— Je vous en prie, monsieur, brisons là ! Toutefois, avant de me retirer je désire encore apprendre de vous un ou deux détails…
— Mais je vous en prie.
— Vous m’avez dit que M. de Lauzargues avait été tenu informé de cette… tractation ?
— Je vous en donne ma parole. Le marquis d’ailleurs a reçu, pour vous-même et votre fils, une somme correspondant à la moitié du prix de vente, le reste demeurant à la banque pour y être réinvesti au nom de votre fils, bien entendu.
Soulevée par une colère dont elle n’était plus maîtresse, Hortense repoussa brutalement, en se levant, le fauteuil qui l’avait accueillie.
— Mais enfin, monsieur, cette fortune est la mienne et je m’étonne que personne, à la banque, ne daigne s’en souvenir. Je connais trop mon père pour imaginer un seul instant qu’il ait négligé de prendre des dispositions propres à m’assurer l’indépendance financière. Qu’a-t-on fait de ces dispositions ?
— Elles ont été, il me semble, scrupuleusement respectées. La banque a versé pour vous, jusqu’à votre mariage, une pension au marquis de Lauzargues. Ensuite, elle a versé votre dot qui était de cent mille livres, enfin les dividendes – sans compter la part de Berny – sont versés régulièrement…
— A M. de Lauzargues ? Et pourquoi pas à moi ? Je suis veuve, monsieur.
— Certes et nous avons tous ressenti ce deuil qui vous a frappée mais…
— Je ne vous en demande pas tant ! Je veux entrer en possession de ce qui m’appartient et auquel le marquis de Lauzargues n’a aucun droit. Je suis jeune, sans doute, mais ni passive ni imbécile, et le code Napoléon n’a jamais indiqué qu’une femme, une mère surtout, dût être dépouillée de ses biens au profit d’étrangers. Demain, j’irai à la banque.
— Calmez-vous, je vous en prie, calmez-vous ! Cette maison est pleine de monde. On pourrait vous entendre…
— Voilà qui m’est égal. Que l’on m’entende donc ! On ne m’entendra jamais assez !
— Mais que voulez-vous faire enfin ?
Elle tourna la tête vers lui avec un sourire plein de lassitude :
— Prendre un peu de repos d’abord. Je crois que j’en ai le plus grand besoin.
— C’est évident, voyons ! Je vous en prie, laissez-moi vous offrir l’hospitalité… en toute amitié.
— Je vous remercie, mais je ne peux accepter.
— Pourquoi ? Cette maison est la vôtre après tout.
— Après tout, en effet ! Et puis, êtes-vous marié, prince ?
— Non, hélas. Mon épouse a quitté ce monde voici bientôt quinze ans et je n’ai pas eu le cœur de la remplacer.
— Je vous en félicite mais en ce cas vous comprendrez que je ne saurais demeurer sous le même toit qu’un homme seul. Dans ma situation, je dois veiller à ma réputation.
— Croyez-vous qu’un quelconque hôtel lui sera plus favorable ? repartit San Severo vexé visiblement de cette leçon de bienséance.
— Aussi n’irai-je pas à l’hôtel. Si vous voulez bien me faire appeler une voiture, j’ai l’intention de me rendre au couvent des Dames du Sacré-Cœur où j’ai été élevée. Je suis certaine que la Révérende Mère Madeleine-Sophie Barat m’accueillera. Nous nous reverrons demain, à la banque, où je me rendrai dans la journée.
— Rien ne presse. Prenez un peu de repos !
— Monsieur, je n’ai pas les moyens de prendre de repos. J’entends réclamer aux guichets de mon père au moins une part de ce qui m’est dû.
— N’est-ce que cela ? Alors soyez sans crainte. Dès demain, je donnerai ordre qu’on vous porte, rue de Varenne… c’est bien rue de Varenne ?… une certaine somme pour vos premiers frais. Nous aurons, par la suite, le temps de voir avec vous comment nous pouvons vous satisfaire tout en respectant les intérêts de chacun.
— Maintenant, je vous en prie, veuillez me faire appeler une voiture.
Il n’en est pas question. Je vais dire que l’on attelle. Vous refusez mon hospitalité mais vous accepterez au moins ma voiture, j’espère ?
