— Le beau miracle ? On y reçoit n’importe qui ! Les réceptions de la Cour sous le fils d’Egalité ressemblent, m’a-t-on dit, aux galeries du Palais-Royal : on y trouve de tout et le couple royal accueille ses invités, paraît-il, à la porte des salons exactement comme un couple de merciers. Il n’y a pas de quoi vous en vanter. Après tout, vous êtes de vieille race…
— Merci pour le « Après tout ! » Mais vous m’entendez mal, mon cher marquis. Ce que je veux vous faire comprendre, c’est qu’ayant aidé Louis-Philippe à monter sur le trône, serait mal venu quiconque voudrait me déposséder de la place que j’occupe à la banque… surtout si ce quiconque n’est rien qu’un de ces ultras qui prêtent à rire à présent… Croyez-moi, monsieur de Lauzargues, la sagesse vous commande de vous contenter de ce que je vous ai donné. C’est un assez joli magot déjà et je n’ai pas l’intention de vous donner un liard de plus… A présent, si vous voulez vous plaindre aux Tuileries…
— Je pourrais dire que vous avez assassiné ma sœur et son époux ?
— Sur votre suggestion, cher ami… et avec votre pleine et entière bénédiction. Dans une joute oratoire vous n’aurez pas raison… surtout si l’on invitait la jeune et charmante comtesse de Lauzargues à y prendre part. Pour tant vous détester, la chère enfant, doit bien avoir quelques raisons ?…
— Avez-vous encore quelque chose à me dire ?
La voix du marquis était de plus en plus froide. De sa place Hortense pouvait voir son nez se pincer et son visage blêmir insensiblement.
— Mon Dieu non, j’ai tout dit… sinon peut-être « Adieu » ?
— C’est tout juste le mot que je voulais entendre. Dans l’entrebâillement de la cape noire, la main du marquis venait de surgir prolongée d’un long pistolet.
— Pensez-vous encore que je prête à rire ?…
— Vous êtes fou ?… Rangez cette arme ! Vous n’allez pas…
— Vous dire adieu ? Mais si, mon cher, je ne suis venu justement que pour cela : vous dire adieu…
Au même instant le coup partit, immédiatement suivi par le bruit lourd d’un corps qui tombe. San Severo n’avait même pas eu le temps de pousser un soupir… Foulques de Lauzargues eut un petit rire, souffla sur le canon de son pistolet puis le remit sous son manteau. Un dernier haussement d’épaules et il avait disparu du champ de vision d’Hortense. On l’entendit dégringoler l’escalier. Un instant plus tard il sautait dans sa voiture qui partait au grand trot.
Pétrifiée, Hortense demeura à la même place, sans bouger. Elle n’arrivait pas à croire que justice venait d’être faite et que son rôle à elle était terminé. Ce fut Timour qui la rappela à la réalité :
— Vite ! Il faut filer d’ici…
La portant à moitié, il l’entraîna vers le petit escalier de service. Ils retraversèrent en trombe les cuisines, se jetèrent dans la nuit du jardin comme dans un asile. Pourtant, la maison demeurait silencieuse. Le valet qui avait introduit le marquis n’avait-il pas entendu le coup de feu ?… Hortense gardait le souvenir d’un énorme fracas qui avait dû être entendu de tout Paris… Et, brusquement, il y eut un cri : « Au secours ! » immédiatement suivi par d’autres cris, par le bruit de fenêtres qui s’ouvraient. Les domestiques enfin alertés allaient accourir. Mais la voiture du marquis devait être déjà loin…
— Pas rester ici non plus, gronda le Turc !
Faire refranchir le mur à Hortense et la suivre fut pour lui un jeu d’enfant. Un instant, ils restèrent dans l’obscurité de la ruelle pour s’assurer que personne ne les verrait en sortir. Le boulevard était désert à cette heure tardive. L’obscurité qui régnait, puisque les réverbères avaient été abattus pendant la révolution et que l’on n’avait pas encore eu le temps de les remettre en place, n’incitait personne à la promenade. En quelques secondes on eut rejoint la voiture :
— Eh bien ? souffla Félicia.
— San Severo vient d’être tué… mais je n’y suis pour rien. Le marquis de Lauzargues a tiré sur lui, oh, Félicia ! mes parents sont vengés mais je ne suis pas vraiment satisfaite. Ces deux hommes étaient complices. L’un a exécuté mais l’autre avait conseillé… ordonné peut-être ! C’est… c’est affreux !
