Le voyage de retour avait été morose en dépit des efforts de Félicia pour ne pas faire peser sur son amie le poids de son chagrin. Un chagrin que, d’ailleurs, celle-ci partageait. On ne parla guère au long de la route. Renfoncée dans son coin, la sœur de Gianfranco Orsini rêvait interminablement… Mais, après la vague de désespoir qui l’avait à demi brisée sur la grève, l’autre nuit, elle n’avait plus versé une seule larme. Sa douleur semblait la grandir encore et, plus que jamais, elle ressemblait à une impératrice de Rome.

Une certaine agitation régnait sur la place Louis-XV autour des parapluies bleus ou rouges sous lesquels s’abritaient les marchands de pommes ou de coco. On se passait des journaux qu’un grand garçon aux bras et aux jambes nues distribuait avec une largesse inattendue car il ne recevait aucun paiement. Félicia fit arrêter la voiture et l’appela. Le garçon accourut avec un grand sourire.

— Vous voulez des nouvelles, M’dame ? Eh ben, en voilà ! Et ça ne coûte rien aujourd’hui !

Deux journaux tombèrent dans les mains de la jeune femme. Déjà le curieux vendeur s’éloignait en criant.

— Les nouvelles ! Les nouvelles du jour ! Vive la Charte !

Fébrilement Félicia déplia les feuilles. Il y avait là le National où s’étalait, sous la plume de M. Thiers, un article incendiaire : « Le régime légal est interrompu, celui de la force commence… L’obéissance cesse d’être un devoir… » L’autre journal était le Globe. Si sage d’habitude, il y allait lui aussi de son brûlot sous la signature de M. de Rémusat : « Le crime est consommé. Les ministres ont conseillé au Roi des ordonnances de tyrannie. Nous ne céderons qu’à la violence. Nous appelons de toutes nos forces la haine sur la tête de MM. de Polignac, Peyronnet, Chantelauze, Capelle, Montbel, Guernon-Ranville, d’Haussez. Les ordonnances sont nulles. Nous confions sans crainte la défense de la liberté légale, par les moyens légaux, à la nation la plus brave de l’univers… »

Suivaient les textes des ordonnances royales que l’on peut résumer ainsi : la liberté de la presse était abolie, la Chambre dissoute, la loi électorale modifiée, les électeurs convoqués pour le mois de septembre. En outre, le ministère Polignac se trouvait renforcé par la nomination de nouveaux ultras de la meilleure cuvée.

Félicia froissa les feuillets entre ses mains et jeta sur la place un coup d’œil avide. Des groupes se formaient. On entendait crier : « A bas les ministres ! » et surtout : « Vive la Charte ! » Soudain, on entendit aussi un clairon. Une troupe armée, fusil à l’épaule, apparut au débouché de la rue Royale, entre les deux pavillons de Gabriel. La foule reflua vers les soldats.

— A la maison ! jeta Félicia. Et fais vite !

— Je fais ce que je peux. Il y a du monde partout.

On prit le pont Louis-XVI mais à mesure que la voiture traçait son chemin vers la rue de Babylone, les nouvelles semblaient la suivre et l’escorter. Partout, des jeunes garçons distribuaient les journaux aux passants, aux boutiquiers. On lisait, on se réunissait pour se parler et l’on pouvait voir d’étranges groupes composés de gens disparates : la redingote bourgeoise et la blouse d’ouvrier se côtoyaient. Le ton montait. On s’indignait de ce que l’on considérait à bon droit comme une tentative d’implantation d’un pouvoir absolu dont personne ne voulait plus. Boulevard des Invalides, au coin du couvent des Dames du Sacré-Cœur, il y avait un attroupement. Un homme, monté sur le muret soutenant l’une des grilles, haranguait la foule :

Le gouvernement fait prendre d’assaut les bureaux du National et du Temps. On veut briser les presses d’imprimerie. Il faut aller prêter main-forte à ceux qui se battent déjà. Tous les bons citoyens doivent leur aide à nos vaillants publicistes. Allons tous rue de Richelieu !…

Une clameur lui répondit. On enleva l’homme de son muret et on l’emporta en triomphe tandis qu’un cortège se mettait en marche au cri de : « A bas les ministres ! »… D’autres criaient : « Allons à la Chambre ! Il faut que les députés libéraux se mettent à notre tête… »

Dans la rue de Babylone, si calme d’habitude, l’agitation était la même à l’exception de la caserne des Suisses où les sentinelles en habit rouge montaient la garde avec une imperturbable dignité, sans même paraître s’apercevoir des petits groupes qui se formaient autour d’elles. L’un de ces groupes stationnait devant la maison de Félicia et celle-ci put voir que sa femme de chambre et son cocher en faisaient partie causant avec animation à quelques ouvriers couvreurs qui avaient déserté le chantier d’en face.

