— Naturellement. Vous partez pour longtemps ?

— Deux jours si le bateau n’a rien, une bonne semaine s’il est endommagé. Une semaine sans vous ! Mais vous m’attendrez, n’est-ce pas ?

Hortense sourit. Elle venait d’avoir une idée.

— Naturellement. Ne vous ai-je pas dit que je vous donnerais une chance ?… Nous pouvons même faire mieux.

— Quoi donc ?

— Si dans deux jours vous n’êtes pas rentré, nous pourrions aller vous rejoindre. Je crois que j’aimerais beaucoup visiter Brest.

Le bonheur qui envahit le visage de l’armateur lui serra le cœur et lui fit honte. Elle jouait cruellement avec les sentiments de cet homme. Quel souvenir garderait-il par la suite de la charmante Mrs Kennedy…

— Venez tout de suite ?

— Non. Je suis trop lasse. Avec cette tempête, je n’ai pas dormi de la nuit…

— Alors demain ? ou lundi au plus tard ? Avec la perspective de vous faire visiter Brest je n’ai plus du tout envie de revenir. Là-bas nous serons plus libres. Et ensuite… nous reviendrons ensemble…

Parti sur ces bases, le déjeuner servi sous l’œil maternel de Mme Blandin fut des plus gais. Visiblement, l’armateur voyait s’ouvrir devant lui un merveilleux avenir. Il avait tout oublié de ses soupçons et c’est la joie au cœur qu’il partit.

— Il est presque dommage que vous aimiez ailleurs, dit songeusement Félicia. Cet homme-là est tout à vous. Auprès de lui vous n’auriez plus rien à craindre de qui que ce soit car il est de ceux qui savent garder ce qui est à eux…

— Vous avez sans doute raison mais mon cœur est à Lauzargues et je ne saurais le reprendre à l’homme qui a su le conquérir.

— Je reconnais qu’avec toute sa fortune, tout son amour, Butler ne peut avoir aucune chance contre votre meneur de loups… Nous allons donc nous dépêcher de l’oublier… et ce soir, nous annoncerons à notre hôtelière que nous prenons demain la route de Brest. C’est bien cela ?

— C’est bien cela…

Le dimanche matin, les deux amies entendirent la messe à Saint-Mélaine avec une ferveur toute nouvelle.

Elles s’étaient accusées en confession des nombreux mensonges qu’elles avaient faits mais l’absolution donnée presque mécaniquement par un prêtre quasi indifférent et qui devait avoir, avec ses paroissiennes, grande habitude de ce genre de péché, ne leur apporta pas l’apaisement attendu. L’angoisse habitait leur cœur et, si leur prière pour la réussite de l’entreprise insensée de ce soir fut ardente, elles sortirent tout de même de l’église avec leur inquiétude intacte.

Saluées avec enthousiasme par Mme Blandin à qui l’on avait eu bien du mal à faire accepter son paiement – est-ce que ces dames ne devaient pas revenir bientôt ? – elles reprirent leur place dans la voiture et quittèrent l’hôtel de Bourbon d’abord, Morlaix ensuite. On prit, naturellement, la route de Brest qui tournait pratiquement le dos à leur destination réelle mais on avait tout le loisir de gagner le lieu du rendez-vous.

Le temps n’avait pas retrouvé son éclat des jours passés. Il était gris et triste. Le vent, modéré cependant, effilochait les nuages bas. Par intervalles, une petite pluie fine et serrée tombait, trempant les chemins et les genêts de la lande, puis s’arrêtait pour recommencer. Chacune dans son coin, Hortense et Félicia enfermées dans leurs pensées, la regardait tomber sans rien dire.

Durant les longues heures de loisir que lui avait laissées sa maîtresse, Timour, outre la pêche, s’était intéressé à la topographie de la région. Prévoyant qu’il serait peut-être difficile de gagner Carantec par la route normale avec une grosse berline de voyage et sans attirer l’attention, le Turc avait parcouru, à cheval, les environs immédiats de Morlaix. Il mena donc son attelage avec sûreté jusqu’à un croisement de routes marqué d’un haut calvaire qui se situait à près de deux lieues de la ville. Là, il tourna sans hésiter dans le chemin qui menait vers le nord.

— Ne va pas trop vite ! lui recommanda Félicia. Le rendez-vous n’est qu’à la nuit close, ne l’oublie pas…

En foi de quoi, après avoir parcouru deux autres lieues, Timour introduisit sa voiture dans un sentier menant à une tour en ruine qui s’effritait lentement sous la pluie au creux d’un vallon boisé.

