Affolée, la jeune femme chercha un abri mais il était impossible de résister au flot qui l’entraînait vers la place de Grève et l’Hôtel de Ville dont les hauts toits brillaient sous le soleil à travers la fumée. Soudain, il y eut une immense clameur : le drapeau tricolore venait d’apparaître sur le toit du bâtiment municipal au moment précis où le gros bourdon de Notre-Dame commençait à faire tonner le tocsin sur la ville enfiévrée. Presque aussitôt un autre drapeau se déployait sur la tour nord de la cathédrale… L’enthousiasme fut alors à son comble. Insoucieux du danger, les compagnons forcés d’Hortense se ruèrent comme des taureaux furieux sur les uniformes rouge et or de quelques Suisses qui disparurent dans la mêlée. Un peloton de dragons surgit alors. Les casques de cuivre à crinière noire jetaient des éclairs. Sabre haut, les soldats se ruèrent sur ceux qui venaient par le quai pour les refouler avant qu’ils ne débouchassent sur la place… Complètement épuisée, Hortense se laissait porter. Elle n’en pouvait plus. Seule la pression de la foule la tenait debout. Dans un instant, elle allait glisser à terre où elle serait foulée à mort par les pieds des hommes et les sabots des chevaux. Elle glissait déjà quand une main vigoureuse l’empoigna par un bras et l’entraîna irrésistiblement vers l’escalier qui descendait à la berge.
— Enfin, je vous tiens ! Mais qu’est-ce que vous faites là ?…
Elle fut à peine surprise, tant elle était lasse, de reconnaître Eugène Delacroix mais, ranimée par la vue de ce visage ami, elle trouva la force d’un sourire.
— Encore vous ? Est-ce que vous vous seriez donné pour tâche de me sauver chaque fois que je suis en péril ? Vous devez être une espèce d’envoyé du ciel.
— Je ne sais pas qui je suis mais vous, vous êtes une folle ! Où prétendiez-vous aller comme cela ?
— A Saint-Mandé. Je voulais voir mon fils. Il est en danger là-bas.
— En danger ? A Saint-Mandé ? Vous rêvez ?
Elle raconta alors l’affaire de la Poudrière, les craintes de la douairière et dit son angoisse. Si Vincennes sautait, l’enfant en était assez près pour courir un grave danger… Mais, sans autre cérémonie, le peintre haussa les épaules :
— Ce qu’on peut colporter comme sottises dans des moments comme celui-là ! Il n’a jamais été question d’aller à Vincennes qui est trop bien défendu. Le peuple d’ailleurs a trouvé toute la poudre dont il peut avoir besoin pour tenir huit jours. Alors renoncez à votre expédition ! D’autant que vous ne pourriez pas franchir la place de la Bastille où un régiment est cantonné et moins encore le faubourg Saint-Antoine qui est en train de lui tomber dessus avec l’ardeur de ceux qui retrouvent avec plaisir un chemin connu… Et qu’est-ce que je vais faire de vous à présent ?
Il semblait hors de lui. Rien ne restait du dandy qui fréquentait naguère le salon de la comtesse Morosini. En bras de chemise, manches roulées au-dessus du coude sur ses bras nerveux, des traces de poudre au visage et de la poussière plein ses cheveux noirs emmêlés, Delacroix, un pistolet à la ceinture, ressemblait à n’importe quel émeutier. A un détail près : sous son bras gauche il tenait serré un carnet de croquis.
Une violente décharge de mousqueterie éclata tout près d’eux et dispensa Hortense de répondre. En même temps, un jeune homme dont le costume beige clair d’une extrême élégance avait subi lui aussi de sérieux dommages dégringolait l’escalier et les rejoignait sur la berge.
— Je t’ai vu descendre, dit-il à Delacroix. Mais il ne faut pas rester là. Les lanciers arrivent pour balayer le pont suspendu, ajouta-t-il en désignant la passerelle qui rejoignait la place de Grève à la Cité. Tu risques de recevoir des cadavres sur la tête…
— Je risque surtout de ne rien voir, gronda le peintre. Je remonte avec toi. Mais vous restez ici ! intima-t-il à Hortense. Vous y serez toujours plus à l’abri que là-haut et, si je ne suis pas tué, je reviendrai vous chercher…
— Sois tranquille, dit l’homme à la redingote beige avec un aimable sourire, si tu es tué je me chargerai de Mademoiselle avec bonheur. J’ai nom Eugène Lami et…
Une énorme clameur lui coupa la parole. Presque au-dessus de leur tête, dominant même les grondements du bronze, on hurlait un retentissant : « A bas les Bourbons ! » qui fut repris et scandé à l’infini. Le vacarme devint assourdissant. Emporté par son désir forcené de voir ce qui se passait, Delacroix se précipita vers l’escalier de pierre et le remonta deux marches à la fois suivi par son camarade.
