— Je voudrais… Je vous supplie… de me pardonner… Je… je ne savais pas… je ne voulais pas…

Des larmes roulaient à présent le long de ses joues, glissaient dans son cou… Son désespoir semblait sincère et l’était sans doute mais comment en faire la preuve dont elle avait besoin ?

Soudain, elle aperçut Delacroix. Revenu sur la berge et assis sur une pierre, il dessinait avec ardeur tous ces corps tordus par la souffrance ou figés par la mort, soldats et insurgés fraternellement mêlés et réconciliés dans le trépas.

— Je vais écrire ce que vous venez de me dire et vous le signerez, dit-elle à Florent. A ce prix, je vous pardonnerai…

— Je… faites vite !

Elle courut au peintre médusé, lui arracha le carnet, le crayon, prit une page blanche…

— Ah ça, mais que faites-vous ? Mes dessins…

— C’est de ma vie qu’il est question. Je ne toucherai pas à vos dessins mais il faut que j’écrive quelque chose d’important…

Vivement, elle revint vers l’agonisant, écrivit les grandes lignes de ce qu’il venait de lui raconter puis lui tendit le crayon.

— Aidez-moi à le soulever ! ordonna-t-elle au peintre qui l’avait suivie, intrigué.

Il obéit. Florent prit le crayon, voulut se pencher sur la feuille. Mais sa bouche s’emplit de sang et sur un hoquet tragique, il expira. Hortense ferma les yeux, luttant contre les larmes qui venaient. Elle avait laissé tomber le papier. Delacroix le ramassa, le lut…

— Comment s’appelait cet homme ? demanda-t-il.

— Florent… je ne sais rien de plus.

— Cela devrait suffire…

Il reprit son crayon, traça sous le texte un F maladroit qui s’achevait en un trait tremblé…

— Voilà. Il a signé mais incomplètement puisqu’il était en train de mourir…

Hortense haussa les épaules.

— A qui ferez-vous croire que cette confession est valable ?

— A tout le monde si je suis là pour en témoigner.

— Vous feriez cela ?

— Je ferais n’importe quoi pour faire condamner une crapule… Pour l’instant, il faut achever cette révolution et l’achever selon nos intérêts !

Le combat pour le pont reprenait. Delacroix retourna à ses croquis, Hortense, après avoir fermé les yeux de l’ancien valet, retourna à ses blessés. Bientôt elle rejoindrait Félicia sur le chemin de la vengeance. San Severo devrait payer son double crime et ses spoliations… Soudain, elle pensa à son oncle. Le marquis de Lauzargues semblait au mieux avec ce misérable. De quand datait leur entente ?… Très certainement du voyage que le marquis avait fait à Paris après l’arrivée de sa nièce puisque, avant le double crime, il ne mettait jamais les pieds à Paris. Quelle tête ferait-il s’il savait que son bon ami le volait autant et plus qu’il ne volait Hortense elle-même ? C’était après tout une satisfaction de savoir que ses crimes, à lui, ne rapportaient pas ce qu’il en espérait. Mais cette satisfaction n’allait tout de même pas jusqu’à en absoudre le Napolitain…

La nuit – une belle nuit claire toute constellée d’étoiles mais toujours aussi chaude – fit cesser les combats. Peu de temps après, le sonneur de Notre-Dame, les bras usés sans doute, laissa mourir la voix de son gros bourdon. Un grand silence se fit sur Paris, piqué seulement, de loin en loin, d’un coup de feu, d’un coup de canon, d’un cri… Chacun songeait à rentrer chez soi laissant tout de même des gardes aux barricades et sur les espaces conquis. La fatigue et la chaleur faisaient sentir leur poids inhumain. Sur la place de l’Hôtel de Ville, le général Talon venait d’envoyer trois charrettes pour ramasser ses hommes morts ou blessés. On emporta aussi un beau jeune homme qui, lors du troisième assaut des insurgés sur le pont suspendu, avait mené la charge en élevant bien haut un drapeau tricolore. La mitraille l’avait fauché au moment où il posait le pied sur la place et il était mort peu après en souriant. Il avait dit, en mourant : « Souvenez-vous que je m’appelle Arcole[10]… »

Le petit poste de secours du Dr Naudin se vidait. On emportait à l’Hôtel-Dieu les blessés graves, ceux qui l’étaient légèrement rentraient montrer leur gloire dans leur quartier. Un tombereau vint chercher les morts.

Delacroix prit Hortense par la main.

