— Vous n’allez pas pleurer au moins ? s’inquiéta François en revenant la chercher. Vous lui feriez beaucoup de mal, vous savez. Elle est toujours la même…
La même ? Peut-être pour quelqu’un qui la voyait chaque jour et qui, de ce fait, appréciait mal les progrès de la maladie ?
Pour Hortense qui ne l’avait pas vue depuis plus de six mois Dauphine de Combert avait beaucoup changé. Étendue dans son salon sur la chaise longue où Hortense avait jadis soigné son pied blessé, vêtue de la robe d’intérieur en velours vert qu’elle affectionnait et coiffée d’un grand bonnet de dentelles garni de rubans couleur de jeunes feuilles, elle offrait une image familière sans doute car les nombreux coussins et oreillers qui la soutenaient la gardaient droite. Ses beaux cheveux bruns étaient toujours parfaitement coiffés, et ses yeux noirs gardaient encore, moins vive pourtant, l’étincelle moqueuse qui les faisait si bien pétiller naguère mais le visage s’était amenuisé, de larges cernes bleus creusaient sous les paupières et la peau trop fine, couleur d’ivoire jauni, avait perdu les couleurs de la santé.
Elle tendit vers Hortense une main demeurée belle en dépit de sa maigreur.
— Vous voilà enfin, petite ? Je vous ai tant attendue… Pourquoi ne m’avez-vous jamais écrit ?
— Je ne savais pas… si cela vous ferait plaisir. Mon départ de Lauzargues…
— Dites votre fuite éperdue. Et en vérité vous n’aviez rien de mieux à faire. Mais pourquoi n’être pas venue ici ?… Je vous aurais protégée, défendue…
— Contre votre cousin ? Je n’en étais pas certaine… Vous l’aimiez, je crois…
— Et je l’aime encore… C’est une de ces maladies de jeunesse que l’on porte en soi durant toute une vie et dont on finit, un jour, par mourir sans même s’en rendre compte… Mais peut-être désirez-vous prendre un peu de repos. Clémence va vous préparer votre ancienne chambre…
— Je viens seulement de Saint-Flour où je suis arrivée hier. La fatigue n’est pas grande et Clémence a tout son temps. Je préfère rester un peu avec vous, si vous le permettez.
— Quelle question ! Je vous ai dit que vous m’aviez manqué.
Par l’une des portes-fenêtres donnant sur le jardin Madame Soyeuse fit son entrée avec la majesté qui lui était habituelle puis d’un élan souple sauta sur les genoux de sa maîtresse qui enfouit ses mains dans l’épaisse fourrure d’un si joli gris de perle !
— Elle est toujours aussi belle, dit Hortense en tendant la main pour gratter doucement le crâne de la chatte.
— Oui. Mais je crains qu’elle ne s’ennuie. Ce n’est pas agréable, une malade… Nous ne faisons plus ensemble de ces promenades au jardin dont nous étions coutumières tôt le matin… A ce propos… je voudrais vous demander de veiller sur elle quand… je n’habiterai plus cette maison. Elle aura besoin de vous.
— Mais vous habiterez toujours cette maison, Dauphine. Vous en êtes l’âme et, sans vous…
— Peut-être en effet mon âme aura-t-elle un peu de peine à s’en détacher mais il faudra bien que Combert s’habitue à sa nouvelle maîtresse : je vous l’ai légué par testament, Hortense… Chut ! Chut !… ne protestez pas. Ce n’est que justice de vous donner un toit que vous puissiez aimer… vous à qui l’on a tout pris…
Une quinte de toux suivie d’étouffement lui coupa la parole et Hortense, affolée, se pendit au cordon de sonnette. Clémence accourut.
— Doux Jésus ! Encore une de ces vilaines crises…
Elle alla prendre sur un plateau une fiole et une cuillère qui attendaient de servir et revint faire avaler, avec mille précautions, quelques gouttes de liquide ambré à sa malade qu’Hortense soutenait car la quinte l’avait fait glisser de ses oreillers.
— Comme elle est légère et paraît fragile, s’émut la jeune femme. De quel mal souffre-t-elle ?
— Le Dr Brémont vous dirait ça mieux que moi, demoiselle… je veux dire Madame la Comtesse. Mais je ne suis pas fort certaine qu’il soit très au fait. Bien sûr, il y a eu ce maudit jour où elle est allée pour la dernière fois à Lauzargues et où, en rentrant, elle a dû se coucher. Mais il y a eu pire !… Je vous dirai ça plus tard, chuchota-t-elle en voyant que Dauphine revenait à elle.
Doucement Hortense reposa le corps si faible et arrangea les oreillers.
