Deuxième Partie
UN VENT DE RÉVOLUTION
CHAPITRE VI
LA PETITE MAISON DE SAINT-MANDÉ
Entre le quai Voltaire et la place Louis-XV, dans un coin de laquelle s’élevait l’hôtel du prince de Talleyrand, la distance n’était pas longue mais elle suffit à Mme de Dino pour donner à Hortense quelques explications, Coupant court aux remerciements un peu gênés de la jeune femme, elle déclara :
— Vous ne me devez rien. C’est un devoir pour les honnêtes gens, mécontents d’un régime détestable, de s’entraider. C’est donc votre chance qu’il faut remercier, ma chère. Si la visite du roi de Naples n’avait obligé mon oncle qui est Grand chambellan, à quitter pour quelques jours son château de Valençay, il m’eût été impossible de vous aider. D’ailleurs, nous repartons dès demain. Au fait, je ne vous demande pas si vous souhaitez nous accompagner ? La comtesse Morosini prétend que vous n’y consentiriez pas…
— Elle a tout à fait raison, Madame la Duchesse. Je suis venue à Paris pour y accomplir une certaine tâche qui est de faire la lumière sur la mort de mes parents et de retrouver ma fortune. Cela me serait plus difficile d’un château dont je ne sais d’ailleurs même pas où il se trouve.
— Dans le Berry. Je ne vous cache pas cependant que votre entreprise me semble fort hasardée. Vous devez vous cacher pour ne pas retomber aux mains du marquis, votre oncle, et vous êtes plutôt mal avec la Cour. Il serait peut-être plus sage de vous éloigner ?
— Le marquis ne restera pas toujours à Paris. Il faut qu’il retourne à Lauzargues. Quant à… l’autre danger qui me menace, il suffira pour le conjurer de trouver un endroit suffisamment caché pour que l’on suppose que j’aie quitté Paris. Là, je pourrai attendre les événements. Depuis mon arrivée, on me laisse entendre qu’un changement favorable pourrait se présenter.
— C’est ce à quoi nous travaillons tous. Depuis leur retour, les Bourbons ont presque réussi à me faire regretter Napoléon. Dieu sait pourtant si je le détestais ! Mais soyez en repos, Mme Morosini s’occupe de vous et nous la verrons tout à l’heure.
On arrivait. La voiture avait traversé la place Louis-XV, grand espace herbeux sur lequel la statue du Bien-Aimé n’avait jamais repris sa place et s’engageait dans la rue Saint-Florentin. Presque aussitôt, elle franchit un monumental portail à colonnes et s’arrêta enfin devant une haute porte vitrée gardée par des lions de pierre et abritée sous une marquise de tôle découpée.
Derrière la duchesse, Hortense déjà émue monta sans en rien voir un magnifique escalier de pierre blanche orné de tableaux et de statues. Le luxe de sa maison paternelle l’avait rendue peu sensible à celui des autres et elle ne pensait qu’à une chose : elle allait revoir son fils, le tenir dans ses bras…
On n’alla pas plus haut que l’entresol. Là, deux portes peintes d’une belle couleur ivoire relevée de filets d’or donnaient à droite sur les appartements du prince, à gauche sur ceux de la duchesse. Celle de gauche s’ouvrit d’elle-même. C’était l’un des raffinements de cette demeure exceptionnelle : les portes semblaient s’ouvrir sans le secours de mains humaines car rien ne devait en troubler – à l’exception des jours de réception – le silence feutré. Il était bon qu’une maison où pensait l’un des cerveaux les plus puissants du monde eût cette atmosphère un peu mystérieuse.
Traversant l’antichambre, une enfilade de salons et une bibliothèque, Mme de Dino conduisit sa compagne jusqu’à une chambre, où une femme en noir enveloppée dans un grand tablier blanc amidonné s’activait autour d’un berceau.
Hortense ne vit que ce berceau. Incapable de se contenir plus longtemps elle s’élança vers lui et se pencha, le cœur bouleversé…
— Il vient de s’endormir, Madame la Comtesse, murmura une voix à son oreille.
— Je ne le réveillerai pas… Je veux seulement le regarder… Comme il est beau !
Les yeux brouillés par des larmes de joie, elle contempla la minuscule figure au-dessus de laquelle les fins cheveux noirs commençaient à boucler. D’un joli brun doré, le bébé avait l’air d’une pêche de vigne tant ses petites joues rondes étaient fraîches et duvetées. Il dormait avec application, ses petits poings bien serrés, tandis que sa bouche mignonne esquissait une lippe volontaire… Doucement, tout doucement, Hortense caressa l’un des petits poings qui aussitôt, sans que l’enfant s’éveillât, s’ouvrit, s’épanouit comme une minuscule étoile de mer puis se referma sur le doigt maternel.
