Campée sur le rempart, l’auberge de l’Europe offrait plus de confort que l’on n’était en droit d’en attendre dans ce rude pays. C’était une maison solide aux murs épais, bien capable d’affronter les tourmentes de cette cité des vents. Solides aussi les meubles cirés jusqu’au vernis. Mais les toiles d’indienne qui tapissaient les murs des chambres et la blancheur éclatante du linge conféraient à l’ensemble noblesse et élégance.
En s’annonçant sous son véritable nom, Hortense créa dès son arrivée une sensation. L’aubergiste vint, avec des révérences, saluer « Madame la Comtesse » et s’informer de « Monsieur le Marquis » que l’on n’avait pas vu depuis longtemps.
— Il est pourtant rentré de Paris récemment. Ne l’avez-vous pas vu à son passage ?…
— Mon Dieu, Madame la Comtesse. Monsieur le Marquis est peut-être descendu au relais de poste. A moins qu’il ne se soit rendu directement au château. Voulez-vous lui dire que nous serons toujours heureux et honorés de le servir ?
— Je n’y manquerai pas. Pendant que j’y pense : quand a lieu le marché ?
— Mais… demain, Madame, comme tous les samedis.
Visiblement, cette question un peu saugrenue avait troublé l’aubergiste mais Hortense ne jugea pas utile de lui expliquer qu’elle espérait bien voir, audit marché, le fermier Chapioux et son « barrot » qui, l’un portant l’autre, s’y rendaient régulièrement. Elle gagnerait ainsi Lauzargues sans être obligée de faire la dépense d’une voiture.
Sa chambre donnait sur les lointains bleus de la planèze. De la petite fenêtre, on découvrait un immense paysage qui s’étendait jusqu’aux monts de la Margeride et Hortense, en attendant son dîner, s’attarda à le contempler, si paisible et si vert dans la lumière adoucie du soir. Pas bien loin, au-delà de ce vallon profond et de ces pentes chevelues de mélèzes et de sapins, il y avait les tours de Lauzargues, il y avait le pays des loups : le château de son enfant, le royaume de son amant… Et il fallut que la petite servante frappât trois fois pour arracher la jeune femme à sa contemplation douce-amère.
L’idée de la table d’hôte lui étant insupportable, elle avait demandé qu’on la servît dans sa chambre et n’en mangea qu’avec plus de plaisir l’odorante potée auvergnate et la tarte aux myrtilles qu’on lui servit accompagnées d’un pichet de vin de Chanturgues. C’était un avant-goût de l’admirable cuisine de Godivelle, un petit clin d’œil chaleureux du vieux pays et elle se régala sans la moindre vergogne. Puis, son repas achevé, elle sonna pour qu’on vînt la débarrasser et qu’on lui apportât de quoi écrire.
Elle écrivit, assez longtemps sous la lumière jaune de la grosse lampe à huile. Il était déjà tard quand elle relut les quatre pages qu’elle avait couvertes de sa grande écriture nette qui sentait encore les perfections du couvent. La fatigue commençait à peser lourdement sur ses épaules. Satisfaite, elle plia les feuillets, tira de son sac un bâtonnet de cire verte qu’elle fit fondre au-dessus de la flamme et ferma le pli de trois cachets sur lesquels, par trois fois, elle appuya la sardoine gravée aux armes de Lauzargues qu’elle avait reçue pour ses fiançailles. Enfin, elle se coucha, souffla sa lampe et s’endormit aussitôt.
De bonne heure, le lendemain matin, elle alla entendre la messe à la cathédrale puis se rendit rue du Breuil, chez Me Merlin, le notaire qui avait, l’an passé, établi son contrat de mariage. Elle eut avec lui un assez long entretien.
Quand elle en sortit, le marché de la place d’Armes battait son plein. Elle erra un moment parmi les cagettes de poulets, les piles de gros fromages ronds, les paniers de légumes, choux, carottes, oignons et poireaux. Le temps des gros cèpes, d’un si joli brun clair, commençait et leur parfum de lande vive embaumait la place. Sous les coiffes bien amidonnées, les visages, vernis au grand air, des femmes de la campagne s’épanouissaient…
Les hommes avec leurs amples blouses et leurs grands chapeaux noirs plus ou moins verdis par les autans formaient des groupes animés d’où s’élevait parfois la fumée d’une pipe. Mais Hortense chercha en vain la carrure de taureau et la trogne enluminée du père Chapioux…
Pensant que, peut-être, il n’était pas encore arrivé, elle retournait vers la cathédrale pour y attendre hors de la curiosité – discrète et de bon ton cependant car on sait vivre en Auvergne – que soulevait son passage d’étrangère élégante quand une voix, soudain, l’appela :
— Madame… Madame Hortense !…
Déjà souriante car elle avait reconnu la voix, la jeune femme se retourna pour voir François Devès accourir vers elle. C’était cadeau du ciel que rencontrer dès l’arrivée cet ami, leur seul ami à Jean et à elle parce que, jadis, François et Victoire de Lauzargues, la mère d’Hortense, s’étaient aimés sans espoir mais aussi sans oubli. Les paillettes de la joie dans les yeux, le fermier de Combert avait déjà arraché son chapeau, laissant le vent de la planèze embroussailler ses cheveux noirs, à peine argentés aux tempes.
