu est mort à sa naissance. S’occuper du tien lui fait du bien et lui change les idées. Et puis cela ne fait jamais qu’une nourrice de plus qui, de chez nous, monte à Paris.

— Est-ce… qu’il a bien supporté le voyage ?

— Mieux que je ne le croyais. C’est un sacré petit gaillard ! dit Jean avec une tendresse qui ensoleilla d’un seul coup son visage. Mais il supporterait peut-être moins bien un voyage de retour aussi rapide. Il n’a tout de même que deux mois et demi…

— C’est vrai. Il me semble que les événements de Lauzargues datent d’un siècle…

Le rire de Delacroix rappela sa présence. Et aussi une chaude odeur de rhum flambé. Penché sur un grand bol où couraient de courtes flammes bleues, il confectionnait un punch dont il emplit bientôt trois grands verres – l’un seulement au tiers pour Hortense – qu’il alla prendre dans un grand placard creusé dans le mur.

— Heureusement qu’il n’en est rien ! fit-il avec bonne humeur ? Un enfant d’un siècle ! Fichtre !… Venez boire avec moi un peu de ce punch… C’est ce que je sers toujours à mes amis. Et puis la soirée est un peu fraîche…

— Vous tenez absolument à faire de moi une ivrognesse ? sourit Hortense qui, brusquement, trouvait la vie superbe.

— Une ivrognesse ? Ma chère, si vous saviez ce que peuvent ingurgiter impunément certaines femmes du monde que je connais, l’idée ne vous en effleurerait même pas. Nous allons boire à l’amitié… puis, je vous laisserai. Vous avez sûrement à vous dire une foule de choses au milieu desquelles des oreilles étrangères n’ont rien à faire.

— Voulez-vous dire que nous allons vous chasser de chez vous ? demanda Jean.

Le peintre haussa les épaules.

— C’est un « chez moi » bien modeste. Si modeste que je lui refuse le titre. Disons que c’est l’endroit où je travaille. Et je connais au moins dix maisons qui ne demandent qu’à m’offrir l’hospitalité. Pour ce soir, j’irai chez mon ami Guillemardet. Mais, pour vous, il est important que vous ne bougiez pas d’ici. Mme Morosini vous le recommande instamment… Rassurez-vous, ma chère comtesse, elle s’occupe de vous activement. Demain Timour, en venant pour sa séance de pose, vous apportera d’autres vêtements que cette blouse ou votre robe de cour, moins voyants surtout. Et la journée ne se passera pas sans que votre amie ne donne de ses nouvelles d’une façon ou d’une autre.

— Viendra-t-elle ? demanda Hortense. Je voudrais tellement la voir…

— Ce n’est pas certain. Après la visite qu’elle a reçue, elle craint d’être un peu surveillée. Buvons, à présent : le punch est juste à point.

Les deux hommes vidèrent leur verre d’un trait et même le remplirent de nouveau tandis qu’Hortense trempait ses lèvres avec précaution dans le breuvage. Brusquement, l’atmosphère avait changé. Elle était à présent celle d’une réunion amicale. On parla du Roi, de la Cour, de la bataille sourde qui opposait les ministres récemment nommés à la Chambre élue peu de temps auparavant et où l’opposition libérale l’emportait haut la main… Delacroix pensait que le peuple entier, travaillé de courants divergents dans leurs buts lointains mais uni momentanément dans son désir d’en finir avec les tentatives de résurrection de l’absolutisme, pourrait prendre feu au cas où le ministère ultra du prince de Polignac ferait un pas de trop. Les deux autres écoutaient. C’était une réunion entre gens de bonne compagnie mais, en fait, il s’agissait seulement d’attendre le passage du garçon de restaurant avec le repas du soir.