Figée dans son adoration silencieuse, Hortense n’osait bouger. Cette petite main refermée sur la sienne renouait le lien si cruellement rompu par le marquis au lendemain de la naissance du petit garçon. La jeune mère en sentait la chaleur jusqu’au fond de son cœur… Mais l’enfant replongeait dans les profondeurs du sommeil et ses petits doigts s’ouvrirent à nouveau libérant Hortense. Elle se releva et sourit à la jeune femme brune qui, debout de l’autre côté du berceau, contemplait elle aussi son nourrisson.
— Je vous reconnais. Nous nous sommes déjà vues à Combert au temps de mes fiançailles. Vous êtes Jeannette, la nièce de François Devès ?
— Pour vous servir, Madame la Comtesse… et pour servir aussi Monsieur le Comte.
— Monsieur le Comte ?… Ah oui ! rit Hortense, réalisant que le titre pompeux s’appliquait à son bébé. Je ne sais comment vous remercier de consentir à vous occuper de lui. Mais, ajouta-t-elle avec une soudaine inquiétude, vous n’allez peut-être pas pouvoir continuer ?
— Pourquoi donc ?
— … Parce que vous souhaitez sans doute retourner à Combert, auprès des vôtres ?
Un nuage passa sur les yeux gris de la jeune femme, si semblables à ceux de François.
— Les miens ? Il ne me reste que mon oncle et il ne s’attend pas à ce que je revienne de sitôt… A moins que cela ne vous déplaise, j’aimerais continuer à m’occuper du bébé. Il est si beau, si mignon ! Je crois que je suis déjà attachée à lui…
— Me déplaire ? Jeannette, je ne demande que cela et je vous remercie de tout mon cœur !
Elle embrassa la jeune nourrice.
— Au fait, comment l’appelez-vous ?… Je veux dire quel prénom lui donnez-vous ?
— On ne lui en donne pas encore. Il est si petit ! Mais est-ce qu’il ne s’appelle pas Foulques-Étienne-Victor ?
Un peu surprise à l’énoncé de ce triple nom dont elle n’attendait que le tiers, Hortense sourit :
— Je sais que le marquis de Lauzargues tient essentiellement à l’appeler Foulques, comme lui-même. Mais pour moi, il a toujours été Étienne. Voulez-vous vous en souvenir ?
— Bien sûr, Madame la Comtesse. C’est tout naturel d’ailleurs. Le comte Étienne était si doux, si aimable avec les petites gens…
Heureuse de ce compliment décerné à l’ombre trop oubliée de son époux, et désormais tranquillisée sur le confort de son fils, Hortense alla faire un peu de toilette dans la chambre que lui avait fait donner Mme de Dino. Celle-ci entendait, en effet, la présenter au maître de la maison.
— Son lever a lieu vers midi. Il y a toujours une sorte de foule, dit-elle comme si c’eût été la chose la plus naturelle du monde qu’un simple particulier, même Grand chambellan, même prince, ressuscitât pour son usage des rites proprement royaux. Mais, rassurez-vous, il n’y a aucun risque pour vous d’y voir quelque membre de la Cour. Nous recevons surtout des hommes politiques et des étrangers…
Jugeant normal d’être présentée à un homme qui l’abritait sous son toit, Hortense garda ses réflexions pour elle-même. Elle n’était d’ailleurs qu’au début de ses surprises…
Traversant le palier sur le coup de midi, elle fut introduite par la duchesse dans un grand salon, relativement bas de plafond comme tout l’étage mais décoré avec un grand luxe sentant tout à fait l’Ancien Régime. L’ivoire et l’or en étaient les tonalités générales et de grands lustres à cristaux taillés pendaient du plafond. Quelques dames âgées mais toutes habillées avec une grande élégance sous des chapeaux chargés de plumes et de fleurs y bavardaient à mi-voix avec des hommes de tous âges et de toutes tailles. L’un d’eux, debout près d’une petite table où reposait une sacoche de cuir, devait être médecin. Derrière lui, trois valets en livrée gris et or dont l’un tenait une cuvette remplie d’eau et un autre des serviettes attendaient.
