Quand il frappa, enfin, le peintre enferma les deux jeunes gens dans l’alcôve et fit semblant d’être absorbé par un dessin qu’il avait saisi rapidement. Ce qui dispensa l’homme de toute conversation…

Dès qu’il eut disparu, Delacroix jeta papier et crayon et saisit son chapeau…

— Vous voilà tranquilles jusqu’à demain matin ! lança-t-il joyeusement. Je vous souhaite une bonne nuit… Demain, la comtesse Morosini nous dira sûrement ce qu’elle a décidé…

Un salut de comédie italienne et la porte verte se refermait sur lui. Cette fois, il avait laissé la clef qu’Hortense courut tourner dans la serrure. Puis elle tira le verrou et, le dos à la porte, fit face à Jean. Son cœur battait si fort dans sa poitrine qu’il l’étouffait à moitié.

— J’avais hâte, murmura-t-elle, tellement hâte qu’il s’en aille… qu’il nous laisse seuls !

— N’est-ce pas là de l’ingratitude pure ? Il me semble que nous lui devons beaucoup…

— Oui… sans doute ! Mais je ne veux plus rien savoir du monde extérieur… Il n’y a plus…

Lentement il venait à elle, ses yeux rivés à ceux de la jeune femme. Les mains plaquées contre le bois, elle le regardait venir en tremblant d’impatience et d’amour à la fois. Ce fut quand il fut contre elle qu’elle acheva sa phrase.

— … que nous, Jean. Que toi et moi…

Déjà leurs bouches s’étaient jointes et se prenaient avec l’ardeur affamée que créent les longues séparations. Depuis qu’ils s’étaient rencontrés, ils ne formaient plus qu’un seul corps, une seule âme et la coupure imposée par les événements les avait laissés amputés, infirmes. A présent, les deux moitiés se rejoignaient avec un ineffable bonheur… Ils savaient qu’ils avaient une foule de choses à se dire mais le désir qui faisait cogner leurs cœurs et grondait dans leurs oreilles les rendait muets. Leurs lèvres se parlaient bien mieux en se caressant…

Un court instant, ils se séparèrent, haletants, le temps d’arracher chacun ses vêtements. Ils ne se touchaient que du regard et, quand Hortense, nue, voulut se couler contre le corps de Jean, il la maintint à distance d’un bras :

— Non… laisse-moi te regarder.

Elle ferma les yeux alors, s’adossa de nouveau au bois poli de la porte, sensible à ce regard qui la parcourait toute comme à une caresse. Elle sentit les mains qui se posaient sur ses épaules puis doucement, tendrement, descendaient, épousant la courbe d’un sein et en serrant un instant la pointe rose avant de continuer leur exploration le long d’une hanche. Quand l’une d’elles atteignit le plus secret d’elle-même Hortense gémit, ouvrit tout grands ses yeux dorés. Il était là, devant elle, si près d’elle et cependant seule sa main la touchait, l’ouvrait doucement. Il la dominait de la masse superbe de ses muscles durs, de son regard impérieux et cependant si tendre… Elle supplia.

— Prends-moi !… Tu me rends folle…

Le sourire révéla les dents de Jean aussi blanches que celles de ses loups.

— Tu veux ?… Tout de suite ?…

— Tu en as envie autant que moi…

— Bien sûr ! Mais je voulais te l’entendre dire… Je voulais être certain que la sage comtesse de Lauzargues n’avait pas tué ma petite nymphe sauvage…

Il l’enleva dans ses bras, l’emporta jusqu’au divan où tous deux s’ensevelirent dans la mer de coussins. Leurs corps bien accordés y retrouvèrent aussitôt le rythme de la danse d’amour puis la vague du plaisir les emporta, les roula pour les rejeter pantelants, le cœur fou. A l’instant suprême, Hortense avait eu un long gémissement qui, le calme revenu, fit sourire Jean :

— Tu as hurlé comme une louve, fit-il, les lèvres contre sa gorge où la veine jugulaire battait encore au rythme de leur folie.

Elle l’écarta d’elle pour lui offrir ses lèvres.

— Je suis ta louve… Je t’ai déjà dit que je ne souhaitais rien de mieux que vivre avec toi…, et notre enfant, dans une maison perdue au fond des bois, dans une combe sauvage comme il y en a tant chez nous.

Il la regarda, surpris :

— Tu as dit « chez nous »… Est-ce que tu le penses ?