— On reste ici, déclara-t-il en sautant à bas de son siège. Ça te convient, maîtresse ? Personne n’y viendra. On dit que cette vieille chose est hantée…

— Rien ne saurait me convenir davantage. On peut toujours s’entendre avec un revenant.

Les heures d’attente parurent interminables. Personne n’avait envie de parler, ni même de dormir car à mesure que le temps passait l’énervement grandissait. Aussi, quand enfin Timour, regardant sa montre, déclara qu’il était temps de partir et remonta sur son siège, un double soupir de soulagement dégonfla les poitrines des deux jeunes femmes. On allait enfin passer à l’action.

La grisaille du temps avait fait tomber la nuit plus vite. Elle était totale quand, à l’abri d’une chapelle à demi ruinée on retrouva le colonel Duchamp qui, au bruit de la voiture, avait démasqué la lanterne sourde cachée sous son manteau noir. Son cheval attendait un peu plus loin attaché à un arbre.

— Où en sont les choses ? demanda Hortense quand l’officier les rejoignit.

— Elles semblent aller bien. Le temps n’est pas beau mais la mer est assez calme. Je ne pense pas que nous ayons à craindre de tempête cette nuit.

— Et le vin ?

— Les hommes du Taureau ont dû y goûter. De la pointe tout à l’heure, j’ai entendu des rires, des chants. On fêtait joyeusement, croyez-moi, la prise d’Alger. Assez parlé à présent ! Il faut aller au rendez-vous… Je vous guide.

Remontant à cheval il s’engagea dans un chemin qui serpentait à travers la lande puis descendait entre des bois de pins et de petits champs de sarrasin. Habitués à l’obscurité, les yeux des voyageurs distinguèrent sur la gauche la dentelle d’un clocher. Enfin, la bande claire d’une longue grève apparut, gardée par des rochers et de vieux arbres tordus. Elle était totalement déserte et dans la broussaille de végétation qui l’entourait on n’eut aucune peine à trouver un abri pour la voiture.

D’où il était, le colonel Duchamp siffla doucement puis, par deux fois, imita le cri de la chouette, le vieux cri chouan qui, si longtemps, avait retenti sur ces étendues désertes. Un appel semblable lui répondit, venant paradoxalement de la mer.

— Le bateau est là, chuchota le colonel. Allons-y ! Quand nous serons embarqués, revenez vous abriter près de la voiture et des chevaux…

Il prit Timour par le bras puis tous descendirent vers le bord de l’eau. La marée était haute et la bande de sable assez réduite. On eut vite rejoint le petit bateau, une grosse barque à rames dans laquelle on distinguait à peine les silhouettes de deux hommes : François Boucher et son ami Ledru. Le colonel et Timour embarquèrent à leur tour et, en quelques vigoureux coups d’avirons, la barque s’éloigna, piquant droit sur la pointe qui fermait la plage.

— Dieu les protège ! murmura Félicia en resserrant autour d’elle les plis du grand manteau noir dont elle était enveloppée. Il nous reste à attendre… et à prier.

Lentement, elles revinrent se tapir dans les fourrés. Tout, autour d’elles, n’était qu’obscurité. Le ciel était noir, les étoiles invisibles et seul le bruit du ressac animait cette solitude de fin du monde…

— J’aurais voulu aller avec eux, chuchota Hortense. Cette attente va être insupportable…

— Moi aussi, j’aurais voulu ; mais nous n’aurions fait que les gêner…

Le vent fraîchissait. L’humidité de la nuit commençait à envelopper les deux femmes qui se serrèrent l’une contre l’autre, déjà frissonnantes.

— Vous avez froid, Félicia ?…

— Un peu… mais j’ai surtout peur. S’ils allaient ne jamais revenir ?…

— Il ne faut pas penser à ça ! Ils sont forts et résolus…

Le silence à nouveau, habité par la mer. Quelque part dans le lointain, un chien aboya puis se tut… Et le temps passa lentement, lentement, s’étirant interminablement… Les minutes, les heures coulaient sans que les deux femmes, dans l’incapacité de consulter leur montre, pussent l’évaluer avec exactitude. Elles se sentaient glacées jusqu’à l’âme, et plus le temps passait, plus la peur augmentait. Leur imagination leur montrait, avec une précision cruelle, ce qu’elles ne pouvaient voir : l’accostage à l’abri des murailles mais face au large pour échapper à la lumière du phare, la difficile escalade, la prudente progression dans les entrailles du château, le combat peut-être, l’enlèvement rendu pénible par l’inertie d’un corps malade et puis toutes ces catastrophes imprévisibles qui pouvaient naître d’un soldat trop sobre, d’un chef trop prudent. Qui sait seulement si les quatre hommes allaient revenir ? Seule consolation : aucun coup de feu n’avait déchiré la nuit…

