— C’est agréable à entendre parce que je sais que vous le pensez. Il est malséant, lorsque cela est possible, de se présenter à Dieu en piteux équipage. Mon oncle Fabrice s’est fait friser et a exigé du linge net avant de monter à l’échafaud. Et puis il faut penser à ceux qui restent… L’image qu’on leur laisse est importante. Mais laissons cela !… Je vous l’ai dit : le temps presse et…
Une quinte de toux lui coupa la parole. D’un geste de noyée appelant au secours, elle désigna le verre posé à son chevet et dont Hortense lui fit absorber quelques gorgées…
— Vous vous fatiguez… Ne pouvez-vous attendre un peu ?
— Non… non… avant que j’ose demander… le pardon de Dieu, il me faut… le vôtre !
— Le mien ?… Mais que puis-je avoir à vous pardonner ?
— Plus que vous ne croyez ! En deux mots vous allez comprendre : Hortense, c’est moi qui ai présenté le prince San Severo à mon cousin Foulques. C’est donc moi qui, sans le vouloir je le jure, suis responsable de la mort de vos parents.
Le silence qui tomba pesait le poids d’une pierre tombale. Dauphine cherchait un souffle qui s’écourtait. Hortense, la gorge soudain séchée, ne trouvait pas un mot. Elle allait sans doute apprendre des choses affreuses et l’envie lui venait soudain de s’enfuir, de quitter cette chambre sans rien entendre… La mourante dut le deviner car elle murmura :
— Vous êtes courageuse, Hortense. Vous m’écouterez jusqu’au bout… Ensuite, vous jugerez…
— Je vous écoute.
— A la mort de ma mère survenue environ un an après celle de Marie de Lauzargues, je me suis retrouvée à la tête de quelques biens et j’ai espéré alors que Foulques m’épouserait. Je l’aimais depuis si longtemps ! Mais il y avait cette guerre qu’il avait déclarée à l’Église où il avait juré de ne jamais remettre les pieds. Et moi je ne pouvais me marier sans Dieu. Je n’ai pas compris tout de suite qu’il ne m’aimait pas… pas vraiment. J’étais pour lui le repos du guerrier, un moment de confort dans la douceur de cette maison après les austérités de Lauzargues, le frémissement d’une robe de soie… et surtout, surtout… j’étais à lui.
De nouveau elle demanda un peu d’eau qu’Hortense se hâta de lui faire boire.
— On ne prend guère soin de ce qui vous appartient quand on le connaît trop. Pour rompre un peu cette habitude, j’ai fait quelques séjours à Paris où j’ai des cousins. C’est là que j’ai rencontré San Severo. Il fréquentait la société ultra et aussi, de préférence même, celle des grands financiers. J’ai vu plusieurs fois vos parents. Victoire, votre mère, m’accueillait avec grâce et, je crois, quelque plaisir parce que j’étais liée à ce passé qu’elle avait renié sans jamais oublier. Par moi, San Severo a pu pénétrer plus avant dans l’hôtel de Berny…
— Pourtant, quand je suis arrivée à Lauzargues, vous m’avez beaucoup questionnée. Mais vous en saviez tout autant que moi ?
— Pas vraiment. Votre père ne tenait pas à ce que l’on invite la cousine qui tenait de trop près à la famille. Et puis je ne faisais que de petits séjours. Très vite San Severo a été en pied plus que moi… Mais il me faisait la cour et, un jour, dans l’idée insensée d’inspirer quelque jalousie à Foulques, je l’ai invité à venir visiter notre coin d’Auvergne. Folle que j’étais ! Inspirer de la jalousie à un homme qui ne m’aimait pas ? C’est moi qui, bien plutôt, aurais pu en ressentir car, à peine ces deux hommes se sont-ils connus qu’ils se sont tout de suite liés d’une extrême amitié. San Severo est revenu plusieurs fois ici. Mais il ne me faisait plus la cour. C’était tout simple : il avait atteint son but : entrer en alliance avec la famille de Victoire. Pauvre et avide, Foulques était le complice selon son cœur…
— D’où vient qu’on ne m’en a jamais parlé à Lauzargues ?
— De San Severo ? Il n’y a jamais mis les pieds. Votre oncle ne tenait pas à ce que l’on sût, au pays, ses intelligences avec Paris. Lorsque l’autre est venu pour la dernière fois, j’ai été surprise de l’entendre dire, en manière d’adieu : « Je crois que bientôt, mon cher marquis, vous devriez être en puissance de la tutelle de votre nièce… » Naturellement, j’ai demandé des explications. Foulques me les a refusées mais j’ai compris quand on m’a annoncé le prétendu double suicide. Dès cet instant, la culpabilité du prince ne faisait plus de doute pour moi. Ni, hélas, la complicité du marquis…
— Lui… en avez-vous parlé ?