— C’est vraiment vous ? s’écria-t-il. Oh ! quelle joie ! C’est le Bon Dieu qui vous envoie… je veux dire qui envoie Madame la Comtesse !
— Oubliez la comtesse, François. Nous sommes amis. Moi aussi je suis heureuse de vous voir. Nous avons tant à nous dire, n’est-ce pas ?… Est-ce que vous restez longtemps au marché, ce matin ?
— Non, je suis seulement venu acheter de l’huile pour les lampes, des chandelles et du grain pour les poules.
— Alors, vous pourriez peut-être m’emmener. J’espérais rencontrer Chapioux. C’est pourquoi vous m’avez trouvée au marché.
— Chapioux ? Vous ne voulez pas dire que vous allez à Lauzargues ?
— Mais si, François Devès, je vais à Lauzargues. Le marquis m’a repris mon enfant et je veux le lui réclamer…
Le regard si droit du fermier se chargea de nuages.
— Ne faites pas cela, madame Hortense ! Il vous en adviendrait du mal… C’est à Combert qu’il faut venir. C’est à Combert que l’on a besoin de vous, que l’on vous demande. N’avez-vous pas reçu ma lettre ?… Non, c’est vrai, vous n’avez pas pu la recevoir déjà…
— Vous m’avez écrit ?
— Oui. Sur l’ordre de Mademoiselle Dauphine… Elle vous réclame… Elle est… très malade ! Votre petit n’a rien à craindre de son grand-père. Il peut attendre… mais elle !
Le rude visage se crispa et, dans les yeux gris de François, Hortense crut voir se former une larme. Elle comprit qu’en la rencontrant, le fidèle serviteur de Dauphine de Combert avait cru à une faveur du Ciel, à une réponse à son anxiété. Elle ne pouvait pas le décevoir… Elle posa sa main sur le bras vêtu de toile bleue.
— Je viens avec vous, François. Allez à vos affaires puis revenez me prendre à l’auberge de l’Europe. C’est là que je suis descendue.
Une heure plus tard, assise dans la carriole à côté de François, Hortense refaisait le chemin parcouru jadis : la descente de la motte féodale à l’ombre des antiques murailles jusqu’au fond du vallon de Lescure, le petit pont de pierre en dos d’âne, puis la longue remontée vers la planèze, ses forêts noires et ses rocs tourmentés. Mais sous ce doux soleil d’été, le paysage qui, jadis, lui était apparu si tragique perdait de son pouvoir maléfique : les digitales pourpres, les grands chardons bleus et les premières bruyères roses, les grands bouquets des fougères qui s’étalaient en véritables champs habillaient le rude et beau paysage d’une grâce et d’une splendeur certaines.
Pour mieux sentir la chaleur du soleil et la pureté de l’air, Hortense avait enlevé son chapeau, laissait la brise légère jouer librement dans ses cheveux blonds et ne disait rien. Elle éprouvait un tel plaisir à rouler ainsi aux côtés de François qu’elle retardait le moment des questions, peut-être pour garder un instant encore cette impression de vacances. Et puis, quelles questions poser ? Si Jean allait bien ? Jean allait toujours bien et d’ailleurs, sachant la profondeur du lien qui les unissait, François, tout de suite, l’aurait avertie si quelque chose de mauvais était arrivé à son doux ami.
Elle se décida pourtant quand on dépassa le chemin qui menait à Lauzargues.
— Pourquoi, François, m’avez-vous dit qu’il m’adviendrait du mal si j’allais directement au château…
— Parce que le marquis n’en laisse approcher personne. Depuis qu’il est revenu avec l’enfant, il a, autant dire, mis le château de défense, comme s’il s’attendait à voir venir à lui une armée d’invasion. L’accès en est défendu par une espèce de barrière faite de rochers et de terre et la garde en est assurée, jour et nuit, par Chapioux, son fils, son valet ou même le marquis en personne…
— Est-il devenu fou ? Contre qui en a-t-il ?