Hortense ne resta pas longtemps seule sur sa berge. La violence des combats qui se déroulaient sur le pont suspendu, où par deux fois la troupe repoussa les insurgés, obligeait certains à se replier dans les escaliers. D’autres, perdant l’équilibre, tombaient des marches sans rambardes et se meurtrissaient. Enfin, dans les accalmies entre deux assauts, des âmes charitables apportaient des blessés au bord de l’eau. Bientôt, sous les ordres d’un médecin qui prit les choses en main, une sorte d’ambulance de fortune s’installa à laquelle Hortense alla prêter main-forte…
Le médecin était un vieil homme revêche mais qui semblait connaître son métier. Ses mains avaient, pour approcher les blessures, une douceur infinie. Hortense fut, par lui, chargée de porter à boire aux blessés dont la plupart mouraient de soif sous ce soleil d’enfer. Il lui tendit un pot et un gobelet trouvés Dieu sait où et, des dizaines de fois, elle fit le trajet jusqu’à la fontaine qui ouvrait sur la berge pour remplir son pot. Les blessés accueillaient l’eau avec reconnaissance. Elle les faisait boire et aussi lavait leurs visages couverts d’une boue noirâtre. Elle avait oublié sa fatigue. La fierté qui lui venait à se sentir utile, à participer à sa manière à ce combat insensé pour la liberté lui tenait lieu de force… Un moment, le vieux médecin s’arrêta auprès d’elle tandis qu’elle lavait doucement le visage ensanglanté d’un blessé avec un tampon de linge provenant de son jupon qui n’était plus qu’un souvenir.
— Qu’est-ce que vous êtes dans la vie ? lui demanda-t-il. Vous n’avez pas l’air d’une femme du peuple…
— Cela veut dire quoi femme du peuple ? N’appartenons-nous pas tous au peuple de France ? Je reconnais que je ne vis pas dans une masure, si c’est cela que vous voulez savoir.
— Une aristocrate, hein ? Ça crève les yeux. Mais vous savez vous servir de vos mains et surtout vous aidez. Ça, c’est rare.
— Suis-je donc la seule à porter un peu d’aide ?
— Mon Dieu, j’en jurerais presque. Depuis ce matin, j’ai revu les voitures de l’émigration… Les belles dames songent surtout à se mettre à l’abri dans leurs maisons des champs. De même que nos états-majors, quels qu’ils soient, préfèrent discuter bien au frais dans des salons ou des bureaux…
Soudain, il se pencha et tapota la tête blonde d’un geste paternel.
— Continuez, ma petite. Voilà encore du travail qui m’arrive…
En effet, des brancardiers d’occasion descendaient vers eux apportant trois nouveaux blessés. On apprit d’eux que la place devant l’Hôtel de Ville était pleine de cadavres et de blessés. Les engagements avaient été meurtriers…
— On trouve bien un peu d’aide dans les maisons qui bordent la place mais elles sont étroites et mal commodes, dit l’un des brancardiers. C’est encore ici qu’ils sont le mieux en attendant qu’on puisse les transporter à l’Hôtel-Dieu. Pour l’instant les accès sont bouchés… Pour ceux de ce côté-ci de la Seine. On y porte déjà ceux qui tombent dans la Cité…
— Tâchez au moins d’en obtenir de quoi donner les premiers soins. Nous manquons de tout.
— On fera ce qu’on pourra, docteur…
Ils repartaient. Pendant ce temps, Hortense avait donné à boire aux nouveaux venus et s’occupait à laver la figure, couverte de sang et de poussière, d’un homme vigoureux et bien habillé qui portait à la poitrine une vilaine blessure. Le blessé, les yeux clos, respirait difficilement mais quand la fraîcheur de l’eau toucha son visage, il eut un soupir reconnaissant et entrouvrit les yeux. Soudain, Hortense le sentit se raidir dans ses bras et crut qu’il était en train de passer mais elle vit qu’il avait les yeux grands ouverts, à présent, et qu’il la regardait avec une stupeur mêlée d’effroi :
— Mademoiselle ! Mademoiselle… Hortense !…
— Vous me connaissez ?
— Oh oui !… Et vous aussi vous me connaissez… Je… je suis Florent… l’ancien valet de chambre de votre père.
— Vous !