— Venez, jeune dame ! Vous avez très suffisamment fait la guerre pour aujourd’hui. Je vous ramène…

Mais elle secoua la tête, en rejetant de son bras les mèches trempées qui lui tombaient devant les yeux et ne bougea pas de la pierre où elle s’était laissée tomber.

— Je ne peux pas… La seule idée de faire trois pas me donne mal au cœur. Comment voulez-vous que je rentre rue de Babylone ?… au bout de la terre ! Je crois que je vais dormir ici…

— Pour prendre le froid de la mort si d’aventure un orage éclate ? N’y comptez pas ! Et si vous ne pouvez marcher, on y suppléera. Moi, je ne suis pas fatigué…

Il l’enleva dans ses bras et se mit en devoir de remonter les degrés. Hortense protesta :

— Vous êtes fou. Vous n’y arriverez jamais ! Je suis trop lourde.

— Oui, mais vous êtes si belle ! répondit-il sans la moindre logique. Et puis, rassurez-vous, je vous ramène seulement chez moi. Vous connaissez déjà et c’est beaucoup moins loin. Si ce diable de Lami n’avait disparu dans la mêlée nous vous aurions portée à nous deux…

Il partit d’un pas allègre… mais, au bout de trois cents mètres, il reposait la jeune femme à terre et s’arrêtait pour souffler :

— Je dois me faire vieux. Me voilà mort !…

— Vous en avez assez fait. Je vais marcher un peu. Je me sens mieux…

— Du tout, j’ai dit que je vous ramènerai, je vous ramènerai… et même chez vous !

Il venait d’aviser un bonhomme qui poussait mélancoliquement devant lui une brouette vide qui avait dû servir à transporter des blessés. Le marché fut conclu en un rien de temps. Hortense prit place dans la brouette. Delacroix cracha dans ses mains et empoigna les bras du véhicule improvisé et, dans cet équipage, les deux jeunes gens s’enfoncèrent dans les rues obscures où seuls, les réverbères ayant été jetés bas, brillaient les feux allumés sur les barricades qui, depuis le matin, s’étaient multipliées.

Il était près d’une heure du matin quand on arriva rue de Babylone et Hortense exigea que le peintre achevât la nuit dans une chambre que Livia mortellement inquiète lui prépara. On était, en effet, sans nouvelles de Félicia et Timour battait Paris à sa recherche.

CHAPITRE X

LE PAIEMENT

En dépit de l’inquiétude où elle était du sort de son amie, Hortense dormit comme une souche, vaincue par une fatigue plus grande que sa volonté. Elle fut réveillée par les cris de Livia, sauta à bas de son lit, enfila une robe de chambre et rencontra dans l’escalier Timour qui portait Félicia, visiblement affaiblie. Un gros pansement enveloppait son épaule droite mais elle semblait ne pas trop souffrir car elle trouva un sourire pour son amie :

— Le retour du croisé, fit-elle. Pas trop glorieux, le retour !

— Sublime, au contraire ! s’écria Delacroix qui, contrairement à son habitude, semblait au comble de l’excitation et suivait le Turc. La Liberté dressée sur la barricade, un drapeau tricolore à la main ! Voilà le tableau pour lequel il me faut votre visage !

— Je n’ai jamais brandi de drapeau… tout juste un pistolet et je ne sais même pas si cela a servi à quelque chose. Il y avait un tel tumulte et tant de fumée !…

— Une chose est certaine : elle est blessée votre Liberté ! coupa Hortense. Il faut la laisser se reposer… et aussi se laver. Dieu me pardonne, elle est encore plus sale que je ne l’étais hier soir…

— Est-ce que vous avez fait le coup de feu, vous aussi ? dit Félicia. Ce n’est pourtant pas un métier pour vous…

— Je n’ai pas fait le coup de feu mais j’ai eu, moi aussi, des aventures. Vous les saurez quand vous m’aurez raconté les vôtres. A présent, au lit !

— Revenez souper ce soir ! dit la blessée à Delacroix qui, un peu gêné de son audace, restait planté au seuil de sa chambre. J’ai seulement besoin d’un peu de repos.

Tandis que Livia et Hortense lui enlevaient ses habits souillés et déchirés, la lavaient, refaisaient son pansement et la mettaient au lit, l’héroïne raconta son aventure. En compagnie de Duchamp qu’elle avait perdu depuis, elle s’était retrouvée sur l’une des barricades du boulevard de Gand. Marmont avait donné l’ordre à ses troupes de nettoyer le centre nerveux de la révolte qui se situait alors entre le Palais-Royal et la Bourse. Dans cet objectif, ses troupes devaient en contourner le noyau par les Boulevards mais la tâche s’était révélée impossible. De la Porte-Saint-Martin à la Madeleine, le lieu de promenade le plus élégant de Paris s’était changé en une sorte de camp retranché hérissé de barricades et totalement impossible à franchir.

