— C’est ici mon refuge, dit l’armateur en avançant pour sa visiteuse une haute chaire d’ébène incrustée d’argent et de nacre. C’est ici que je m’efforce d’oublier que je ne navigue plus et que je ne suis plus qu’un boutiquier…

— Je suis flattée que vous me jugiez digne d’y pénétrer.

Du geste, il balaya la phrase, trop polie.

— Je vous y ai amenée pour que vous compreniez que j’ai l’intention d’être sincère avec vous. Et pour vous inciter à en faire autant. Qu’êtes vous venue faire ici, Mrs Kennedy ?… ou qui que vous soyez en réalité ?

Instantanément Hortense fut debout. Ses yeux dorés étincelèrent sous l’empire d’une brusque colère. En même temps, elle se sentait rougir.

— Et pourquoi, s’il vous plaît, ne serais-je pas moi-même ?

— Une lady irlandaise ?… Il est certain que cela vous va bien, admirablement même, encore que l’on puisse supposer, à vous voir, que vous êtes au moins duchesse. Mais passons ! Par contre, vous ne me ferez jamais croire que votre compagne – Mlle Romero je crois ? – n’est qu’une simple lectrice. Elle a l’allure d’une Grande d’Espagne… ou mieux encore : d’une impératrice romaine !

Hortense haussa les épaules :

— En vérité, monsieur, je ne comprends rien à votre discours et je vous rappelle que même une Grande d’Espagne pourrait avoir eu des malheurs. Nous avons été élevées ensemble, elle et moi. A présent, je vais vous prier de nous ramener à Morlaix…

— Pas tant que vous ne m’aurez pas répondu. Qu’êtes-vous venue faire ici ?

— Vous me fatiguez, monsieur Butler, mais je consens à vous répondre pour en finir : je visite la France, n’ayant rien d’autre à faire. La Bretagne n’en est-elle pas une partie intéressante ? C’est du moins ce que j’avais cru comprendre des discours d’un de vos amis, M. Rouen, qui m’a d’ailleurs dit vous avoir écrit pour vous prévenir de notre arrivée…

— J’ai reçu cette lettre, en effet. Ainsi Rouen l’aîné s’occupe à présent de… « tourism » comme on dit outre-Manche ? Je ne le croirai jamais. Il a toujours été enfoncé jusqu’aux oreilles dans les jeux politiques les plus violents. C’est son élément naturel…

— Il peut tout de même lui arriver de converser dans un salon et de…

— Il n’a jamais fréquenté aucun salon !

Brusquement, il saisit Hortense par la main et la mena jusqu’à l’une des fenêtres de la vaste pièce d’où l’on découvrait le paysage marin. De l’autre main, il saisit une longue-vue.

— Par contre il s’intéresse toujours de près au contenu des prisons d’État. Tenez, ajouta-t-il, en offrant l’instrument à la jeune femme. C’est l’heure de la promenade au Taureau. Avec cette longue-vue vous distinguerez les prisonniers comme si vous étiez auprès d’eux…

— Vraiment ? Ce doit être curieux…

Saisissant l’instrument en un geste où entrait du défi, elle l’ajusta à son œil… et constata qu’il n’y avait toujours que deux prisonniers sur la plate-forme. Qu’en était-il du jeune homme du cimetière du Nord ? Etait-il donc plus malade ?…

L’angoisse lui faisait oublier son compagnon. Aussi sursauta-t-elle quand elle l’entendit souffler presque à son oreille :

— Lequel s’agit-il de délivrer ?…

— Aucun ! En vérité, monsieur, vous rêvez ! A ce propos, comment se fait-il que vous n’ayez pas donné signe de vie plus tôt ? Vous aviez peur de quelque chose ? Je vous avoue que, lorsque j’ai reçu votre invitation, j’ai failli ne pas m’y rendre car je n’y comptais plus. Je ne suis pas de celles qui implorent pour qu’on les reçoive…

— Je ne voulais pas entrer en contact avec vous ! Elle eut un petit rire sec.

— Eh bien, il ne fallait pas le faire ! Qui vous y a obligé ? Mais quand je reverrai M. Rouen, je lui dirai qu’il a tort de vous croire un ami…

— Je l’estime et ne lui ferai aucun mal mais c’est un fou comme tous ces carbonari qui rêvent je ne sais quelle impossible république…

— République ? J’avais cru comprendre qu’ils n’étaient animés que par le souvenir de l’Empereur et le désir de voir un jour son fils sur le trône de France ?