Et elle s’effondra en sanglotant dans les bras de son amie qui l’entraîna dans la voiture.
— Ramène-nous à la maison, Timour, et au galop… si ce monstre est à nouveau dans Paris, il faut veiller à notre sécurité…
— Pourquoi ? dit Timour, la police saura demain qui a tué. Cet homme aux cheveux blancs est facile à reconnaître et il a dû être introduit au moins par un valet. S’il n’a pas la sagesse de fuir cette nuit-même, on l’arrêtera demain.
— Par le sang du Christ, tu as raison ! Tu ne parles pas souvent, tête de Turc, mais quand tu parles tu dis des choses pleines de sens. Les journaux nous renseigneront…
Mais les journaux ne leur apprirent rien. Le Moniteur du surlendemain fit savoir que le prince San Severo avait été assassiné dans sa demeure de la Chaussée-d’Antin. Le vol devait être le mobile du crime car plusieurs objets de valeur avaient disparu. Interrogés, les domestiques avaient répondu que leur maître avait reçu une visite tardive à laquelle il avait ouvert la porte lui-même… Naturellement, la police était à la recherche du ou des assassins…
— C’est à n’y rien comprendre, commenta Félicia. Les gens du prince connaissaient le marquis puisqu’il résidait chez lui au moment où il a voulu vous enlever…
— Ou bien ils n’ont vraiment rien vu ? Ou bien ils ont été achetés. Les objets volés constituent sans doute une habile mise en scène et n’ont pas été perdus pour tout le monde…
— Oublions tout cela ! Une chose est certaine. Vous voilà maintenant délivrée d’un grand poids. La menace ne pèse plus sur vous et vous avez une chance à présent de récupérer au moins quelques bribes de votre fortune…
— S’il en reste. Et j’ai peur que ce ne soit pas le cas.
— Mais, après, tout cela m’est égal. Ce qui compte, c’est que je vais pouvoir vivre avec mon fils. Cela vous ennuierait Félicia, si j’allais passer quelques jours à Saint-Mandé ?… Je ne voudrais pas en priver Mme Morizet trop vite…
— Vous savez bien que vous faites exactement ce que bon vous semble. La douce maison de cette charmante vieille dame et la compagnie de votre fils vous rendront enfin un sourire que vous me semblez avoir oublié.
Mais, il était écrit qu’Hortense ne retournerait pas à Saint-Mandé. Quelques heures plus tard, Mme Morizet, secouée de sanglots et soutenue par François Vidocq qui avait tenu à l’accompagner, venait annoncer aux deux jeunes femmes que, la veille, un monsieur à cheveux blancs qui se disait marquis de Lauzargues et le grand-père du petit garçon était venu le chercher.
— J’ai cru tout d’abord que c’était un imposteur, sanglota la pauvre femme, mais Jeannette lui a fait une belle révérence et m’a dit que c’était bien M. de Lauzargues… Ils… ils sont partis tous les trois ! Quel malheur, mon Dieu, quel malheur ! Vous qui aviez confiance en moi…
Dominant son chagrin, Hortense fit de son mieux pour consoler la vieille dame dont les yeux rouges disaient assez ce qu’elle souffrait.
— Vous ne pouviez pas agir autrement, ma pauvre amie… C’est un malheur, en effet, mais vous en êtes bien innocente.
— Si seulement j’avais été là ! gronda Vidocq. Mais je reprends du service dans la police et je ne suis plus guère chez moi…
— Même vous n’auriez rien pu faire, monsieur Vidocq. Le marquis, en tant que grand-père, a tous les droits…
— Qu’allez-vous faire vous-même ? Accepter que l’on vous enlève ainsi votre enfant ?
— Certainement pas.
— Quoi alors ? Vous pouvez peut-être porter plainte pour usage abusif de droits légaux ? Après tout, cet homme se comporte comme en pays conquis…
Une tentation peu élégante effleura Hortense : dénoncer le marquis comme étant l’assassin de San Severo… Ce serait envoyer sur sa trace toutes les polices du royaume. Mais ce serait aussi, hélas ! déshonorer le nom de son enfant et elle repoussa cette diabolique suggestion avec horreur.
— Non. Je vais faire la seule chose qui me donne une chance de retrouver mon fils : le suivre. Repartir.
Doucement, Félicia vint prendre la main de son amie et la serra fortement entre les siennes.
— Vous me comprenez, n’est-ce pas, Félicia ?