Mlle de Combert hocha la tête en fermant les paupières.
— Il n’a même pas daigné nier. C’est à ce moment qu’il a fait de moi sa complice. Oh, sans grande difficulté ! Il lui a suffi de peu de mots : « Ce qui est fait est fait et rien ne sert d’y revenir. Songez seulement que je vais être enfin riche… et que je pourrai alors vous épouser sans rougir de ma pauvreté. » Voilà !… La suite, je crois que vous la connaissez. Après la mort de votre père, Foulques, votre seul parent et fort bien en cour, n’a eu aucune peine à faire installer San Severo à la tête de la banque… Il fallait un homme à lui pour barrer le chemin aux anciens collaborateurs de votre père. La toute-puissance de Charles X a fait le reste et depuis Foulques n’a eu, je crois, qu’à s’en louer…
— S’en louer ? Je vois que cette fois vous n’êtes plus du tout au fait des affaires de Lauzargues. La veille du jour où il m’a volé, pour la seconde fois, mon enfant, le marquis a abattu San Severo d’un coup de pistolet en pleine tête. Cela s’est passé rue de la Chaussée-d’Antin, dans l’ancienne bibliothèque de mon père… Je le sais car j’y étais. Je venais moi aussi pour tuer ce misérable assassin et, cachée, j’ai tout vu.
Dauphine ferma les yeux, fit un signe de croix puis joignant les mains se mit à prier. Assise auprès du lit, Hortense respecta sa prière, essayant de démêler ses propres sentiments. Une chose était certaine : elle n’éprouvait aucune sorte de rancune pour cette femme, complice sans le vouloir d’abord puis en pleine connaissance de cause mais asservie par l’une de ces terribles passions qui ne laissent à leur victime ni trêve ni repos. Une passion semblable peut-être à celle qu’elle-même éprouvait pour Jean. Qui pouvait dire en effet si, criminel, infâme, elle ne l’aimerait pas encore ?
Le roulement d’une voiture interrompit sa méditation. Allant à l’une des fenêtres de la galerie, elle vit le chanoine de Combert descendre d’un antique carrosse à la caisse un peu dévernie mais dont les cousins moelleux convenaient à sa douillette personne. Vivement, la jeune femme revint dans la chambre.
— Voilà votre cousin le chanoine, Dauphine. Je vous laisse avec lui…
La main pâle s’étendit, saisit celle de la jeune femme.
— J’ai cru… que vous vous étiez enfuie… Mais vous êtes là. Je ne vous fais pas horreur ?…
Hortense serra cette main puis, se penchant, posa un baiser sur le front moite.
— Ma pauvre amie, je n’ai aucune raison pour cela. Vous êtes une victime bien plus qu’une coupable. Et puis… je vous aime beaucoup. Soyez en paix…
Clémence entra portant dans un bol de porcelaine un peu d’eau bénite et un brin de buis des derniers Rameaux. Avec l’aide d’Hortense, elle prépara la chambre pour la cérémonie qui allait s’y dérouler, étala une serviette blanche et un napperon sur la table à écrire, y posa un crucifix et le bol, enfin vérifia les vêtements et la coiffure de sa maîtresse. Puis revint ouvrir en grand la porte de la chambre…
Quelques instants plus tard, les deux femmes s’agenouillaient sur le passage du chanoine qui était allé revêtir dans une chambre les ornements du culte et qui, portant le Viatique, faisait son entrée précédé de François balançant l’encensoir… Enfin, Hortense, Clémence et François quittèrent la chambre laissant la mourante en compagnie de Dieu et de son mandataire.
— Elle ne passera pas la journée, dit Clémence en essuyant une larme au coin de son devantier. Ce matin, quand j’ai mis l’eau à bouillir pour la soupe, un tison a roulé hors du feu. Et puis, la nuit passée, j’ai entendu le cri du hibou…
Dauphine de Combert s’éteignit avec le dernier rayon du soleil et la maison entra dans le silence. On arrêta les pendules, et les volets, qui ne se rouvriraient plus tant que le corps serait dans la maison, furent soigneusement fermés. Réfugiée dans la chambre d’Hortense, Madame Soyeuse ouvrait de grands yeux tristes qui finirent tout de même par se fermer sous la caresse de la jeune femme.