Quelque part, un coq chanta et puis, presque aussitôt, ce fut le signal. Le doux sifflement prolongé et le cri de la chouette. D’un même mouvement les deux femmes sortirent de leur cachette et coururent vers la grève. Maladroitement car leurs jambes étaient ankylosées…

— Les voilà ! haleta Félicia. Ils ont réussi…

Mais sa voix s’étrangla dans sa gorge. Les libérateurs étaient partis quatre, ils revenaient quatre. Pas un de plus… Étouffant une plainte, Félicia se précipita à leur rencontre sans souci de tremper ses vêtements.

— Vous n’avez pas réussi ? fit-elle d’une voix éteinte par les larmes et la déception. La main vigoureuse du colonel Duchamp saisit son bras pour la soutenir.

— Il vient de mourir, comtesse… Il est mort dans nos bras et il nous a donné ceci pour vous…

Ceci, c’était un lourd anneau portant une pierre gravée que Félicia ne vit pas tant les larmes brouillaient ses yeux.

— Mort ?… Oh, mon Dieu ! Mort pour quoi ?…

Hortense à son tour était entrée dans l’eau et soutenait son amie. Elle pleurait elle aussi ce garçon mort un peu à cause d’elle.

— Il a dit quelque chose pour vous avant de mourir… Il a dit : « Que ma sœur accepte de vivre ! Aucune vengeance, aucune politique ne mérite de sacrifier une vie comme la sienne… »

Une mince bande plus claire marquait le ciel vers l’est… Félicia regarda ce jour qui se levait comme s’il était son ennemi.

— Je le vengerai pourtant !… Je le vengerai ! Maudit soit le roi de France ! Il a tué mon frère… tué mon frère…

Et elle s’écroula enfin, secouée de sanglots dans les bras d’Hortense.

CHAPITRE IX

L’ÉMEUTE

Il était près de onze heures du matin, le mardi 27 juillet, quand la berline qui transportait Félicia, Hortense et le majordome Timour atteignit la barrière de Passy et s’arrêta devant l’imposant bâtiment à douze colonnes et quatre frontons jadis construit par l’architecte Ledoux pour abriter le poste de garde. Il faisait déjà très chaud et le soldat qui s’approcha de la portière transpirait abondamment sous son shako de cuir bouilli et son uniforme de drap marqué de grandes auréoles. Par la vitre baissée, son odeur de sueur envahit la voiture et fit grimacer les deux femmes.

— D’où que vous venez comme ça ? demanda-t-il en désignant l’épaisse couche de poussière qui couvrait la caisse de la voiture.

— De Normandie.

— Vous auriez mieux fait d’y rester. Doit y faire meilleur qu’ici. Et, où c’est que vous allez comme ça ?

— Chez moi, rue de Clichy, dit Hortense toujours fidèle à son personnage d’Irlandaise habitant Paris.

— Oh, ben, si j’étais vous, je retournerais d’où je viens. Fait pas bon à Paris depuis hier.

— Que se passe-t-il ? demanda Félicia l’œil soudain allumé.

— Dame ! J’en sais trop rien. Tout ce que je sais, c’est que toutes les troupes sont consignées et qu’on a ordre d’examiner tout ce qui entre et tout ce qui sort. Vos papiers !

Avec une mauvaise grâce absolue, Timour les lui montra.

— Ça va durer longtemps cette inspection ? On est en plein soleil et il fait chaud pour des dames !

— A qui que tu le dis ! Et pas seulement pour des dames ! Excusez, Mesdames… Vous pouvez passer.

— Et vous, allez boire un verre quand vous le pourrez ! dit Hortense en lui jetant une piécette que le soldat attrapa au vol avec un grand sourire.

— Merci, M’dame !

La voiture repartit le long de la Seine où le trafic habituel semblait normal. Les arbres du Cours-la-Reine offrirent un instant leur ombre verte. Depuis que l’on avait quitté la Bretagne on subissait une chaleur accablante et l’on avait choisi de ne rouler qu’aux heures les plus fraîches de la journée, c’est-à-dire très tôt le matin et jusqu’à midi afin de ménager les chevaux.