La duchesse emmena Hortense, soulagée d’échapper à cette atmosphère qui, dans son genre, lui était apparue comme aussi étouffante que celle des Tuileries. Mais elle avait quelque chose à dire et elle le dit.
— Madame la Duchesse, j’ai cru comprendre que le prince n’approuve guère ma venue ici. Il vaut mieux, je crois, que je ne m’attarde pas. Êtes-vous certaine que la comtesse Morosini doit venir ?…
— Tout à fait certaine. Quant à mon oncle, ne vous tourmentez pas pour lui. C’est l’un de ses principes de me laisser mener mes affaires et mes amitiés comme je l’entends. Une manière comme une autre d’éviter de se compromettre. Mais il aurait été très mécontent si vous n’étiez pas venue le saluer. Au surplus, rassurez-vous, dès demain vous aurez quitté cette maison. D’ailleurs, je vous l’ai dit, nous partons nous-mêmes pour Valencay d’où nous gagnerons les eaux de Bourbon-l’Archambault
Comme l’avait prédit la duchesse, Félicia apparut dans l’après-midi, rayonnante dans une robe de mousseline couleur de fumée égayée par un châle du même rose que les fleurs de son grand chapeau. Elle avait tout à fait la mine d’une femme du monde qui s’en vient faire une visite à une amie et rien dans sa mise ou dans son comportement ne suggérait une âme troublée, fût-ce par le plus léger souci. Pourtant quand, dans le salon de la duchesse, elle retrouva son amie, elle eut, en l’embrassant, des larmes dans les yeux.
— J’ai cru mourir d’inquiétude quand vous n’êtes pas revenue, dimanche, soupira-t-elle. Et même à présent, je vous l’avoue, je ne suis pas très rassurée.
— Vous n’avez plus aucune raison d’être inquiète, coupa Mme de Dino. Votre amie est parfaitement en sûreté ici et si vous n’avez pas trouvé le refuge que vous espériez, je peux toujours l’envoyer à Rochecotte…
— Vous êtes infiniment bonne, Madame la Duchesse, mais c’est bien inutile. J’ai trouvé et, demain, une voiture viendra chercher Mme de Lauzargues, son fils et sa servante pour les conduire dans un lieu que je crois sûr. Mais je l’avoue, la visite domiciliaire que j’ai subie l’autre jour m’a laissé une mauvaise impression. Je vois des mouchards et des espions partout… et puis il y a autre chose, Hortense : hier soir, j’ai rencontré votre oncle.
— Mon Dieu ! Il est encore à Paris ? J’espérais tant qu’il repartirait très vite ! Je supposais qu’il me croirait retournée en Auvergne…
— J’ai fait ce que j’ai pu pour cela mais je ne suis pas certaine qu’il m’ait crue.
— Dites-nous d’abord où vous l’avez rencontré et ce qu’il vous a dit, fit Mme de Dino.
— C’est trop juste. Pensant qu’il était bon que je reprenne mes habitudes comme si de rien n’était, je suis allée hier soir à l’Opéra-Comique entendre cette chose fade mais assez aimable qui s’intitule la Petite Maison. J’ai vu alors entrer dans une loge San Severo accompagné d’un homme que j’ai reconnu à la description que vous m’en avez faite. Et, en effet, quand ces messieurs sont venus me saluer, à l’entracte, j’ai perdu mon dernier espoir de me tromper : il s’agissait bien du marquis de Lauzargues.
— Vous a-t-il parlé de moi ?
— Il n’a même parlé que de vous. Il semblait fort soucieux. Il a demandé si j’avais de vos nouvelles. J’ai pris alors un air riant pour dire que je n’en avais pas de fraîches mais que j’en avais eu et que j’en attendais d’autres. Il a riposté qu’il ne voyait pas comment je pouvais en avoir eu puisque vous n’étiez pas rentrée à la maison. La moutarde, alors, m’a monté au nez : « Je sais, ai-je dit, que vous n’en ignorez rien puisque, après avoir fait fouiller ma maison, vous avez osé la faire surveiller comme n’importe quel repaire de brigands. » Il s’est alors confondu en excuses et m’a suppliée de dire ce que je savais…
— Qu’avez-vous dit ?