Celle-ci était désormais la maîtresse de Combert. Avant de mourir, Dauphine l’avait solennellement intronisée comme telle et c’était à elle à présent de donner les ordres. Mais elle s’y était refusée. Tant que la châtelaine ne rejoindrait pas ses parents sous la dalle du petit cimetière semé autour de la chapelle au creux du vallon, aucun ordre nouveau ne serait donné.
— Chacun ici sait ce qu’il a à faire, dit-elle. Moi, je ne suis encore que son invitée.
— Cette délicatesse vous honore, ma chère enfant, approuva le chanoine qui devait rester à Combert jusqu’après les funérailles. Si vous le désirez, nous prendrons ensemble la première veille…
Ils n’y furent pas seuls. Le glas qu’avait sonné dès la première heure la cloche de la chapelle attirait ceux des alentours. Il en venait du petit village et des fermes isolées, solitaires ou par groupes, s’éclairant d’une lanterne, certains montrant une véritable affliction, voire des larmes, car Mlle de Combert était aimée de ses voisins. Ils arrivaient, saluaient le corps installé à présent au milieu du salon sous une gerbe de roses que François était allé cueillir presque à tâtons, lui jetaient une goutte d’eau bénite, saluaient Hortense et le chanoine puis s’agenouillaient ou demeuraient debout selon qu’ils étaient femmes ou hommes.
De lui-même, François décida que ses valets de ferme partiraient dès avant le lever du jour pour prévenir ceux des anciens amis trop éloignés pour que le son de la cloche les ait pu avertir. Mais il s’adressa à Hortense pour la seule question délicate :
— Dois-je envoyer à Lauzargues ?
Elle n’hésita même pas :
— En dépit du mal qu’il lui a fait, je suis certaine que ma cousine a regretté de ne pas le revoir à son heure dernière. De toute façon, quelle que soit la gravité de ses fautes et de ses torts, le marquis est des premiers du pays. Personne ne comprendrait qu’il ne soit pas averti.
— En ce cas, j’irai moi-même.
Il revint vers midi et rendit compte. Le marquis l’avait reçu en personne dans le vestibule du château et l’avait écouté sans mot dire, se contentant de hocher la tête quand François avait fait savoir que les funérailles auraient lieu le lendemain. Puis il avait tourné les talons et disparu sans un merci…
— N’avez-vous vu personne d’autre ? demanda Hortense un peu déçue.
— Rien qu’une servante. On ne m’a d’ailleurs pas invité à entrer plus outre. Mais j’ai entendu, dans le lointain de la maison, la voix de Godivelle qui chantait une berceuse… et qui riait comme fait une grand-mère pour son petiot.
— Merci, François. Vous avez trouvé la seule chose qui pouvait me faire plaisir. Reste Jean. Vous ne savez vraiment pas où il est ?
— Je vous l’aurais déjà dit. Une chose est certaine : il n’est pas dans les environs immédiats. La cloche l’aurait déjà rappelé et il serait là…
Dans la journée, Hortense eut trop à faire pour songer à ses peines. Les uns après les autres arrivèrent : la douairière de Sainte-Croix, déjà vêtue de noir de la tête aux pieds, le vidame d’Aydit et le baron et la baronne d’Entremont. Il fallait veiller à leur installation car ils ne devaient repartir qu’après le repas de funérailles. Assistée de Clémence et de l’une de ses nièces que l’on avait envoyé chercher au village, Hortense dut prendre plus tôt qu’elle ne le pensait la direction de la maison et s’aperçut de ce fait que Dauphine lui avait fait là un bien joli cadeau. Devant les armoires pleines de beau linge fleurant bon les sachets de senteur, les buffets pleins de vaisselle et les coffres d’argenterie, elle comprit qu’elle venait d’hériter de plusieurs générations de femmes de goût.
Tandis qu’à la lumière des bougies elle travaillait auprès de Clémence, elle s’aperçut que, de temps à autre, celle-ci la regardait à la dérobée avec une sorte d’inquiétude.
— A quoi pensez-vous Clémence ? Est-ce que je vous inquiète ? Vous regrettez que Mademoiselle Dauphine m’ait laissé sa maison ?
— Oh non !… J’ai seulement peur que vous ne restiez pas. Ce n’est pas pour vivre ici que vous êtes revenue. C’est pour Lauzargues.
— Détrompez-vous ! Lauzargues n’est pas à moi, ne sera jamais à moi et je n’en veux pas. Jusqu’à présent, je n’avais plus de toit, Clémence. Grâce à votre maîtresse j’en ai un. Plus jamais je ne quitterai cette maison… sauf si elle ne veut pas de moi.
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