Mme de Dino eut à peine le temps de saluer ou de recevoir les saluts de quelques dames. Déjà les doubles portes de la chambre s’ouvraient laissant voir un vaste lit de parade drapé de soieries jaune d’or… et un étrange trio. C’était, porté plus que soutenu par deux valets en habits noirs, une sorte de paquet d’étoffes et de bonnets, le tout recouvert d’une douillette de taffetas gris. On y distinguait un visage pâle et ridé dont la peau presque blême collait à l’ossature et la révélait. Sans les cheveux blancs qui tombaient en boucles emmêlées de chaque côté, cette figure eût pu évoquer d’assez près une tête de mort. Les yeux, d’un bleu délavé, étaient ternes et les plis qui encadraient la bouche accentuaient son expression méprisante…
Le regard d’Hortense alla du prince à sa nièce, très belle dans une robe de soie ivoire ornée de dentelles. Se pouvait-il que cet homme et cette femme se fussent aimés passionnément, s’aimassent peut-être encore ? Si l’on en croyait l’empressement tendre avec lequel la duchesse allait embrasser l’étrange apparition, cela pouvait être vrai… D’ailleurs, derrière elle, les autres dames se précipitaient. C’était à qui embrasserait aussi. Seule, Hortense resta à sa place, attendant sans trop savoir quoi. Mais le regard terne venait de se poser sur elle et, déjà, Mme de Dino lui faisait signe d’approcher. En même temps, elle se penchait à l’oreille de Talleyrand pour lui murmurer quelque chose.
Il hocha la tête puis l’inclina pour répondre à la révérence de la jeune femme :
— Serviteur, Madame ! fit-il d’une voix sépulcrale. Nous avons beaucoup connu votre père… Vous avez raison de soutenir sa mémoire !
— Votre Altesse est infiniment bonne de me le dire, murmura la jeune femme émue. La mémoire de mes parents m’est, en effet, très chère et je m’attache…
— Sans doute, sans doute ! Mme de Dino vous veut du bien. C’est une grande chance pour vous mais n’en abusez pas !
Blessée, le rouge aux joues, Hortense n’eut pas le temps de dire qu’il n’était jamais entré dans ses intentions d’abuser de qui que ce soit, et moins encore d’une dame qu’elle connaissait à peine. Déjà quelqu’un la poussait doucement de côté : il fallait laisser passer le prince que ses valets menaient vers une glace où il considéra longuement son visage, comme s’il en comptait les rides et les taches de vieillesse. Puis on l’assit dans un fauteuil pour qu’il pût procéder à sa toilette. C’était une opération longue et peu agréable à contempler.
Talleyrand commença par plonger sa figure dans la cuvette que tenait le laquais et entreprit d’y récurer ses fosses nasales. Avec son nez, Son Altesse Sérénissime aspira une grande quantité d’eau, la rejeta par la bouche avec un bruit de tuyau engorgé. Puis recommença. Cela dura un bon quart d’heure après quoi une seconde cuvette apparut. Cette fois, il s’agissait de prendre un bain de pieds.
Talleyrand usa un autre quart d’heure à tremper dans l’eau parfumée son pied atrophié et l’autre qui n’était guère plus appétissant tout en livrant sa chevelure à son coiffeur. Une odeur de cheveux chauffés emplit la pièce. Mais, son visage étant libéré, le prince à présent parlait, appelant auprès de son fauteuil l’une ou l’autre des personnes présentes.
— J’ai reçu votre lettre, mon cher Royer-Collard, dit-il au président de la Chambre, bel homme d’une soixantaine d’années à la bouche énergique et au regard plein de feu. Et je veux vous dire ceci : ne vous y trompez pas, je n’ai pas cessé de souhaiter le maintien de la Restauration et je rejette toute solidarité avec ceux qui poussent à sa chute… Ah, monsieur l’ambassadeur ! Vous voilà ! Que c’est aimable à vous d’être venu jusqu’à moi !… Mon cher préfet, nous aurons tout à l’heure une longue conversation. Les provinces ont besoin d’être soutenues… Monsieur le comte Greffulhe, je vous entretiendrai plus tard de notre affaire…
Cela ne cessait pas. Les visiteurs s’approchaient puis reculaient comme dans un ballet bien réglé. Pendant ce temps, Talleyrand perdait peu à peu son aspect de Lazare sortant du tombeau pour prendre forme humaine. Hortense, fascinée en dépit de l’espèce de dégoût qu’il lui inspirait, put voir qu’il avait un grand front plein d’intelligence et que, dans ce demi-vivant, l’esprit demeurait vif, acéré. Il traitait plusieurs affaires à la fois et quand, débarrassé de toutes les flanelles qui l’enveloppaient, il eut passé ses culottes, ses bas de soie et ses souliers à larges boucles, il saisit sa canne à pommeau d’or et commença, tout en s’habillant, une série de marches et de contremarches à travers le salon poursuivi par les valets chargés de lui passer de nouvelles flanelles, sa chemise blanche, enfin son gilet et son habit. Peu à peu, les dames se retiraient. C’était l’heure où le prince traitait de ses affaires et elles avaient le choix entre se rendre à la salle à manger pour une collation ou rentrer tout simplement chez elles.
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