— Je commence à croire qu’en effet vous ne les connaissez pas ! L’Empire ? Alors qu’ils ne rêvent que de ressusciter en France les jours insensés de la Révolution ? Ils veulent le pouvoir du peuple et du peuple seul ! Écoutez-moi bien : je hais les Bourbons et je ne souhaite que voir revenir celui que dans les milieux bonapartistes on appelle à présent l’Aiglon, mais je n’y crois pas ! Metternich est un trop bon geôlier. Jamais, lui vivant, le fils de l’Aigle ne planera sur l’Europe. Alors, moi, je n’ai aucune raison… jusqu’à présent tout au moins, de sacrifier ma tranquillité, ma fortune, mes biens et peut-être ma vie pour une utopie.

— Et qui vous demande quelque chose ? soupira Hortense. Je vous le répète, personne ne vous a obligé à me rencontrer…

Lui tournant le dos, il se dirigea vers la fenêtre, jouant toujours avec la lorgnette.

— Personne en effet… sinon le Destin. Je ne voulais pas vous rencontrer mais je l’ai fait sans le vouloir. Je vous ai vue… Dès lors, j’étais perdu…

— Perdu ? Aimez-vous à ce point les grands mots, monsieur Butler ?…

— C’est le mot qui convient car j’ai cessé d’être moi-même. Il fallait que je vous revoie, que je vous parle, que je vous approche…

Brusquement, il se retourna, jeta la lorgnette, courut à la jeune femme et la saisit aux épaules avant qu’elle eût pu faire un geste pour l’en empêcher.

— … que je vous respire ! A présent, je vous dis ceci : je vous aiderai, je ferai tout ce que vous me demanderez… je prendrai d’assaut à moi tout seul ce maudit château de mer. S’il le faut… je combattrai les soldats de la Junon, ses canons et tous les garde-côtes… A une seule condition !

— Une condition ?

— Une seule : l’évasion réalisée, vous restez avec moi, auprès de moi. Je ne vous demande pas votre vie entière mais seulement quelques semaines, quelques mois ! Dites un mot, un seul, et je jette tout cela, cette maison, mes terres, ma maison d’armement dans une balance faussée. Et même s’il faut prendre, au Taureau, la place de l’homme que vous voulez délivrer, j’irai avec joie en échange d’une seule nuit d’amour !

Sans brusquerie mais fermement, Hortense se dégagea. Son cœur battait à tout rompre tant était entraînante la passion qui possédait cet homme. Il était sincère, elle en était absolument persuadée et, à présent, la tentation lui venait de tout lui dire, de jouer le jeu pour lequel, au fond, on l’avait envoyée à lui. Une seule parole d’espoir et c’était la possibilité d’obtenir un bateau pour l’Angleterre… Mais, à cet instant, elle crut entendre la voix du colonel Duchamp répétant les paroles de son billet : « Ne demandez rien. Ne dites rien… » Elle n’avait pas le droit de prendre, seule, un tel risque. Si Butler n’était pas sincère, s’il n’était après tout qu’un habile comédien ? Les conséquences pouvaient être dramatiques… Lentement, sans le regarder, elle retourna s’asseoir dans la haute chaise de bois diapré…

— Vous avez trop d’imagination, monsieur Butler. Je ne souhaite délivrer personne…

— Allons donc ! Vous n’êtes là que pour cela ! Je le sais, je le sens… Vous aimez sans doute l’un de ces prisonniers car il faut un grand amour pour risquer ainsi sa liberté.

Le regard qu’elle lui offrit était d’une entière, d’une totale limpidité. Elle eut même un sourire, vite effacé d’ailleurs devant ce visage crispé.

— Le salut de mon âme m’est plus cher que la liberté, monsieur, pourtant c’est sur lui que je vais vous jurer ceci ; je n’aime aucun prisonnier proche ou lointain. Voulez-vous à présent me ramener auprès de Mlle Romero ?

— Restez encore un peu. Je voudrais tant vous convaincre.

— De quoi ? De ce que vous m’aimez ou croyez m’aimer ? Mon cher, vous aurez pour cela tout le temps. Je voyage, je vous l’ai dit, pour mon plaisir. Arrangez-vous pour faire partie de ce plaisir.

Elle vit Butler se calmer graduellement. Il passa sur son front une main qui ne tremblait plus et sourit, encore implorant tout de même.

— Vrai ? Vous allez rester encore quelque temps ?

— Mais bien sûr. Le pays est si beau ! Rien ne me presse…

— Alors quittez votre hôtel ! Venez vous installer chez moi avec Mlle Romero. Peut-être suis-je fou mais vous en êtes seule responsable et j’essaierai de vous le faire oublier, de vous gagner peut-être…

Elle lui tendit la main.