L’arrivée de la berline éparpilla ce petit monde comme une volée de moineaux. Livia et Gaetano se hâtèrent de rentrer pour accueillir leur maîtresse avec une joie visible.

— Est-ce que vous savez quelque chose ? demanda celle-ci.

— Rien ou bien peu. Il y a du bruit en ville à ce que l’on dit, fit Livia. Les ouvriers désertent leurs chantiers. Il paraît qu’on va se battre…

— Sait-on où est le Roi ?

— A Saint-Cloud mais on dit qu’il envoie le maréchal Marmont prendre le commandement des troupes. Celui-ci doit s’installer aux Tuileries… Madame la Comtesse veut-elle me permettre de lui dire qu’on est heureux de la revoir… et Mme de Lauzargues aussi ? Nous en étions bien en souci, Gaetano et moi… Au moins, avez-vous réussi ?

— Nous avions réussi, Livia, mais nos amis ne sont arrivés jusqu’à mon frère que pour le voir mourir !

Les deux Italiens éclatèrent en imprécations violentes qui destinaient le roi de France à un sort ignominieux…

Félicia coupa court à leurs cris. Cela ne servait à rien. Mieux valait agir et l’agitation qui commençait à se manifester à Paris l’intéressait bien plus que n’importe quelle oraison funèbre. Si Dieu le voulait, la vengeance allait venir plus vite qu’on n’avait jamais osé l’espérer… Elle se sentait revivre après ces heures de désespoir. Entre elle et les Bourbons meurtriers de son frère, la lutte allait s’ouvrir, elle en était persuadée…

Timour aussi flairait la poudre. Il proposa d’aller prendre le vent tandis que sa maîtresse ferait la toilette rendue nécessaire par la longue route et déjeunerait. Et, sans même attendre une réponse dont il était d’ailleurs tout à fait sûr, il disparut…

Pour sa part, Hortense interrogea Livia sur ce qui s’était passé pendant leur absence. Avait-on revu, autour de la maison, des silhouettes suspectes ? Non, tout avait été calme. Apparemment, San Severo était toujours en Normandie, et le marquis de Lauzargues n’avait pas reparu. Pourtant il ne devait plus ignorer l’enlèvement de son petit-fils mais peut-être cherchait-il encore Hortense en Auvergne ? Tout cela constituait, somme toute, d’assez bonnes nouvelles, et la jeune femme laissa entendre qu’elle souhaitait aller à Saint-Mandé pour embrasser son bébé…

— Il me manque terriblement. Peut-être ai-je pris peur trop vite, le jour de notre départ… dit-elle à Félicia.

— N’en soyez pas trop sûre. Pour le moment, peut-être vaut-il mieux attendre encore un peu. Si la ville se soulève, comme je l’espère, il sera difficile de la traverser. Croyez-moi, Hortense, patientez encore un jour ou deux. Le temps de voir comment vont tourner les choses… Qui sait si vous ne pourrez pas bientôt aller chercher votre fils pour le ramener ici ?…

Timour revint vers six heures, couvert de sueur et de poussière, à moitié mort de soif. Il apportait une pleine brassée de nouvelles, que les deux jeunes femmes écoutèrent avec avidité. Les bruits que l’on avait entendus étaient exacts ; le gouvernement avait voulu détruire les presses des journaux coupables d’avoir transgressé les ordonnances gouvernementales. La foule s’était massée rue de Richelieu pour défendre le Temps et son directeur, le courageux Baude. Des troupes avaient nettoyé une première fois la place du Palais-Royal. On avait d’ailleurs évacué complètement les galeries et le fameux jardin qui étaient à présent gardés militairement.

Ce n’était pas une bonne idée : les promeneurs, chassés de leur lieu de promenade préféré avaient grossi la foule des émeutiers. Car c’était bien une émeute qui se dessinait. On avait commencé à se battre rue Saint-Honoré et place de la Bourse. Autre nouvelle exacte : le maréchal Marmont avait bien installé son quartier général au Louvre et de là dirigeait les troupes qu’il envoyait protéger les ministères et singulièrement la demeure du prince de Polignac, Premier ministre. Cela non plus n’était pas une bonne idée : depuis 1814, les Français haïssaient le maréchal-duc de Raguse auquel ils avaient si peu pardonné la trahison d’Essonne, qu’ils avaient fabriqué le verbe « raguser » pour signifier trahir. Sa présence à la tête des troupes déchaînait la fureur. Et une chanson, une de ces meurtrières chansons qui savent fleurir sur le pavé de Paris, courait les rues à présent :

Toi qui changeas la couleur tricolore

En ruban blanc et l’aigle en fleur de lys

Toi qui vendis un jour notre pays

Retire-toi, tout le monde t’abhorre…

Timour avait une voix sonore, profonde comme une cloche de cathédrale. Elle devait s’entendre de la rue car une autre, moins grave, lui fit écho :

Français, Raguse vit encore

Conservons-en la souvenance…

Et l’on fut à peine surpris de voir surgir le colonel Duchamp qui avait retrouvé sa redingote noire boutonnée jusqu’à la cravate en dépit de la chaleur.