— Contre vous, sans doute. Il a fait défense expresse de prononcer votre nom devant lui ou le petit comte sous peine d’encourir sa colère. Mais je crois surtout que c’est de Jean qu’il a peur…
— Est-ce que Jean a déjà fait une tentative contre lui ?…
Le visage de François se détendit d’un sourire.
— Je me demandais combien de temps vous mettriez pour prononcer son nom. Ne l’aimez-vous plus ?
— Vous dites des bêtises, François Devès ! Ce nom, je le prononce sans cesse au fond de mon cœur. J’attendais seulement l’instant de le lui donner, à lui. Car je vais le voir bientôt, n’est-ce pas ?
— Non. Justement, depuis qu’il s’est rendu au château pour réclamer l’enfant, il a disparu. Non, n’ayez pas peur, il a disparu volontairement… Quand il est arrivé à Lauzargues il n’a trouvé que des fusils braqués et l’impossibilité même de se faire entendre. Insister eût été se condamner à mort et cela n’eût servi à rien. Jean connaît la chasse. Forcer un sanglier embusqué dans sa bauge ne sert de rien sans de bonnes armes. Je pense qu’il doit songer à s’en procurer…
— Où est-il ?
— De vrai, je n’en sais rien. Jean est comme ça, vous le savez bien. Ce n’est pas la première fois qu’il disparaît. Je pense que nous le reverrons à son heure. Mais je ne vous cache pas que je suis inquiet de ma nièce. Elle est très attachée au petit monsieur mais elle n’en est pas moins prisonnière à Lauzargues avec les autres…
— Les autres ?
— Godivelle et Pierrounet, les deux petites servantes Marthon et Sidonie et puis M. Garland. Les gens habituels du château. Personne n’a le droit de sortir. Godivelle seule, et encore pas plus loin que la barricade.
— Une barricade ! Hortense venait d’en voir des centaines dans les rues de Paris et voilà qu’il s’en trouvait une ici, au cœur du pays cantalien, sous le ciel le plus libre et le plus vaste que l’on pût admirer !… Fallait-il que le marquis eût perdu l’esprit ! Pourtant il semblait si calme, si froidement déterminé l’autre nuit quand il avait abattu San Severo…
— Il faudra bien que tôt ou tard j’aille m’expliquer avec mon oncle, dit-elle seulement. Et il faudra bien qu’il m’entende…
— C’est Dieu qui fera bien de vous entendre, madame Hortense !… Mais tenez, nous arrivons…
Depuis qu’elle l’avait quitté, au matin de ses noces, Hortense n’avait pas revu Combert. Elle l’aborda avec le plaisir que l’on a à retrouver un ami après une longue absence et ne put s’empêcher de lui sourire. C’était une grande maison plus bourgeoise que châtelaine donnant d’un côté sur un ressaut rocheux. De grands toits gris, de hautes fenêtres toujours étincelantes et surtout un grand jardin toujours abondamment fleuri qui, en paliers, descendait jusqu’à la rivière, lui donnaient un charme infini…
— Votre jardin est une merveille, François ! s’écria Hortense, sincère. Et, de fait, un étonnant fouillis de fleurs s’y étalait et s’épanouissait à qui mieux mieux sous le soleil : exubérance blanche et rose des dahlias, fusées multicolores des glaïeuls repoussant vers les murs les grandes hampes chargées de fleurs des roses trémières. Sur les murs, le chèvrefeuille et les glycines d’été luttaient avec les clématites violettes et, dans les petits parterres, d’énormes touffes de myosotis s’efforçaient d’envahir les vigoureux plants de pensées couleur d’or. Enfin des roses grimpantes s’attachaient à faire écrouler plus vite un vieux muret de pierres mais s’épanouissaient à l’aise, roses et innombrables, comme de joyeux pompons autour de la terrasse couverte de fin gravier.
— Vous savez combien Mlle Dauphine l’aime, dit François avec un sourire plein de tendresse. Alors, je m’efforce de le faire aussi beau que possible tant qu’elle peut l’admirer…
— C’est… à ce point ?
— Le Dr Brémont n’est guère rassurant… Voulez-vous attendre un instant ? Je vais la prévenir…
Le cri de joie qui vint du salon quelques secondes plus tard fut pour Hortense la meilleure des bienvenues. Ainsi, il était donc vrai que, dans cette maison au moins, on l’aimait, on était sincèrement heureux de la voir ? Une émotion l’étreignit et lui mit une larme au bord des yeux.
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