— Oh oui, je le pense ! Vois-tu, lorsque j’ai connu Lauzargues, je venais d’être cruellement blessée et arrachée à une vie paisible, douillette. J’ai cru entrer en enfer. Et puis je t’ai connu, aimé et tout ce qui faisait ma vie a basculé. C’est ici, Jean, que je suis en enfer… Mon paradis, à présent, c’est ta petite maison au bord du torrent. Tu ne sais pas combien de fois je l’ai regrettée depuis que je suis arrivée…

Le visage de Jean se crispa au passage d’un souvenir sans doute désagréable. Et, en effet :

— Ma maison n’existe plus, Hortense… Après ton départ, le marquis et ses gens ont profité d’une de mes absences. Ils ont tout mis à sac, chez moi, et finalement ils ont tout brûlé… Il ne me reste rien. Je ne peux t’offrir ce rien, ma douce…

— Mon Dieu ! gémit Hortense. Est-il possible qu’un être aussi malfaisant puisse respirer sous le soleil ?

— Très possible, fit Jean. Je crois même qu’il doit en exister de pires. Ne serait-ce que celui qui a tenté de te tuer… Je ne suis pas si à plaindre. Nous nous sommes trouvés une grotte confortable, Luern et moi. Et puis François nous a aidés…

— Mais… le voyage, tes vêtements ? Comment as-tu fait ?

— Ça… c’est Mlle de Combert. Elle a été… très bonne pour moi.

— Dauphine ? Alors que tu es en guerre avec le marquis ! Mais elle n’a jamais aimé que lui au monde ! Pourquoi t’aurait-elle aidé ? Pour faire plaisir à son fermier ?

— Non. Mais je crois qu’entre elle et le marquis il y a eu une grande dispute. François n’est pas bavard, tu le sais. Il a parlé seulement à mots couverts d’une scène terrible. Mlle de Combert était souffrante au moment de ton départ mais quand elle a appris ta fuite, elle s’est fait conduire à Lauzargues par François. Je ne sais pas, nous ne savons pas ce qu’elle et le marquis se sont dit. Mais quand elle a quitté le château, Mlle Dauphine semblait hors d’elle-même. Et puis, une fois dans la voiture elle a éclaté en sanglots. Cela lui a duré tout le temps du voyage. Quand elle est arrivée à Combert, elle est montée dans sa chambre et elle s’est couchée. Elle n’en est sortie que trois jours après. Elle n’avait plus figure humaine…

— Pauvre Dauphine ! C’est une chose terrifiante que l’amour quelquefois…

— Une chose bien douce aussi, ne crois-tu pas ?… Une chose dont on ne se lasse pas… que l’on pourrait refaire sans cesse…

Il avait recommencé à l’embrasser, promenant doucement ses lèvres sur ses yeux, son cou, sa bouche. A nouveau Hortense, oubliant Dauphine, sentit son corps frémir et se tendre en un appel impérieux. Sous les baisers de Jean, sous ce réseau brûlant dont il enveloppait tout son corps, elle se sentait mourir mais, cette fois, elle ne voulut pas recevoir sans rien donner en échange. Elle rendit baiser pour baiser, caresse pour caresse, trouvant un plaisir neuf à arracher des frissons à ce corps d’homme fait pour la lutte, le combat sans merci…

Plusieurs fois anéantis puis renaissant au désir, ils firent l’amour. Leur passion semblait grandir à mesure que la nuit s’avançait et il était tard, déjà, quand, enfin, ils s’aperçurent qu’ils n’avaient pas touché à leur dîner et qu’ils mouraient de faim.

Ils allèrent chercher le plateau et l’installèrent entre eux, au milieu de la tempête de coussins. Tout était froid mais leur semblait délicieux parce qu’ils le mangeaient ensemble. Jamais, jusqu’à présent, ils n’avaient partagé un repas depuis cette nuit d’hiver où Hortense, arrivant de Paris, était apparue dans le cercle des loups et où ils avaient partagé une simple tourte. Jamais non plus, ils n’avaient passé toute une nuit dans les bras l’un de l’autre. Alors, leur repas achevé, ils s’enlacèrent de nouveau mais, cette fois, ce fut pour goûter le plaisir tout neuf de dormir ensemble. Un dernier baiser ferma les yeux d’Hortense et l’envoya dans le monde merveilleux des rêves où tout est possible, même et surtout l’impossible…

Hortense dormait encore mais Jean, habitué aux réveils à l’aurore était déjà levé, habillé et avait remis de l’ordre dans la pièce quand Delacroix, vers dix heures du matin, frappa à la porte. Le peintre pliait sous le poids d’un panier plein de victuailles qu’il déposa auprès du poêle…

— Je vous ai apporté de quoi vous nourrir, dit-il. Je pense, en effet, que vous resterez encore aujourd’hui ici. C’est du moins ce que la comtesse Morosini m’a laissé entendre hier soir. Je suis passé au restaurant dire que je m’absentais, ce sera plus prudent. Le garçon qui me sert est un brave homme, mais il est curieux et d’un curieux on peut toujours faire un bavard…

La tête d’Hortense, que le bruit avait réveillée, apparut entre les rideaux fermés.