Vivement, elle libéra le visage des saletés qui le couvraient et le reconnut… Elle se souvenait, en effet, de ce grand garçon un peu dédaigneux envers le reste de la domesticité parce qu’il était le favori du maître auquel d’ailleurs il semblait vouer un dévouement total. On n’aimait guère Florent à l’hôtel de la rue de la Chaussée-d’Antin, surtout Mauger, le vieux cocher qui ne manquait pas une occasion d’en dire pis que pendre chaque fois qu’il conduisait Mme Granier de Berny et sa fille…
— Je vous reconnais à présent, dit doucement Hortense. Ainsi vous avez voulu, vous aussi, combattre pour la liberté ? N’êtes-vous donc pas resté chez nous après la mort de mes parents ?
— Rester… Oh non !… Surtout pas !
Il semblait terrifié à présent mais Hortense ne put l’interroger davantage car le vieux docteur – il s’appelait Naudin l’écartait pour examiner le blessé… Celui-ci le repoussa :
— Pas besoin de vous… docteur ! Je n’en ai plus… pour longtemps, je le sais…
— Votre blessure n’est pas belle, en effet, mais je me dois d’essayer…
— Non… non. Laissez-moi… seulement parler avec… cette jeune dame… C’est le ciel qui l’envoie près de moi… à l’heure où je vais mourir… Ne me prenez pas… le temps qui me reste… Venez… venez là, mademoiselle Hortense !
Surpris mais devinant qu’un drame était en train de se jouer entre ces deux êtres, Naudin se retira lentement. On l’appelait d’ailleurs à grands cris pour une femme qui perdait son sang en abondance. Hortense reprit sa place auprès de Florent dont la main agrippa la sienne.
— Je vais… pouvoir décharger ma conscience… Oh, vous ne savez pas… ce que j’ai vécu… depuis cette nuit… terrible !
— Vous savez ce qui s’est passé ?
— Oui… J’en suis même la cause… involontaire ! Oh, mademoiselle… j’ai bien souffert, vous savez… Ces deux malheureux…
— On les a tués, n’est-ce pas ?
— Vous… le saviez ? Ah, c’est vrai… l’homme du cimetière ?…
— Oui… lui aussi vient de mourir en prison. Qui a tué mes parents ?…
— Le prince… San Severo… Laissez-moi… vous dire ! Il… se prétendait… amoureux… éperdument amoureux de… Madame la Baronne. Il était certain que… s’il pouvait la voir seul à seul… lui parler, la prier… elle répondrait à son amour…
L’homme, qui devait avoir une balle dans le poumon, cherchait son souffle et, dans l’effort qu’il faisait, du sang perlait à sa bouche. Hortense voulut parler mais il l’arrêta du geste…
— Il m’a offert une grosse somme d’argent… pour que je le cache, ce soir-là… dans le boudoir de Madame, là où vos parents… avaient coutume de boire un rafraîchissement… quand ils rentraient du bal… Fou que j’étais !… j’ai accepté. Je l’ai caché… derrière le paravent de laque ancienne qui abritait la chaise longue… de Madame quand elle avait ses migraines… J’ai préparé le plateau… Vos parents… sont rentrés… ils sont allés dans le boudoir… Et puis j’ai entendu… les coups de feu… J’ai couru… j’ai vu… le prince… qui mettait le pistolet dans la main… de votre père…
— Mais vous pouviez appeler, dénoncer ce misérable ! Pourquoi n’avoir rien dit ?…
— Il m’a… menacé. Il a dit… que c’était par ordre… du Roi. Alors, je l’ai laissé fuir… par la fenêtre et j’ai refermé…
— Mais la femme de chambre de ma mère qui l’attendait toujours quand elle sortait pour la déshabiller et ranger ses bijoux n’a rien entendu ?…
— La porte… de la chambre était fermée à clef… Et puis, je l’ai payée… pour qu’elle se taise… elle aussi. C’était notre intérêt… à tous deux. On risquait… d’être accusés…
Horrifiée, Hortense laissa tomber sa tête dans ses mains parce qu’elle avait l’impression qu’elle allait éclater. Elle éprouvait peu de douleur pourtant… la douleur, elle l’avait ressentie assez cruellement au moment de la double mort. Ce qu’elle éprouvait c’était du dégoût et une immense colère envers le misérable qui avait froidement assassiné ceux qu’elle aimait et qui, ensuite, avait osé s’installer dans leur maison, dans leurs meubles, s’emparer de leurs biens. Tout cela criait vengeance… et vengeance éclatante. Cependant, le moribond parlait encore :
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