— Eh bien ! mais… qu’ayant quelque argent sur vous, vous vous étiez réfugiée dans un hôtel de voyageurs d’où vous m’aviez demandé des vêtements plus convenables. Généreusement payés, vos hôteliers ont consenti à se taire et même à prendre pour vous un passage sur la malle-poste. Là, il s’est récrié : « La malle-poste ? C’est impossible. Tous les départs sur Clermont sont surveillés ! » Alors là, j’ai éclaté : « Quelle sorte de gentilhomme êtes-vous, marquis, pour oser pourchasser ainsi une femme de votre sang ? Vous osez faire appel à la police contre elle ? Je ne vous fais pas mon compliment… Malheureusement pour vous cela n’a servi de rien : Mme de Lauzargues a pris la diligence de Toulouse. Il lui sera facile en cours de route de prendre une autre voiture la ramenant vers l’Auvergne… Mais, rassurez-vous, elle m’a promis de m’envoyer de ses nouvelles dès son arrivée… »
Félicia reprit son souffle, un peu écourté par l’espèce de scène à deux voix qu’elle venait de jouer avec quelque talent pour ses auditrices.
— Le marquis m’a fait entendre qu’il lui serait tout particulièrement agréable de pouvoir prendre connaissance desdites nouvelles. Je lui ai répondu que mon courrier ne regardait que moi. Là-dessus l’entracte s’est achevé et mes envahisseurs ont regagné leurs places. Mais ils n’ont pas suivi grand-chose de la pièce. De ma loge, je les voyais se parler bas en jetant, de temps à autre, des regards de mon côté. En fait, ma chère Hortense, je ne suis pas certaine de les avoir convaincus…
— Il faut qu’ils le soient ! s’écria la duchesse. Vous dites, ma chère amie, que votre maison est toujours surveillée ?
— Oh, j’en suis absolument persuadée ! Quand mes serviteurs vont au marché ou faire quelque course, ils aperçoivent toujours au moins une silhouette noire qui disparaît à leur approche…
— C’est excellent !
— Ah ! Vous trouvez ?
— Mais oui. Vous allez donner à vos espions une pâture capable de convaincre le marquis. L’important est qu’il reparte… n’est-ce pas ?
— San Severo continuera la surveillance.
— Ce n’est pas certain. Il a fort à faire avec ses confrères banquiers, principalement avec les banques Laffitte et Greffulhe qui montrent depuis quelque temps une curiosité de plus en plus méfiante touchant les affaires que traite la banque Grainer. La réputation de San Severo s’effrite lentement et s’il n’était pas soutenu par la Cour à cause des quelques gouttes de sang royal qu’il porte en lui, il n’aurait jamais réussi à s’emparer des commandes d’une maison jusqu’alors irréprochable. En outre… il a trop de subtilité pour ne pas comprendre que le sol devient mouvant sous ses pas comme sous ceux du régime. Et je croirais volontiers que, si des événements se préparent, il fera tout son possible pour n’y être pas mêlé et les contempler de loin. Il s’est acheté récemment un château en Normandie destiné sans doute à ce repli stratégique.
— Ce serait là une bonne nouvelle en attendant qu’il soit possible de lui faire rendre gorge, dit Hortense. Mais comment pensez-vous convaincre mon oncle de mon retour en Auvergne, Madame la Duchesse ?
— Oh, c’est fort simple. Dans quelques jours, Mme Morosini enverra sa camériste – si elle en a une suffisamment intelligente pour bien jouer un rôle…
— J’ai Lydia. C’est une fabuleuse comédienne.
— A merveille ! Donc vous enverrez aux Messageries cette Lydia porteuse d’une lettre qu’elle gardera assez évidente mais non ostentatoire. Une lettre adressée à la comtesse de Lauzargues dans un endroit quelconque d’Auvergne. Je serais fort surprise si l’un des mouchards qui vous entourent, voyant qu’il s’agit d’une femme, ne la bousculait pas pour s’emparer de cette lettre ou, plus simplement, pour en lire l’adresse.
— Le moyen est bon, dit Hortense. Mais quelle adresse indiquer ? Je ne voudrais pour rien au monde mettre en position difficile, voire en danger, les quelques braves gens qui m’aiment…
— Il faut pourtant en trouver une plausible. Ne voyez-vous personne ?
— N’aviez-vous pas une grand-tante quelque part vers Clermont ? proposa Félicia.
— Mme de Mirefleur ? Bien sûr… seulement elle est morte voici un an environ. Son hôtel de la rue des Gras doit toujours être fermé…
— Ce n’est pas certain. Elle doit bien avoir au moins un héritier ?