— Nous n’allons tout de même pas vous priver de votre atelier ? Ce serait trop injuste.

— Je ne vois aucune injustice là-dedans, fit Delacroix en riant de ce rire qui ressemblait tant à celui de Jean. Il faut que je reste un peu. Timour va venir pour son habituelle séance de pose. Si je ne vous encombre pas, je resterai avec vous jusqu’à cet après-midi…

Revêtue de la blouse de flanelle rouge, Hortense émergea tout à fait du divan et vint vers son hôte.

— Comment pourrons-nous jamais vous remercier ?…

— Je suis déjà remercié. La comtesse Morosini m’a promis de poser enfin pour moi…

— Vous allez avoir votre Liberté ? J’en suis très heureuse mais nous aimons à payer nos dettes nous-mêmes.

Il s’approcha d’elle et, d’un doigt léger posé sous son menton, releva son visage vers la lumière chaude qui tombait de la verrière du plafond.

— Pourquoi ne me paieriez-vous pas de la même monnaie ? Vous êtes extrêmement belle, ce matin, madame. Il irradie de votre visage une clarté, une lumière que je n’y ai encore jamais vues. Est-ce que, vraiment, le bonheur peut donner tant d’éclat ?

— C’est vrai, dit Hortense. Je suis infiniment heureuse et je vous dois ce bonheur en grande partie.

— N’exagérez pas. Je n’en suis pas la cause. Je ne vous ai offert qu’une boîte pour l’enfermer un moment. Mais je suis heureux de l’avoir rencontré. Je ne croyais pas qu’il existât…

— Vous avez tout ce qu’il faut pour être heureux, intervint Jean. Plus un véritable génie… Je ne suis qu’un homme des forêts mais je sais reconnaître l’exceptionnel quand je me trouve en face de lui, ajouta-t-il en allant prendre une grande toile qu’il avait examinée le matin et qui représentait l’esquisse de l’Exécution du doge Marino Faliero. La scène qui avait eu pour théâtre le palier du grand escalier au palais des Doges était recréée avec une grandeur et une splendeur à couper le souffle. Le corps décapité gisait au bas de la toile, dans une ombre qui était déjà de l’oubli… Il existait à peine. Ce qui existait, ce qui vivait, c’était le somptueux manteau ducal, éclatant d’or que trois hommes supportaient en haut des marches, le manteau qui proclamait que tout continuait et que la puissance de Venise demeurait intacte…

Un moment, tous trois demeurèrent silencieux, regardant le tableau. Ce fut Jean qui, en le reposant, rompit ce silence :

— Ne demandez pas trop à Dieu… Il vous a beaucoup donné. Nous, nous ne possédons rien qu’un bonheur précaire. Ces minutes que nous vivons grâce à vous, il nous faudra peut-être attendre longtemps pour en vivre de semblables…

Il refusa de voir le regard soudain chargé d’angoisse dont l’enveloppait Hortense. Devait-il donc la quitter si vite ?… La question lui brûlait les lèvres mais elle la remit à plus tard. Emporté par la passion de son art et heureux d’avoir trouvé en cet inconnu un être capable de l’admirer aussi sincèrement, lui que l’on décriait tant parce qu’on ne le comprenait guère, Delacroix retournait ses tableaux, les montrait avec une joie évidente. Il arracha la toile qui recouvrait le grand chevalet et Hortense put voir, dressée soudain devant elle, la silhouette arrogante, formidable d’un cavalier turc qui ressemblait à Timour comme un frère mais un frère habité par la passion de la guerre…

— Je vais profiter du peu de temps que j’ai devant moi pour vous dessiner l’un et l’autre. Je n’ai pas souvent l’occasion de rencontrer pareilles figures.

Il commença par Hortense qu’il assit sur la petite estrade après avoir arrangé autour d’elle le vêtement couleur de sang. Puis il esquissa rapidement, tandis que Jean se plaçait derrière lui pour suivre son travail.

Timour arriva vers onze heures. Le Turc portait un grand panier-alibi d’où émergeait le col de deux bouteilles mais qui contenait en réalité les vêtements d’Hortense. Il avait aussi une lettre qu’il remit à la jeune femme.