— Jamais, raconta Félicia, je n’ai vu tant de carabines anglaises et de superbes pistolets de duel. Nos dandys se sont battus comme de vieux troupiers. Le tout d’ailleurs avec une urbanité charmante pour leurs compagnons de combat, que ceux-ci portassent une blouse sale, un vieil uniforme de la garde nationale sentant le poivre à quinze pas, ou même un pantalon de toile sans la moindre chemise au-dessus. Vous êtes longs à vous mettre en marche, vous autres les Français, mais quand vous y êtes on ne peut plus vous arrêter. Sangdieu ! Le beau peuple que j’ai vu cette nuit !

— Il n’était pas mal non plus à l’Hôtel de Ville !

A son tour, Hortense raconta sa journée de la veille, constamment interrompue d’ailleurs par les interjections furieuses de Félicia qui la traitait de folle. Mais quand on en vint à la mort de l’ancien valet, le calme revint et aussi la gravité…

— Le misérable ! dit Félicia… Je pense que, cette fois, vous allez pouvoir obtenir justice.

— De quel gouvernement ? Si celui-ci reste au pouvoir…

— Il n’en est pas question. Vous n’imaginez pas que les Français ont choisi la révolution pour revoir la longue figure blanche de Charles X ? Non… c’est l’Empereur qui vous rendra justice ! C’est Napoléon II ! Savez-vous que, tôt ce matin, les mots d’ordre ont été passés ? On va attaquer aujourd’hui le « fort Raguse » !

— Le fort Raguse ? Qu’est-ce que cela ?

— Les Tuileries, le Louvre… le quartier général de ce damné Marmont ! Ah, que je voudrais y être !… mais Timour m’a ramenée de force. Il est vrai que je n’en avais plus beaucoup à lui opposer…

— Heureusement ! Je vais vous répéter ce que Delacroix m’a dit cette nuit : « Finie la guerre, jeune dame ! » J’ajoute : il faut rester en vie pour gagner d’autres batailles. Laissez les hommes chasser votre ennemi. Je m’occuperai du mien ensuite…

Finie la guerre pour les habitantes de la rue de Babylone ? Apparemment, quatre élèves de l’École Polytechnique en avaient décidé autrement et, la guerre allait venir retrouver Hortense et Félicia jusque chez elles…

Vers la fin de la matinée, un millier d’hommes s’était regroupé sur la place de l’Odéon. On s’était partagé, comme chefs, ces quatre jeunes gens. Depuis sa défense contre les alliés en 1814, Polytechnique s’était taillé une solide réputation de bravoure. Ceux de 1830 bénéficiaient de l’auréole et entendaient bien y ajouter quelques rayons. Après s’être emparé des armes de la gendarmerie de la rue de Tournon, le millier d’hommes se divisa en trois colonnes dont deux se dirigèrent vers le Louvre. L’une choisit le Pont-Neuf ; la seconde la passerelle des Arts ; la troisième, aux ordres d’un garçon nommé Charras qui avait été chassé de l’École quatre ou cinq mois plus tôt pour avoir chanté la Marseillaise, décida qu’il fallait empêcher les Suisses de sortir de leur caserne, ceux tout au moins qui y étaient encore.

Vers onze heures, alors que Félicia commençait à s’endormir, elle fut réveillée par les tambours battant la charge. Dans sa chambre, Hortense procédait à sa toilette. Elle eut juste le temps de rejoindre son amie. Dans l’escalier des dizaines de pas ébranlaient la maison en dépit des efforts de Timour et de Gaetano pour barrer le passage aux émeutiers.

— Pas la peine de crier si fort ! brailla une voix forte. On n’en veut à personne. On veut seulement monter sur le toit…

Péniblement, Félicia se leva et, soutenue par Hortense, sortit sur le palier. Elles se trouvèrent nez à nez avec un garçon brun dont l’uniforme avait déjà souffert mais qui ôta poliment son bicorne noir. Derrière lui une foule hétéroclite, armée à la diable.

— Excusez-nous de vous déranger, mesdames, mais il ne vous sera fait aucun mal. Nous donnons l’assaut à la caserne des Suisses et nous avons besoin de votre toit et de votre jardin. Nous n’avons pas le temps de vous demander la permission. Ordonnez seulement à votre domestique de rester tranquille : il a déjà assommé trois des nôtres et on a toutes les peines du monde à le maîtriser.