— Je vais la laisser se reposer un peu et défaire mes bagages, dit-elle à mi-voix.
Dauphine tourna vers elle un visage qui s’efforçait de sourire et battit deux fois des paupières pour approuver. Hortense sortit du salon, gagna l’escalier qu’elle monta lentement. Dans le salon, le parfum de roses qui était celui de Mlle de Combert s’était effacé, chassé par celui, si pénible, de la maladie et des médicaments mais, au long de la haute volée de marches en châtaignier sculpté, on le retrouvait plus présent, si vivant même qu’incapable d’aller plus loin Hortense s’assit sur la dernière marche du palier et se mit à pleurer. Ce fut là que Clémence la trouva quand elle monta, quelques instants plus tard, et tout de suite s’inquiéta.
— C’est cette odeur, expliqua Hortense. Ici on a l’impression que Mademoiselle est toujours comme autrefois… qu’elle va paraître dans le bruissement de ses robes et avec cette senteur de roses…
Renonçant à discuter, Clémence se contenta de s’asseoir auprès d’Hortense.
— Vous l’aimiez bien, n’est-ce pas ?
— Je l’aime bien, Clémence. Elle est toujours là…
— Oh ! si peu !… Un petit sanglot franchit la gorge de la fidèle servante, enroua sa voix puis finalement explosa en une sorte de grondement parce qu’elle essayait de l’étouffer. Et tout ça à cause de M’sieur le Marquis ! C’est lui qui lui a fait prendre le mal… C’est lui qui la tue. Oh, depuis cette nuit abominable !… Sans le meneur de loups, je crois qu’il la tuait sur place…
Et Clémence raconta comment, par une nuit de tempête, vers la mi-juin, elle avait été réveillée par les portes-fenêtres du salon qui claquaient et par des cris étouffés.
— Mademoiselle Dauphine avait pris l’habitude de dormir au salon parce que ça la fatiguait de remonter dans sa chambre. On lui avait installé un lit. Elle disait que c’était plus commode quand elle ne dormait pas pour voir le jardin. Cette nuit-là, entendant tout ça, je me suis levée comme j’étais, en jupon et en camisole, et j’ai couru au salon. Il était vide mais, dans le jardin…
Il lui fallut reprendre son souffle un instant avant de décrire la scène inimaginable qu’elle avait aperçue. Sous une pluie battante, le marquis de Lauzargues, armé d’un fouet, frappait Dauphine qu’il avait traînée hors du salon. Clémence l’avait entendu gronder : « C’est toi, garce, c’est toi qui lui as donné l’enfant… »
— Où était François ?
— Il était allé à Pierrefort pour voir un sien cousin rapport à une pièce de terre qu’ils ont en commun. Mais il devait le savoir, ce maudit ! Quand j’ai vu ça, vous pensez si j’ai couru mais déjà Jean des Loups, il était là. Je l’ai vu jaillir par-dessus le mur au rosier, tomber sur le marquis comme la foudre au mois d’août, lui arracher le fouet puis lui allonger un coup de poing que le marquis il en est tombé les quatre fers en l’air. Mais il était pas venu seul, ce maudit ! Y avait aussi le Jérôme, ce malfaisant… son âme damnée qui est accouru au bruit et lui, il avait un fusil. Heureusement il a pas eu le temps de s’en servir. Le meneur a sifflé et un grand loup rouge est sorti je ne sais d’où. C’est lui qui s’est occupé de Jérôme mais il l’a pas tué… Le meneur a ramassé le fusil et a ordonné au Jérôme de ramasser son maître et de s’en aller avec. L’autre a pas demandé son reste bien sûr et ils ont filé. J’ai entendu la voiture qu’ils avaient laissée sur la route, repartir dans la nuit. Alors Jean des Loups a emporté notre pauvre demoiselle au salon. Elle était à faire pitié. C’était pas tellement le fouet ; le marquis avait pas eu le temps de taper beaucoup mais elle était trempée de la tête aux pieds et elle tremblait de froid et de peur… On l’a soignée, remontée dans sa chambre, cette fois. Le lendemain, le meneur est allé chercher le Dr Brémont et jusqu’au retour de François, il a couché au salon…
— Qu’a dit le Dr Brénnont quand il a su ce qui s’était passé ?
Clémence haussa les épaules.
— Qu’est-ce qu’il pouvait dire à une pauvre fille comme moi ? Ce qu’il fallait faire pour bien soigner Mademoiselle un point c’est tout. Il a dû en dire plus à Jean des Loups et peut-être qu’il en dira plus à vous quand il viendra, demain matin…
Il n’en dit guère plus. Mlle de Combert avait passé une mauvaise nuit et si, en arrivant auprès d’elle, le Dr Brémont montra une vraie joie de la présence d’Hortense, il parut prendre tâche d’éviter de se trouver seul avec la jeune femme.