Sans attendre la réponse, San Severo s’élançait vers la porte, poussé par une hâte dont Hortense ne sut pas très bien si c’était celle de rejoindre au plus tôt ses invités ou celle d’être débarrassé d’elle. Il disparut avant qu’elle eût le temps de lui faire remarquer qu’un simple coup de sonnette aurait suffi sans doute et qu’il était bien inutile qu’il se dérangeât lui-même. Au temps d’Henri Granier il y avait toujours au moins deux valets prêts à répondre à son appel quelles que fussent les circonstances. Mais, après tout, le prince tenait peut-être à ménager les jambes et les oreilles de ses gens. Et puis, elle-même se sentait si lasse qu’au fond tout cela n’avait plus la moindre importance. Tout ce qu’elle souhaitait à présent, c’était une présence amie et aucune ne serait plus réconfortante, plus bénéfique, plus douce que celle de Mère Madeleine-Sophie. Et puis… un lit !
Quelques instants plus tard, le prince reparaissait.
— La voiture sera là dans une minute, fit-il en se frottant les mains en un geste de satisfaction parfaitement incongru chez un grand seigneur et qui choqua Hortense. Demain, je passerai moi-même prendre de vos nouvelles et vous porter ce que je vous ai promis…
— Comprenez-moi bien, vous aussi ! dit Hortense froidement. Je ne vous demande pas l’aumône. J’entends obtenir ce qui m’appartient par droit de naissance. Je n’ai pas, en effet, l’intention de passer ma vie au couvent. Il faudra que je songe à trouver, pour moi et mon fils, un logis convenable puisque cette maison est occupée. A moins que votre bail de location ne tire à sa fin ? Ce que je préférerais de beaucoup.
La figure brune du prince prit une légère teinte brique.
— Vous ne retournerez pas en Auvergne ?
Apparemment c’était cette solution-là qui recueillait tous ses suffrages et Hortense faillit sourire de cette naïveté grossière.
— Pas pour le moment.
Un valet annonça que la voiture était avancée et de ce fait coupa court à l’entretien. Cérémonieusement, le prince raccompagna sa visiteuse jusqu’au grand vestibule. L’ariette de Mozart avait fait place à un lieder de Schubert qui était alors fort à la mode, et qui servait de musique de fond au murmure policé des conversations et au tintement des cristaux. Par les hautes fenêtres du vestibule Hortense aperçut non pas une mais deux voitures. L’une dans laquelle un valet plaçait son bagage, l’autre, un landau superbe verni noir et jaune, dont un autre valet était en train de distraire, avec mille précautions, une dame en grand apparat.
— Ah, mon Dieu ! La voilà enfin ! s’exclama le prince. Voulez-vous m’excuser un instant, comtesse ?
Et de se précipiter vers la nouvelle venue avec tout un luxe d’exclamations où la bienvenue se mêlait à une bruyante admiration. La dame en valait d’ailleurs la peine. Hortense put apprécier à sa juste valeur un immense manteau de faille pourpre sur une très belle robe de satin gris pâle. Des fusées de « paradis » aux deux nuances couronnaient la chevelure noire et lustrée de la dame qui se défendait en riant des compliments hyperboliques de son hôte. Bien loin de s’excuser de son retard, elle déclara qu’elle s’était attardée au Jardin des Plantes pour voir le repas de la girafe.
— La girafe ! s’écria San Severo en s’efforçant de trouver la chose amusante. Quand donc, ma chère, très chère comtesse, cesserez-vous de me tourmenter, moi qui suis votre esclave ?
— Quand vous cesserez de m’inviter. Que voulez-vous, mon cher, il faut vraiment n’avoir rien de mieux à faire pour venir chez vous.
Elle riait, mais Hortense, réfugiée par discrétion derrière un énorme vase antique débordant d’iris noirs et de lilas blanc, avait déjà reconnu cette voix, ce rire, ce visage… Elle quitta son abri parfumé et s’avança dans la lumière. Le rire de la dame s’arrêta net et ses yeux s’agrandirent.
— Est-ce que je rêve ? Hortense ? Hortense ici ?
— Mais oui, Félicia, c’est bien moi. Et, apparemment, c’est bien vous aussi.
La même fougue juvénile jeta les deux jeunes femmes dans les bras l’une de l’autre sous l’œil rond de leur hôte. La simarre cardinalice enveloppa le modeste manteau de drap noir et Hortense sentit son cœur se réchauffer sous l’étreinte de son ancienne compagne du Sacré-Cœur. Félicia retrouvée ! La princesse Félicia Orsini qui avait été son ennemie des années durant et qui pourtant, à l’instant du malheur, s’était révélée son plus vigoureux défenseur ! Félicia dont, tant de fois, dans la solitude de Lauzargues, elle avait évoqué avec nostalgie le caractère intraitable et la silhouette altière ! Et voilà qu’elles se retrouvaient face à face par une sorte de magie incompréhensible ! Hortense eut le sentiment qu’elle allait être un peu moins malheureuse.