— Une fille, la baronne d’Esparron, qui habite en Avignon…
— Mais qui pourrait peut-être venir de temps en temps à Clermont pour veiller aux affaires de sa mère. Je crois, conclut Mme de Dino, que la lettre pourrait être adressée à Madame de Lauzargues aux soins de la baronne d’Esparron en son hôtel de Clermont. Le marquis s’y précipiterait. A moins que la lettre ne soit directement adressée en Avignon…
— Ce serait évidemment l’idéal. Le malheur est que j’ignore l’adresse de Mme d’Esparron et que le marquis, lui, la connaît…
Dorothée de Dino fit la moue, réfléchit un instant, et les nuages qui obscurcissaient son front s’éclaircirent :
— Nous devrions pouvoir trouver cette adresse, soit par le duc de Sabran, soit par le marquis de Barbantane… Je vais essayer de voir l’un ou l’autre d’ici notre départ et je vous enverrai un mot. De toute façon, la lettre ne doit pas partir avant quelques jours. A présent, nous allons boire un peu de thé. Cela nous fera du bien car tout travail mérite récompense, conclut la duchesse en secouant un cordon de sonnette.
— Ensuite, Félicia, vous viendrez avec moi voir mon fils. C’est le plus bel enfant du monde ! dit Hortense.
— Comment donc ! Vous seriez bien la première mère à dire autrement que les autres…
Le lendemain, tôt le matin, la vaste cour de l’hôtel Talleyrand connaissait l’encombrement et l’agitation des départs. Outre la grande berline de voyage du prince et de sa nièce, trois autres voitures attendaient serviteurs privilégiés et bagages. Et quand une cinquième voiture vint se joindre aux autres, personne n’y fit attention. C’était d’ailleurs un simple cabriolet de couleur chocolat attelé d’un vigoureux cheval de même nuance. Cette voiture-là attendait Hortense, Jeannette et le petit Étienne. Un cocher dont le visage était à demi caché par le haut col de son manteau à triple pèlerine et par le bord de son chapeau enfoncé jusqu’aux sourcils tenait le cheval en main…
Quand le cortège de la jeune femme apparut sur le seuil flanqué de deux domestiques portant les bagages, l’homme se découvrit juste assez pour qu’Hortense le reconnût puis se recoiffa en hâte. C’était le bizarre personnage qui les avait guidées, Félicia et elle, dans les caves du café Lamblin, celui que l’on appelait Vidocq. Mais, apparemment, il ne souhaitait pas être interpellé et Hortense fit comme s’il s’agissait d’un cocher ordinaire. Cependant, c’était agréable de partir sous la conduite d’un homme dont elle savait qu’il était du même bord que Félicia. Et, en dépit de l’accueil reçu, ce fut avec une sorte de soulagement qu’elle quitta la rue Saint-Florentin. La présence du prince qu’elle devinait, sinon hostile, du moins nettement réticente, lui était pénible. Tandis que ce matin, elle se sentait allégée, délivrée. C’était peut-être aussi le joyeux soleil qui brillait sur les toits et les feuilles des arbres. Il faisait un temps délicieux, propre à l’épanouissement d’un bonheur paisible. L’air était tiède, léger et embaumait le tilleul et la rose…
Doucement, Hortense prit la main de son fils qui dormait sur les genoux de Jeannette. Elle adorait le regarder dormir et, la nuit précédente, elle s’était non seulement couchée tard mais relevée quatre ou cinq fois pour jeter un coup d’œil sur la petite tête brune et s’assurer qu’elle n’appartenait pas au domaine du rêve.
La voiture roulait sur les Boulevards et venait de se faire dépasser par le Madeleine-Bastille, la nouvelle voiture publique inaugurée quelque temps auparavant par la duchesse de Berry et que l’on appelait l’omnibus. L’énorme caisse jaune dont l’impériale était déjà encombrée d’habits clairs et de robes fleuries, traçait son chemin dans un grand bruit de sonnailles ponctué par des sonneries de trompes annonçant les arrêts. On la redépassa d’ailleurs peu après.
— Si ce genre de véhicule se généralise, ronchonna Vidocq en lançant son cheval à vive allure, les Boulevards ne seront bientôt plus praticables. Cela va tout encombrer…
— Mais ce doit être bien agréable pour les gens qui ne possèdent pas de voiture, dit Hortense en riant. Au fait, me direz-vous où nous allons ?…
— A Saint-Mandé. C’est le village où j’habite. C’est un endroit charmant, vous verrez, et vous allez loger chez une vieille dame tout à fait accordée au paysage. Elle vous attend avec impatience…
— Mais elle ne me connaît pas ?
— Sans doute mais c’est l’idée de recevoir un bébé chez elle qui l’enchante. Mme Morizet n’a jamais eu d’enfants. Vous serez bien, vous verrez…
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