— J’ai quelques malades à voir, dit-il après sa visite, mais je reviendrai ce soir. Peut-être serait-il bon de prévenir le chanoine de Combert ?
— François Devès vient de partir chez lui, dit Clémence. Il sera là bientôt…
— Est-elle vraiment si mal ? demanda Hortense. Et ne suis-je donc venue que pour la voir mourir ?…
— Je ne peux plus grand-chose pour elle, ma chère enfant, soupira le docteur. En revanche, votre présence lui a fait du bien. Elle est plus calme… Auriez-vous donc décidé, tout compte fait, de revenir chez nous ?
— Mon fils est à Lauzargues, docteur. Et je veux reprendre mon fils.
Le visage du médecin s’assombrit :
— Prenez garde à vous ! On ne reprend pas facilement au marquis de Lauzargues ce qu’il pense lui appartenir… Nous vous aimons beaucoup, ma femme, mes filles et moi.. N’entreprenez pas une lutte au-dessus de vos forces…
Il avait remis son chapeau et se dirigeait vers sa voiture. Hortense courut après lui :
— Je vous en prie, docteur Brémont, un mot seulement. Pourquoi ne l’avez-vous pas dénoncé à la justice après ce qu’il a fait à Mlle de Combert ? Il l’a tuée, purement et simplement.
— Eh ! croyez-vous que je l’ignore ? Bien sûr, il l’a tuée mais je n’en ai pas été témoin. Les témoins, ce sont cette pauvre Clémence dont la parole ne tiendrait pas contre celle d’un haut seigneur… et puis Jean le meneur…
— Pourquoi ne pas lui donner le nom auquel il a droit et que chacun murmure tout bas : Jean de Lauzargues ?
— Il le mérite amplement mais il n’est pas reconnu. Et puis, vous qui le connaissez si bien, le voyez-vous vraiment venir dans quelque prétoire pour accuser son propre père ? Allons donc !
— Ils se haïssent.
— Peut-être mais, même renié, même dédaigné et réduit à la misère, Jean n’en garde pas moins une âme trop haute pour devenir parricide ! Nous ne pouvions rien dire. D’ailleurs… elle ne l’aurait pas permis.
— Dauphine ? Croyez-vous ?
— J’en suis sûr. Il y a peu, alors que je l’examinais, un petit portrait a glissé de sous son traversin. Une miniature mais pas assez petite qu’on ne puisse reconnaître un visage. C’est de ce mal-là qu’elle ne guérira jamais parce qu’elle ne veut pas guérir : elle n’a plus de place dans sa vie à lui.
— Elle est bonne, généreuse, charmante… Comment peut-elle regretter pareil monstre ?
— Parce que même un monstre peut avoir du charme et que, de ce charme, elle est à jamais prisonnière… ! Allez la rejoindre, à présent : elle vous demande…
En entrant dans la chambre dont toutes les tapisseries, dans les tons ivoire et bleu ancien, avaient été brodées par Mlle de Combert elle-même, Hortense comprit que celle-ci ne quitterait plus le lit abrité de grands rideaux de soie claire ; que le métier à tapisser d’acajou, placé près d’une fenêtre, ne la verrait plus s’asseoir devant lui et que l’ouvrage commencé ne serait jamais achevé. Sous la courtepointe bleue, le corps déjà amenuisé ne s’accusait guère et les mains posées dessus avaient déjà l’aspect de la cire.
Le cœur soudain très lourd, Hortense s’approcha. A l’instant de la perdre, elle découvrait que cette femme difficile à déchiffrer lui était chère et que son absence lui serait pénible.
— Le docteur dit que vous me demandez ?…
— Oui… Avant que le bon chanoine vienne m’entendre, c’est à vous que je veux parler. Il en est temps… grand temps !
Hortense trouva pour elle un sourire un peu émerveillé. Pour les heures qui lui restaient à vivre Dauphine de Combert s’était voulue aussi belle que la maladie le rendait possible. La camisole qui habillait son buste n’était qu’un fouillis de dentelles mousseuses et de rubans blancs. Un bonnet assorti auréolait sa tête dont Clémence avait soigneusement coiffé les cheveux.
— Comme vous voilà belle ! dit-elle sincère.
"Hortense au point du jour" отзывы
Отзывы читателей о книге "Hortense au point du jour". Читайте комментарии и мнения людей о произведении.
Понравилась книга? Поделитесь впечатлениями - оставьте Ваш отзыв и расскажите о книге "Hortense au point du jour" друзьям в соцсетях.