— J’espérais que vous seriez rentrées, s’écria-t-il en baisant les mains des deux femmes. C’est un beau jour qui se prépare, mes amies !

— C’est donc bien une révolte ? dit Hortense. Le sourire de l’officier fit étinceler ses dents blanches.

— Je vais parodier pour vous le duc de La Rochefoucauld : ce n’est pas une révolte, madame, c’est la révolution… Le peuple se lève et ne se recouchera pas de sitôt. Déjà une barricade se dresse au coin de la rue de Richelieu. On pille les armureries et les armuriers sont les premiers au pillage de leurs magasins. On ressort les uniformes de la garde nationale et tout à l’heure, vers la Seine, j’ai pu voir flotter un drapeau tricolore… Ah, mesdames, la joie que j’ai eue à revoir enfin nos trois couleurs !…

— Mais, coupa Hortense, on m’a dit que la troupe aux ordres de Marmont était prête à marcher contre le peuple ? Cela signifie des morts…

— Il y en a déjà. Une femme a été tuée rue Saint-Honoré… Il y en aura d’autres mais Paris est résolu, je crois ! Soyez bonnes, faites-moi l’aumône d’un verre de vin avant que je ne retourne là-bas…

— Où cela ?

— A la barricade, parbleu ! En voilà une qui va faire des petits cette nuit, je vous l’assure…

— Alors vous n’irez pas seul…

Félicia qui s’était absentée un instant venait de reparaître vêtue du costume masculin qu’elle affectionnait. Elle vérifiait la détente d’un long pistolet. L’autre était passé à sa ceinture. Duchamp ouvrit de grands yeux.

— Vous ne songez pas à m’accompagner, j’espère ? Ce n’est pas la place d’une femme.

— Je ne suis pas une femme. Je suis une Orsini et on a tué mon frère. On sait ce que c’est que se battre dans la rue chez nous. Pendant des siècles nous n’avons fait que cela, à Rome, contre les Colonna. Moi, je vais me battre contre Charles X…

Électrisée, Hortense se leva.

— Je vais avec vous. Le temps de…

Mais Félicia l’arrêta d’un geste :

— Non, Hortense ! Cette fois j’irai seule. Je n’ai rien à perdre que la vie. Vous, vous avez un enfant : vous devez penser à lui. N’insistez pas ! Vous avez assez fait pour ma cause.

— C’est aussi la mienne. Mes parents…

— Vous avez raison d’en parler. Vous ne les vengerez pas en vous faisant tuer…

La nuit !… Elle vint sans apporter d’accalmie à la chaleur. Paris étouffait sous une cloche de plomb. Exaspéré par le sang de ses premiers morts – une femme, un homme du peuple – il ne songeait pas à chercher le repos ou la fraîcheur. Il songeait à se battre… D’heure en heure, la lutte éclatait au hasard des rues, plus ardente et plus déterminée. On abattait les réverbères, on extrayait les pavés. Avec pour base des voitures, des charrettes, des omnibus même, les premières barricades s’élevaient. Cependant, les états-majors politiques se regroupaient, se consultaient. On prenait la mesure de ses espérances car, déclenché par les ordonnances brutales, c’était à présent l’explosion de toutes les colères et de tous les espoirs amassés dans le silence depuis seize ans. Ah, que la chaude nuit d’été était belle pour ceux qui espéraient voir se lever un nouveau soleil !… Restait à se mettre d’accord sur ledit soleil !… Certains, fidèles encore à la Restauration, voulaient croire contre toute évidence que la révolte de Paris donnerait à réfléchir au Roi et qu’il abrogerait ses ordonnances, C’étaient les plus rares. D’autres attendaient une république, Ce n’étaient pas les plus nombreux. Certains voyaient l’avenir dans le fils de Napoléon que l’on irait arracher à sa prison de Vienne. Enfin, orchestrée par le vieux Talleyrand qui s’était arraché aux douceurs de Bourbon-l’Archambault, une quatrième partie mettait ses espoirs dans le duc Louis-Philippe d’Orléans qui, retranché dans son domaine de Neuilly, tendait l’oreille au bruit grandissant venu de la capitale.