— Qui ne vous comprendrait ?…
Troisième Partie
RETOUR A LAUZARGUES
CHAPITRE XI
DAUPHINE
Quand la grosse diligence noir et jaune – qui était peut-être celle-là même qui l’avait amenée un jour d’hiver deux ans plus tôt – déposa Hortense sur la place d’Armes à Saint-Flour, celle-ci éprouva sans doute le soulagement que procure la fin d’un voyage pénible mais aussi cette grande bouffée de joie qu’apporte l’air du pays que l’on aime. En elle, les racines terriennes qu’elle tenait de sa mère auvergnate, de son père dauphinois s’épanouissaient d’aise en dépit des grandes difficultés qu’elle allait trouver au cœur même de ce beau pays cantalien.
Et, tandis qu’elle suivait le garçon et la brouette qui la conduisaient vers l’auberge de l’Europe qui, récemment installée, drainait la meilleure clientèle locale, elle caressait du regard les sévères tours jumelles de la cathédrale, l’élégance du palais épiscopal qui y était accolé, les pierres vénérables de la belle maison des Consuls et les arcades de basalte qui bordaient la place vers l’ouest, tout cet appareil qui lui était apparu comme inquiétant lorsque, orpheline et brutalement tirée de son couvent parisien, elle avait mis pour la première fois le pied dans la vieille ville fortifiée. A présent et parce que son âme auvergnate s’était réveillée dans l’absence, elle en découvrait toute la beauté un peu austère mais réelle et si prenante…
Le voyage avait été éprouvant. Il ne s’agissait plus de la confortable berline de Félicia mais de la diligence régulière qui, de plus, était pleine. La malle-poste, plus rapide, bien sûr, n’avait eu aucune place à lui offrir avant quinze jours et Hortense était pressée. Néanmoins, la longueur du voyage – six jours – lui avait permis de réfléchir, tout au moins quand le bavardage de certains de ses compagnons de voyage le lui permettait. Des réflexions que la solitude rendait mélancoliques. Félicia lui manquait. Pourtant, Hortense avait refusé qu’elle l’accompagnât en Auvergne. Ce combat-là était le sien. Il pouvait s’éterniser et Félicia n’avait rien à faire dans les profondeurs d’une province. Son destin était ailleurs et aussi la bataille dans laquelle elle s’engageait et que ne satisfaisait pas la montée au trône de Louis-Philippe.
Elle était, certes, vengée de Charles X mais pas de l’Autriche qui avait assassiné son époux. Et Félicia, après avoir mis son amie en voiture avec un peu d’argent, lui avait laissé entendre que d’ici peu – le temps de prier Talleyrand de veiller aux intérêts des héritiers d’Henri Granier de Berny – elle suivrait sur la route de Vienne le colonel Duchamp.
— Naturellement, je garde mon hôtel de Paris où vous pourrez toujours revenir. Mais s’il vous prenait fantaisie de me rejoindre et de courir avec moi l’aventure napoléonienne, sachez que je descendrai, à Vienne, à l’auberge « Kônigin von Osterreich ».
On s’était embrassé chaleureusement en se promettant de se revoir et puis les postillons avaient fait claquer leurs fouets ; la lourde voiture s’était ébranlée et la silhouette familière de la comtesse Morosini avait disparu à l’angle du bâtiment. Mais la séparation avait été cruelle et Hortense avait eu beaucoup de peine à retenir ses larmes…
Ce n’avait été qu’une faiblesse d’un moment. Au bout du chemin, il y avait Jean et cette seule pensée illuminait un avenir par ailleurs fort sombre et qu’il convenait d’aborder avec quelques précautions. N’eût-elle écouté que son premier élan, Hortense eût choisi de quitter la diligence à la croisée des chemins où s’embranchait, entre Saint-Flour et Chaudes-Aigues, celui qui menait à Combert puisque c’était là que le meneur de loups avait reçu asile. Mais elle en était venue à cette conclusion que, plus tôt elle affronterait le marquis mieux ce serait pour tout le monde. Elle voulait voir Jean mais elle voulait aussi, désespérément, revoir son fils, le reprendre et le garder. Pour ce bonheur, elle était prête à prendre de grands risques.
Les mois qu’elle venait de vivre lui avaient trempé l’âme et le caractère. La jeune mère terrifiée que Foulques de Lauzargues avait tenue si cruellement à sa merci n’existait plus. En face de lui, le marquis allait trouver une femme bien décidée, pour se défendre, à user de toutes les armes mises par le sort à sa disposition.
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