La première, Félicia retrouva son souffle
— Mais que faites-vous ici ? Je vous croyais en Auvergne ?
— J’en suis arrivée tout à l’heure et je pensais venir m’installer ici, dans l’ancienne demeure de mes parents. J’ignorais qu’on en eût disposé.
— Et, naturellement, vous partiez ? Où donc alliez-vous comme cela ?
— Je comptais demander l’hospitalité de notre ancien couvent…
— J’ai bien proposé à madame de prendre logis chez moi… risqua San Severo qui commençait à se sentir oublié. – Mal lui en prit : Félicia le foudroya de l’un de ces regards dont elle semblait avoir conservé le secret.
— Chez vous ? Sans femme pour la recevoir ? Vous perdez l’esprit, mon pauvre Fernando ! Où avez-vous pris votre éducation ? Chez les lazzaroni de Naples ?
— Mais que vouliez-vous que je fasse ?
— La courtoisie exigeait que vous rendiez immédiatement à madame… au fait comment vous appelez-vous à présent, Hortense ?
— Lauzargues. J’ai épousé mon cousin Étienne… et je l’ai perdu peu après notre mariage. Je suis veuve, Félicia !
— Tiens ! Comme moi ! fit distraitement la jeune femme. Mais revenons à vous, Fernando. Je disais donc qu’il eût été élégant de votre part de rendre sa maison à Mme de Lauzargues et d’aller coucher à l’hôtel !
— Vous n’y pensez pas, comtesse ! Oubliez-vous que j’ai une soirée ? Il est même grand temps que nous allions rejoindre mes invités. Je mets madame en voiture et…
— Que nous allions rejoindre ? Parlez pour vous, mon cher ! Moi j’ai retrouvé mon amie Hortense et je la garde. Et puisque vous n’avez pas su lui offrir une hospitalité qu’elle pût accepter, je l’emmène ! Faites donc revenir ma voiture, s’il vous plaît !
Du coup, Hortense crut que San Severo allait se mettre à pleurer.
— Vous voulez partir tout de suite, alors que l’on vous attend ?
— Qui ? tous vos chers amis du ministère Polignac ? Monbel, Guernon-Ranville, La Bourdonnais ? Toutes ces nullités ? Mon cher Fernando, vous devriez être enchanté que je reparte car vous savez très bien que je ne les rencontre que pour le seul plaisir de leur dire des choses désagréables. Pour une fois, vous passerez une bonne soirée !
— Mais j’aime à vous avoir chez moi, Félicia cars…
— Vous avez tort !
— C’est une joie si profonde et si rare…
— C’est un service que je vous rends ! Vous savez bien que je suis toujours bonapartiste ! Venez, Hortense, vous devez avoir grand besoin de repos.
— Mais enfin, notre whist ?
— Remerciez le ciel, vous savez bien que je ne vous vaux rien !… Venez, Hortense, vous devez être épuisée.
Toujours suivies du prince qui ressemblait de plus en plus à une poule affolée, les deux femmes gagnèrent le péristyle. Mais, au moment de monter en voiture, Félicia s’arrêta un instant pour considérer sévèrement le véhicule qui avait été préparé pour Hortense.
— Est-ce là votre équipage, Fernando ? Je n’y vois ni vos armes ni d’ailleurs votre cocher ? Il me semble que vous eussiez pu faire plus d’honneur à Mme de Lauzargues.
— Le moindre détail échappe-t-il jamais à votre œil, chère comtesse ? soupira San Severo. Si vous voulez tout savoir, mon Luigi est malade. Quant à cette voiture, elle est neuve. On n’a pas encore pris le temps de l’armorier. Je vous baise les mains, mesdames.
Il se reculait de quelques pas après avoir aidé les deux femmes à monter. Hortense se pencha à la portière :
— N’oubliez pas ce que vous m’avez promis, prince. Il me serait agréable de le recevoir au plus tôt.
Il s’inclina :
— Je le ferai porter dès demain rue de Babylone, chez la comtesse Morosini.
— Je ne sais pas ce que c’est mais n’y manquez pas ! lança Félicia à la cantonade tandis que l’attelage démarrait. Ouf ! ajouta-t-elle en se laissant aller contre le capiton de satin blanc où son fier profil dessina aussitôt un camée, non seulement j’ai la joie de vous retrouver mais j’échappe à une soirée ennuyeuse.
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