— Je ne vous défends pas d’essayer. Mais ne recommencez pas à dire des folies. Vous avez gravement compromis une journée que je trouvais si agréable.

— Promettez-moi de m’en donner d’autres ! pria-t-il en posant longuement ses lèvres sur cette main, et je promets en échange qu’elles seront telles que vous les souhaiterez…

Naturellement Hortense promit, tout en se détestant de mentir avec une telle facilité. Si cet homme était sincère, et rien n’autorisait à croire qu’il ne l’était pas, elle se comportait d’une façon dont, certainement, elle n’aimerait pas à se souvenir.

— Vous ne pouviez rien faire d’autre, dit Félicia quand, rentrées à leur hôtel, Hortense lui raconta ce qui s’était passé dans la maison. Si vous ne lui aviez pas donné d’espoir, cet homme était capable, peut-être, de nous dénoncer…

— Il semble sincère.

— Je n’en doute pas un seul instant. Mais il faut tout craindre d’une nature orgueilleuse et emportée comme la sienne. Je suis navrée de vous obliger à jouer ce rôle qui ne vous va pas, ma pauvre amie, mais je vous en ai une reconnaissance infinie… D’autant qu’il vous faut le soutenir encore jusqu’à l’instant du départ…

Cet instant-là posait d’ailleurs un problème. Comment quitter Morlaix assez discrètement pour que Patrick Butler n’en soit pas informé ? De toute évidence, Mme Blandin lui était dévouée. Que ses clientes préférées annoncent leur départ et elle le préviendrait certainement dans l’heure suivante…

— Je crois que j’ai trouvé une solution, dit Félicia après avoir mûrement réfléchi. Cet homme vous a bien proposé de vous installer chez lui ?

— En effet, mais…

— Mais rien. Il faut mettre Mme Blandin dans la confidence, lui dire que nous allons accepter l’invitation de M. Butler mais que, pour ne pas faire jaser, nous partirons vers le soir…

— Vous croyez que cela marchera ?

— Je crois qu’elle sera enchantée de jouer un rôle de confidente comme on en voit au théâtre. On manque terriblement de distractions dans ces petites villes. Et puis nous n’avons pas le choix à moins de partir à pied et sans nos bagages…

C’était, en effet, la seule solution même si cela obligeait Hortense à rougir sous les regards intéressés de son hôtelière. Mais au fond, seule une certaine Mrs Kennedy n’ayant jamais existé y laisserait sa réputation. On s’en tint donc à cette solution.

Timour, rentrant de ses longues errances à travers la ville, la campagne ou le port leur apporta les dernières instructions du colonel Duchamp : on se retrouverait le dimanche soir à onze heures à certaine croisée de chemins. De là on gagnerait la grève de Carantec où la barque attendrait… Tout était prêt. Gallec avait reçu son vin.

Les deux femmes se regardèrent avec un mélange de soulagement et d’inquiétude : cette fois la machine était en marche. Il fallait tout faire pour que rien ne vînt l’arrêter…

Ce fut le ciel qui se chargea de régler le problème de leur sortie de l’auberge, non sans en poser un autre plus grave : le temps changea brusquement. Un violent orage qui éclata dans la nuit noya la ville sous des trombes d’eau et causa des dégâts dans le port. Quand l’aube du samedi se leva, Morlaix était noyée dans une brume lourde et grise. Et, bien sûr, il ne pouvait plus être question de la promenade en mer projetée la veille avec Patrick Butler. Du haut de leur balcon Hortense et Félicia contemplèrent avec consternation les débris de toutes sortes qui jonchaient la place : branches d’arbres, ardoises et morceaux de cheminées… D’un même mouvement, elles se signèrent : si pareille tempête recommençait dans la nuit du dimanche, c’en serait fait de leurs espoirs car aucun bateau ne pourrait accoster au rocher du Taureau. Et même si le vin drogué produisait plein effet, le prisonnier demeurerait dans sa prison. Avec cette seule différence qu’à l’avenir les soldats du fort montreraient peut-être une certaine méfiance envers les produits du père Gallec.

Patrick Butler vint sur la fin de la matinée. Il était visiblement soucieux.

— Je vais être obligé de vous quitter, dit-il en baisant la main d’Hortense. J’ai un navire en construction à Brest et j’ai grand-peur que la tempête de cette nuit n’ait causé de graves dégâts. Je pars tout à l’heure après avoir déjeuné avec vous si vous le voulez bien ?…